Six questions sur la saisie d'un pétrolier russe par la police finlandaise, après la panne d'un câble sous-marin en mer Baltique

Le navire "Eagle S" est soupçonné d'avoir causé la panne d'une liaison électrique reliant la Finlande à l'Estonie, survenue le jour de Noël. Il est suspecté d'appartenir à la "flotte fantôme" de la Russie.
Article rédigé par franceinfo avec AFP
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Le navire "Eagle S" escorté au large des côtes finlandaises par le remorqueur "Ukko", le 28 décembre 2024. (JUSSI NUKARI / LEHTIKUVA / AFP)

Les soupçons qui pèsent sur Moscou semblent se confirmer. L'enquête des autorités finlandaises pour identifier les causes de la panne d'un câble sous-marin électrique en mer Baltique, survenue le jour de Noël, a abouti à la saisie du pétrolier russe Eagle S, samedi 28 décembre.

Le navire, déplacé sous escorte vers la rade du port de Kilpilahti, à 40 kilomètres d'Helsinki, transportait de l'essence sans plomb à destination de l'Egypte. Franceinfo fait le point sur cette affaire en six questions.

1 Pourquoi la police finlandaise a-t-elle ouvert une enquête pour "sabotage" ?

"La liaison à courant continu EstLink 2 entre la Finlande et l'Estonie s'est déconnectée du réseau le 25 décembre 2024 à 12h26." C'est par ces mots que l'opérateur finlandais Fingrid a dévoilé un nouvel incident en mer Baltique, sur fond de guerre en Ukraine. Si l'approvisionnement en électricité des Finlandais n'a pas été affecté par cette panne, la perturbation a d'emblée été qualifiée de "très grave" par le Premier ministre du pays, Petteri Orpo.

Le ministre des Affaires étrangères estonien, Margus Tsahkna, a pour sa part estimé dans un communiqué que "les dommages causés aux infrastructures sous-marines sensibles [étaient] devenus si fréquents qu'il est difficile de croire qu'il s'agit d'accidents ou simplement de mauvaises manœuvres maritimes". Une enquête pour "sabotage aggravé" a été ouverte dans la foulée. Très vite, les regards se sont tournés vers un pétrolier naviguant en mer Baltique à ce moment-là.

2 Comment les soupçons de la Finlande se sont-ils portés sur ce navire ?

Au lendemain de l'incident, les autorités finlandaises ont rapidement mis en cause le navire Eagle S. Parti du port de Saint-Pétersbourg, il devait prendre la route vers Port-Saïd, en Egypte. "Notre patrouilleur s'est rendu dans la zone et a pu constater visuellement que les ancres de ce cargo n'étaient pas présentes. Il y avait donc une raison très claire de soupçonner qu'il se passait quelque chose d'étrange", a expliqué à la presse un responsable des gardes-frontières. Les ancres auraient pu donc servir à sectionner le câble. "Nous avons parlé à l'équipage et recueilli des preuves", a ajouté un membre du bureau national d'enquête.

Les forces armées finlandaises ont donc été dépêchées pour arraisonner le bateau le 26 décembre. Il a ensuite été escorté par un patrouilleur finlandais au large de Porkkala, à une quarantaine de kilomètres d'Helsinki, avant d'être de nouveau transféré vers le port de Kilpilahti, destiné aux navires de cargaisons liquides. Le Eagle S transportait de l'essence sans plomb. Le navire, qui bat pavillon des îles Cook (Nouvelle-Zélande) est suspecté de faire partie de la "flotte fantôme" de la Russie.

3 Qu'est-ce que la "flotte fantôme" russe ?

La "flotte fantôme" désigne les navires qui transportent du pétrole brut et des produits pétroliers russes faisant l'objet d'un embargo. Deuxième producteur mondial de pétrole, Moscou recourt à ce système pour esquiver les restrictions occidentales imposées depuis l'invasion de l'Ukraine.

La Russie a réduit sa dépendance à l'égard des services maritimes occidentaux en construisant une "flotte fantôme" de tankers, grâce à l'achat de vieux navires auxquels elle offre ses propres services d'assurance, selon l'entreprise spécialisée Rystad Energy. Ces navires souvent vieillissants opèrent sous pavillon étranger pour brouiller les pistes. Quelque "179 pétroliers pleins de la 'flotte fantôme' russe ont quitté les ports russes en novembre 2023", avait ainsi affirmé l'institut économique ukrainien KSE basé à Kiev dans son rapport "Russian Oil Tracker" de décembre 2023.

Ce moyen de contournement avait aussi été mis en lumière en janvier par un rapport parlementaire britannique. "Nous sommes préoccupés par les preuves de plus en plus nombreuses que la Russie a pu contourner les sanctions, notamment par l'intermédiaire d'Etats tiers et de 'flottes fantômes' de pétroliers", avait écrit la commission des Affaires européennes de la chambre des Lords.

Les exportations de pétrole sont "la principale source de revenus de Poutine pour financer sa guerre illégale en Ukraine", représentant environ un quart du budget russe en 2023, selon le ministère des Affaires étrangères britannique. Composée d'approximativement 600 navires, la "flotte fantôme" russe transporterait près de 1,7 million de barils de pétrole par jour, estimait Londres en juillet.

4 Pourquoi Berlin qualifie-t-il cet incident de "signal d'alarme" ?

La cheffe de la diplomatie allemande, Annalena Baerbock, a tenu à tirer la sonnette d'alarme sur la "menace majeure pour notre environnement et notre sécurité" que représente la flotte fantôme russe. "Il est plus que difficile de croire encore aux coïncidences", a-t-elle fustigé dans une interview, appelant ses voisins européens à considérer l'incident comme un "signal d'alarme urgent pour tous". "A un rythme quasi mensuel, des navires endommagent en ce moment d'importants câbles sous-marins dans la mer Baltique", a-t-elle argué samedi. D'après elle, le fait que des ancres soient traînées dans l'eau sur plusieurs kilomètres avant d'être perdues à la remontée n'a rien d'accidentel.

Pour endiguer cette flotte utilisée par Moscou "pour financer sa guerre d'agression en Ukraine", la ministre a dit souhaiter de "nouvelles sanctions européennes". Les pays de l'Union européenne (UE) ont déjà convenu en décembre de faire figurer sur leur liste noire une cinquantaine de pétroliers supplémentaires de la "flotte fantôme" russe, portant leur nombre total à environ 75.

En février, les Etats-Unis avaient sanctionné 14 pétroliers issus de cette flotte.  Des discussions ont aussi lieu entre partenaires de l'Otan afin de "mieux protéger la mer Baltique contre les menaces hybrides", a souligné Annalena Baerbock.

5 Quelles sont les pistes envisagées pour protéger la mer Baltique de ces menaces hybrides ?

L'Otan va renforcer sa présence militaire en mer Baltique, a assuré vendredi son secrétaire général, Mark Rutte. L'UE a de son côté fait savoir qu'elle compte renforcer les mesures pour "protéger les câbles sous-marins, notamment en améliorant l'échange d'informations, en mettant en œuvre de nouvelles technologies de détection ainsi que des capacités de réparation sous-marine et en coopérant au niveau international"

En attendant, le gouvernement estonien a envoyé des patrouilles en mer pour protéger sa connexion électrique avec la Finlande. Le ministre a aussi tenu à souligner que les forces estoniennes étaient prêtes à prévenir les attaques menées aussi "avec des moyens non militaires". Selon le président finlandais Alexander Stubb, la situation est désormais "sous contrôle". "Nous devons continuer à collaborer avec vigilance pour garantir que nos infrastructures sensibles ne soient pas endommagées par des acteurs externes", a-t-il ajouté.

6 La Russie a-t-elle réagi ?

Pour l'heure, Moscou ne s'est pas exprimé sur le sujet. Officiellement, ni la Finlande, ni l'Estonie n'ont échangé avec Vladimir Poutine à propos du navire Eagle S. Impossible de se référer à un précédent pour anticiper une potentielle réaction de la Russie : c'est la première fois qu'un navire suspecté d'appartenir à sa "flotte fantôme" est saisi par une nation étrangère dans le cadre d'un acte de sabotage.

Jusque-là, malgré les précédents incidents dans la zone et les suspicions pesant sur la Russie ou la Chine, les responsabilités pénales des pays n'ont pas pu être clairement établies. Ainsi, même lorsque des pétroliers sont immobilisés dans le cadre de sanctions destinées à endiguer la "flotte fantôme" russe, fournir des preuves intangibles qu'il s'agit bel et bien de navires envoyés par Moscou paraît complexe. 

A noter aussi que le scénario d'Eagle S n'est pas complètement inédit : à l'automne, un incident similaire est survenu, avec d'autres protagonistes. Deux câbles de télécommunications avaient été coupés les 17 et 18 novembre dans les eaux territoriales suédoises de la mer Baltique. Les soupçons se sont rapidement portés sur un navire battant pavillon chinois, le Yi Peng 3. Pékin a affirmé être prêt à collaborer avec la police de Stockholm, même si le procureur suédois n'a finalement pas été autorisé à mener son enquête à bord du cargo. Reste à voir si la Russie calquera sa stratégie sur celle de son allié chinois, ou si elle décidera de conserver le silence.

Lancez la conversation

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.