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Enquête "Story Killers" : Percepto, l’autre champion de la désinformation, a ciblé "Valeurs actuelles"

Selon l’enquête de la cellule investigation de Radio France avec 30 médias coordonnés par le consortium Forbidden stories, le journal "Valeurs actuelles" a publié une tribune qui servait les intérêts d’une agence de désinformation israélienne.
Article rédigé par Frédéric Métézeau, Maxime Tellier - cellule investigation de Radio France
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
La société israélienne Percepto a œuvré à la publication d’informations biaisées dans différents médias. (MONTAGE GETTY / PERCEPTO INTERNATIONAL / MELISSA FOUST / RADIO FRANCE)

Le projet Story Killer, une vaste enquête conduite pendant plus de six mois à l'initiative de Forbidden Stories avec 30 médias internationaux dont la cellule investigation de Radio France, a permis de montrer qu'Israël est devenue une place forte de la désinformation. Outre la société occulte de Tel Aviv qui a réussi à faire diffuser sur BFMTV des informations servant les intérêts de ses clients, nous avons identifié un autre acteur israélien très actif dans le même domaine et particulièrement performant.

>> "Story Killers" : une enquête de 100 journalistes révèle l'ampleur de l'industrie de la désinformation

À Ramat Gan, dans la proche banlieue de Tel Aviv, une tour de verre abrite les locaux de la société Percepto. Contrairement à Team Jorge, elle est dûment enregistrée et dispose d'un site internet. Cette "société de marketing" est une émanation d'une autre firme israélienne : la très controversée PsyGroup fermée après sa mise en cause dans l'enquête du procureur spécial Robert Mueller, sur une présumée influence russe dans l'élection présidentielle américaine de 2016. Les deux sociétés ont été fondées et dirigées par le même homme, Royi Burstien, un ancien officier de la direction du renseignement de l'armée israélienne.

Côté pile, Percepto se présente comme une société de relations publiques et stratégiques qui fournit des analyses en ligne sur les campagnes numériques. Elle se targue de démystifier les campagnes de désinformation, en documentant la propagation des fausses nouvelles et en combattant les théories du complot. Mais côté face, nous avons découvert que, bien au contraire, tout comme PsyGroup, Percepto figure à l'avant-garde de la désinformation internationale.

Des Français aux avant-postes

Aux côtés de Royi Burstien, figure notamment Lior Chorev, un conseiller et expert en stratégie politique. L'homme a servi dans le cabinet d'Ariel Sharon lorsque ce dernier était Premier ministre d'Israël, et affirme avoir été le représentant en Israël de la célèbre agence française de communication Euro RSCG.

À ses côtés, nous avons identifié trois salariées d'origine française : une spécialiste "en influence" qui a été porte-parole de l'armée israélienne pendant son service militaire, et qui a étudié la sociologie, la psychologie et le management à Tel Aviv. Une diplômée de Sciences Po Paris, qui a effectué un stage aux Nations Unies puis à la chaîne israélienne multi-langues i24News, propriété du groupe Drahi. Elle travaille aux côtés d'une autre diplômée de la même prestigieuse école parisienne, qui s'est spécialisé dans l'OSINT, c'est-à-dire le renseignement à partir de sources ouvertes sur internet. Deux autres Français figurent aussi dans l'équipe : un informaticien et un coordinateur de projet.

L'équipe de Percepto apparaît donc extrêmement qualifiée, mondialisée, au carrefour des univers du renseignement, de l'armée, de la diplomatie et des médias. Et là encore, ce n'est qu'en nous présentant comme "consultants indépendants", que nous avons pu mesurer la réalité de son activité occulte. Nous nous sommes présentés comme les responsables d'une agence dont le client français souhaitait déstabiliser une entreprise concurrente implantée en Afrique francophone.

De faux interlocuteurs plus vrais que nature

Lorsque nous le contactons, Royi Burstien nous propose deux types d'intervention. La première "passe par des canaux officiels, dans lesquels on assume ce que l'on écrit sur les sites internet ou sur les réseaux sociaux", précise-t-il. Mais il nous propose aussi une autre approche : "Après la campagne de Trump en 2016, nous dit-il, tout le monde a commencé à parler des canaux non-identifiables et des avatars qui étaient apparus au grand jour." Ajoutant : "Nous, on faisait déjà ça depuis 2013-2014 !"

Percepto revendique en effet son savoir-faire dans la création d'"avatars profonds" (ils utilisent le terme anglais de "deep avatar") qui interagissent avec le monde réel en dialoguant par email, messageries privées sur Twitter ou Messenger, et même par téléphone. "Ces 'deep avatars' sont notre spécialité, affirme Royi Burstien. Si l'un d'eux entre en contact avec vous, vous serez convaincu que c'est une vraie personne. Notre objectif, c'est qu'un 'deep avatar' établisse une relation avec de vrais influenceurs pour que ces derniers deviennent nos caisses de résonnance."

De fausses journalistes d'investigation

Parmi ces "deep avatars", Royi Burstien évoque, sans la nommer, "une journaliste d'investigation qui a commencé à opérer en 2019 et qui interagit avec beaucoup de journalistes, y compris en France". Nos investigations nous ont permis d'établir que Percepto a effectivement créé et activé une fausse journaliste d'investigation française, prétendant travailler entre la France et l'Afrique et se prénommant Anita Pettit. Elle a un profil sur Twitter et Facebook, dispose d'un numéro de téléphone français et d'une adresse email. Elle anime même un site d'information personnel intitulé "Pour la vérité". Anita Pettit n'existe pourtant pas. Elle est un leurre comme en attestent nos recoupements.

Captures d'écran des faux profils Twitter et Facebook d'Anita Pettit. (DR)

Tout comme Chloé Boyer, qui est, elle aussi, une pure création de Percepto, censée travailler au Burkina-Faso.

Capture d'écran du faux profil Twitter de Chloé Boyer. (DR)

Valeurs actuelles ciblé par Percepto

Percepto sait aussi faire publier des articles sous influence dans des médias traditionnels. Ainsi, l'hebdomaire français Valeurs actuelles, a-t-il été utilisé pour diffuser une information visant à discréditer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) au Burkina-Faso, accusé d'avoir noué des alliances "de fait" avec des groupes jihadistes pour pouvoir circuler librement. Royi Burstien nous a raconté comment les choses, selon lui, se seraient passées : "En Afrique francophone, nous avions un client qui avait un problème avec une ONG. On s'est donc demandé comment l'écarter du jeu. On avait de bonnes infos. Mais on a compris que si on ne publiait que dans les médias locaux, ça n'aurait pas d'écho. Nous avons donc travaillé avec un média français très respectable. Puis nous avons publié l'information via nos propres canaux. Et c'est devenu viral dans le pays africain concerné."

Capture d'écran du plan d'action de Percepto intitulé : "Étude de cas - Limiter l'action d'une ONG importante". (PERCEPTO INTERNATIONAL)

Notre enquête nous a permis d'établir que le pays d'Afrique francophone et l'ONG concernés étaient respectivement le Burkina-Faso et le CICR qui a effectivement critiqué là-bas les arrestations, les détentions arbitraires et les conditions d'emprisonnement par le pouvoir. L'organisation venait aussi en aide aux familles de personnes portées disparues. Mécontent d'être ainsi montré du doigt, le président burkinabé Roch Kaboré (renversé depuis par un putsch militaire le 23 janvier 2022) aurait sollicité Percepto, qui aurait œuvré à la publication d'un article défavorable au CICR dans Valeurs Actuelles le 3 août 2020.

Capture d'écran de la Tribune d'Emmanuel Dupuy dans Valeurs actuelles critiquant le CICR au Burkina Faso. (DR)

Cet article a été publié sous forme d'une "tribune" signée par Emmanuel Dupuy. C'est une personnalité importante dans l'univers de l'influence francophone. Ex-conseiller ministériel et secrétaire national de l'UDI en charge des questions de Défense, il est régulièrement invité par de grands médias français comme LCI, BFMTV ou France Télévisions. Selon un ancien employé d'une agence d'influence, joint par Forbidden Stories, Emmanuel Dupuy serait la personne idoine à contacter pour diffuser des contenus en France en signant des articles ou des tribunes.

La liste des pays avec lesquels il a été sous contrat est impressionnante. Parmi eux, la Géorgie, le Kazakhstan, la Guinée, l'Ukraine, l'Algérie, la Libye, l'Égypte, l'Ouzbékistan, Djibouti, la Côte d'Ivoire, le Gabon, le Congo, la République Centrafricaine, le Niger, la Turquie, le Togo, le Sénégal, la Roumanie, la Chine, Taïwan… Son article de Valeurs Actuelles a été repris par deux sites d'informations burkinabés (floutés sur la présentation de Percepto) mais que nous avons retrouvés : Le Faso et Burkinfo24.

Captures d'écran d'articles de Le Faso et Burkinfo24 ayant relayé la tribune d'Emmanuel Dupuy. (DR)

Son impact a été tel que le CICR a dû démentir ses allégations lors d'une conférence de presse. L'Agence France Presse a alors publié une dépêche notamment reprise dans Le Figaro. Ainsi Percepto considère qu'il a atteint son objectif. Une dépêche AFP étant diffusée à l'échelle mondiale, des rédactions du monde entier ont eu vent des accusations portées contre le CICR.

Contacté par Forbidden Stories, Emmanuel Dupuy nous a affirmé "ne pas connaître la société Percepto". En revanche, "je connaissais bien Samuel Sellem, de la société israélienne Storytelling, nous a-t-il écrit, qui officiait, à l'époque, auprès du président Roch Marc Christian Kaboré, en qualité de conseiller spécial en charge de la communication présidentielle. C'est lui qui m'a donné l'idée du sujet." Mais "il n'est pas ma source principale et il n'a été question à aucun moment, de rémunération", précise-t-il. Le co-fondateur de Percepto, Lior Chorev a d'abord démenti être impliqué dans cette affaire : "Cela n'aurait aucun sens, nous a-t-il dit. Car au Sahel nous travaillons peu pour des politiques", avant de reconnaître dans un entretien accordé au Haaretz que la polémique autour du CICR avait été alimenté grâce à des "enregistrements" acquis légalement, sans préciser lesquels.

Recruter un influenceur "anti-France"

Percepto a encore recours à des influenceurs, c'est-à-dire de véritables personnes, très actives et très suivies sur les réseaux sociaux. En réponse à notre souhait de nuire à la réputation d'une entreprise française soi-disant concurrente implantée en Afrique francophone, Percepto nous propose d'activer Kémi Séba, un influenceur franco-béninois, très écouté en Afrique francophone, et très hostile à la France, par ailleurs proche du fondateur russe de la milice Wagner, Evgueni Prigojine.

Royi Burstien nous explique qu'en recourant à lui, il serait facile de propager un discours de rejet : "Encore imprégnée de l'histoire coloniale, l'Afrique francophone déteste les Français, affirme-t-il. Il serait relativement simple de surfer sur ce discours anti-français et d'y associer l'image de votre société rivale. Elle deviendra l'incarnation du colonialisme." Pour cela, il propose "d'entrer anonymement en contact avec Kémi Séba, par l'intermédiaire d'un avatar". Autrement dit : de le recruter à son insu. L'une des deux employées françaises de Percepto diplômées de Sciences Po Paris "dispose de toute une cartographie avec beaucoup de ces influenceurs anti-français en Afrique francophone", déclare-t-il.

Évidemment, nous n'avons pas donné de suite à ce scénario. Contacté, officiellement cette fois-ci, une fois notre enquête terminée, Percepto a refusé de commenter des "informations qui concernent son activité ou ses clients". Son porte-parole nous a simplement déclaré qu'il agissait toujours "dans le cadre de la légalité".


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