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Poing levé ou genou à terre, les sportifs se mobilisent pour "forcer le monde à ouvrir les yeux" sur le racisme aux Etats-Unis

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
La footballeuse Megan Rapinoe, l'athlète John Carlos, la tenniswoman Naomi Osaka, le joueur de football américain Colin Kaepernick et le basketteur LeBron James ont tous dénoncé les inégalités raciales aux Etats-Unis. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Un mouvement de boycott a gagné les ligues américaines de basket, base-ball et football, fin août, en réaction à de nouvelles violences policières contre un Afro-Américain. Un exemple supplémentaire de l'engagement des sportifs contre les inégalités raciales dans le pays.

"Black Lives Matter." Après la rue, le slogan du mouvement antiraciste qui ne cesse de prendre de l'ampleur aux Etats-Unis a fait des émules sur tous les terrains de sport, fin août, pour dénoncer l'affaire Jacob Blake. Cet Afro-Américain de 29 ans a été grièvement blessé le 23 août par un policier blanc qui lui a tiré sept balles dans le dos, à Kenosha, dans l'Etat du Wisconsin. Cette fois, les athlètes américains n'ont pas seulement condamné les violences. Plusieurs d'entre eux ont refusé de jouer, dans un mouvement de boycott "jamais vu dans l'histoire des Etats-Unis", selon le sociologue de l'université du Minnesota Doug Hartmann.

Pour John Carlos, ancien athlète et icône du mouvement des droits civiques, cette action inédite résulte d'un "profond ras-le-bol" des sportifs américains. "On parle de superstars des terrains. Ils jouent bien, la foule crie leurs noms dans les stades. Mais beaucoup de ces joueurs sont noirs et lorsqu'ils sortent du vestiaire pour aller récupérer leur voiture, ils peuvent être abattus à cause de la couleur de leur peau, explique-t-il à franceinfo. La mort de George Floyd a été un révélateur pour tous ces jeunes athlètes qui se sont dit qu'il fallait réagir."

Un poing levé contre les inégalités raciales

John Carlos parle en connaissance de cause. En 1968, il a décroché la médaille de bronze du 200 mètres aux Jeux olympiques de Mexico, derrière son compatriote Tommie Smith. Lorsque l'hymne américain a retenti dans le stade, les deux sprinteurs afro-américains ont baissé la tête et levé leur poing ganté de noir vers le ciel. Un geste pour dénoncer les inégalités raciales aux Etats-Unis, en plein mouvement des droits civiques. "Les mois précédents, Carlos et Smith avaient participé à une campagne pour le boycott des JO, qui n'a pas abouti. Ils ont donc décidé d'aller sur place et de manifester autrement", détaille Nicolas Martin-Breteau, historien spécialiste des Etats-Unis. Sur la deuxième marche du podium, l'Australien Peter Norman arborait, lui, un badge de l'OPHR, une organisation olympique protestant contre la ségrégation raciale.

L'Australien Peter Norman et les Américains Tommie Smith et John Carlos sur le podium de l'épreuve du 200 mètres des Jeux olympiques de Mexico, le 16 octobre 1968. (EPU / AFP)

Les trois athlètes ont durement payé cette prise de position antiraciste. "Leur carrière a été brisée, poursuit Nicolas Martin-Breteau. Tommie Smith et John Carlos ont été exclus dans les heures suivantes du village olympique et ont été renvoyés aux Etats-Unis, où une immense majorité de la population les considérait comme des traîtres au drapeau." Pendant "près de trente-cinq ans", John Carlos "a galéré" pour trouver un emploi. "Il y a eu des périodes où je ne pouvais plus payer l'électricité, j'ai même dû brûler certains de mes meubles pour me chauffer", se remémore-t-il. Ses enfants ont été harcelés à l'école. "Mon épouse s'est suicidée, parce qu'elle ne pouvait plus supporter tout ça."

Cela a été terrible, mais c'était nécessaire. Il fallait que je me sacrifie pour essayer de faire changer les choses. Pas pour moi, mais pour mes enfants.

John Carlos, médaillé olympique

à franceinfo

Au fil des années, l'image de John Carlos et Tommie Smith a évolué. "L'opinion publique a cessé de les considérer comme des militants radicaux et ils sont devenus des héros du mouvement des droits civiques, notamment grâce à une exposition sur les athlètes noirs lors des Jeux de Los Angeles, en 1984", rappelle Doug Hartmann à franceinfo. "Je n'avais pas besoin de cette reconnaissance, sourit John Carlos. Mais le fait que la société prenne conscience de l'importance de ce geste, c'est la cerise sur le gâteau."

Kaepernick ostracisé pour son genou à terre

Pourtant, "on ne voit pas vraiment de changement depuis 1968", se désole Jacques Monclar, ancien basketteur international et consultant vedette pour BeIN Sports. "Les violences policières contre les Noirs se poursuivent et certains athlètes ont encore récemment perdu leur carrière parce qu'ils les dénonçaient", s'insurge-t-il. C'est le cas de Colin Kaepernick. En 2016, le quarterback des 49ers de San Francisco pose un genou à terre pendant l'hymne américain. "Je ne vais pas afficher de fierté pour le drapeau d'un pays qui opprime les Noirs et les gens de couleur", avait-il prévenu quelques jours plus tôt. Dans le stade, les sifflets fusent. Pour une partie des spectateurs et de l'opinion publique, le geste du footballeur est une insulte à la nation.

Les joueurs de football américain Eric Reid et Colin Kaepernick s'agenouillent durant l'hymne national, le 12 septembre 2016, avant un match entre San Francisco et Los Angeles à Santa Clara (Californie). (THEARON W. HENDERSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Mais Colin Kaepernick a le soutien de certains de ses pairs. Au fil de la saison, d'autres joueurs de la NFL (la prestigieuse ligue de football américain) s'agenouillent pendant l'hymne. Puis c'est au tour de la championne du monde de football Megan Rapinoe, première personnalité sportive blanche à reprendre ce geste. "J'ai senti que c'était mon devoir de patriote", justifie-t-elle dans un entretien à la BBC*. "Dans d'autres ligues, le geste de Kaepernick ne lui aurait pas coûté sa carrière. Mais la NFL est conservatrice", relève Nicolas Martin-Breteau. En 2017, à la fin de sa saison avec les 49ers, le quaterback se retrouve sans contrat. A ce jour, aucune autre équipe ne lui a ouvert ses portes. "Cinquante ans après, Colin Kaepernick a connu le même sort que John Carlos et Tommie Smith", pointe l'historien.

A un (important) détail près : en 2018, le joueur de la NFL a obtenu un juteux contrat publicitaire avec l'équipementier Nike"En 1968, aucun sponsor ne voulait de Smith et Carlos. Cinq décennies plus tard, Nike a fait le pari qu'il était possible de se faire de l'argent en se positionnant comme une firme engagée contre le racisme", soulève Doug Hartmann. "Lorsque nous avons pris position aux Jeux de Mexico, Tommie Smith et moi avions peut-être 500 dollars sur nos comptes en banque. Nous n'avions aucun coussin [financier] pour amortir la chute. Colin Kaepernick, lui, avait des millions de dollars", glisse John Carlos.

"Il y a des choses plus importantes que de me regarder jouer"

Aujourd'hui, les sportifs semblent de moins en moins frileux pour élever la voix et prendre position. "Les joueuses de la WNBA [le championnat féminin de basket aux Etats-Unis] ont régulièrement dénoncé les violences policières lors de conférences d'après-match", note Doug Hartmann. Serena Williams, qui a boycotté le tournoi californien d'Indian Wells* pendant quatorze ans après y avoir été victime d'insultes racistes, a écrit fin mai sur Twitter, après la mort de George Floyd : "Ne faites pas comme s'il n'y avait pas de problème en Amérique."

Quelques jours plus tard, sa jeune compatriote Cori Gauff a pris la parole lors d'une manifestation du mouvement Black Lives Matter en Floride. "Nous devons agir. Nous sommes là à manifester et je ne suis pas en âge de voter, mais c'est à vous de voter pour mon futur, pour le futur de mes frères et pour votre futur, a martelé la tenniswoman de 16 ans, présentée comme l'étoile montante de son sport. Vous ne devez pas vous taire, car si vous choisissez le silence, vous choisissez le camp de l'oppresseur."

La prise de position d'une autre joueuse du circuit WTA a fait grand bruit, fin août. En réaction à l'affaire Jacob Blake, l'ex-numéro 1 mondiale, Naomi Osaka, a annoncé* qu'elle ne jouerait pas sa demi-finale du tournoi de Cincinnati. "Avant d'être une athlète, je suis une femme noire. Et, en tant que femme noire, je pense qu'il y a des choses plus importantes et plus urgentes que de me regarder jouer au tennis", a expliqué la Japonaise. Sa décision, très forte dans un sport souvent présenté comme (trop) lisse, a poussé les organisateurs du tournoi à reporter tous les matchs de 24 heures. 

Je ne m'attends pas à changer le monde si je ne joue pas, mais si je peux amorcer une discussion dans un sport majoritairement blanc, je crois que j'aurai fait un pas dans la bonne direction.

Naomi Osaka, tenniswoman

Naomi Osaka a refait parler d'elle en apparaissant à l'US Open avec un masque noir, portant le nom de Breonna Taylor. Cette ambulancière afro-américaine a été abattue dans son sommeil en mars, lors d'un raid de la police sur la base d'un avis de recherche erroné. "J'ai sept [masques] comme ça. (...) Si je vais jusqu'en finale, vous les verrez tous, a déclaré la tenniswoman aux journalistes. Le message que j'essaie d'envoyer ? Honnêtement, juste éveiller les consciences. Je sais que le tennis est regardé partout dans le monde, peut-être qu'il y a quelqu'un qui ne connaît pas l'histoire de Breonna Taylor et peut-être qu'ensuite, il ira voir sur Google."

Le monde du sport, une "caisse de résonance"

"Les athlètes afro-américains ont toujours été les leaders, les porte-parole de leur communauté", analyse Nicolas Martin-Breteau. La nouveauté ? "Il n'y a pas eu de mouvement militant aussi massif depuis les années 1960, s'étonne le sociologue Doug Hartmann. Il mobilise à travers différents sports, non seulement des Noirs mais aussi des Blancs et des Latinos, jusqu'aux superstars d'équipes qui génèrent des millions de dollars de revenus." Le soutien croissant de la population au mouvement Black Lives Matter "rend plus faciles ces prises de parole", juge le professeur à l'université du Minnesota.

Ces sportifs ne sont pas isolés. On ne peut pas virer un LeBron James quand il est soutenu par ses coéquipiers, son coach et des millions d'Américains.

Doug Hartmann, sociologue

à franceinfo

Ces athlètes sont "le miroir de l'évolution de la société américaine", assure Nicolas Martin-Breteau. "Leur voix n'est audible que parce qu'elle s'appuie sur un mouvement antiraciste qui gagne en ampleur, aux Etats-Unis comme dans le monde. Les sportifs ont compris qu'ils pouvaient se servir de çaIls ont donc décidé d'utiliser leur notoriété pour obliger les propriétaires des clubs et les ligues à prendre position."

En refusant de jouer le 26 août, les Milwaukee Bucks et le Magic d'Orlando ont ainsi initié un véritable mouvement de grève au sein de la NBA. "Ils ont aussitôt reçu le soutien des propriétaires des clubs. Ce n'est pas surprenant parce que la ligue porte un message d'humanisme depuis des années déjà", estime Jacques Monclar. En 24 heures, le boycott s'est étendu au tennis, au football, au hockey ou encore au base-ball. Le 27 août, les New York Mets et les Miami Marlins ont observé* 42 secondes de silence (en référence au numéro de maillot de Jackie Robinson, premier joueur noir à avoir intégré la ligue majeure de base-ball en 1947) avant de rentrer aux vestiaires. Ne restait qu'une chose sur le terrain : un tee-shirt noir, floqué du slogan "Black Lives Matter".

"Ces actions ont été menées dans des stades vides, en raison de l'épidémie de Covid-19. Imaginez ce que ça donnerait si ces équipes décidaient de ne pas jouer quand des milliers de tickets ont été vendus, l'enjeu financier que ça représenterait", ajoute John Carlos. Selon Jacques Monclar, c'est particulièrement vrai pour la NBA. "Cette ligue est la plus suivie au monde après le championnat de foot anglais, elle représente une importante caisse de résonance pour le mouvement antiraciste."

"Les sportifs n'ont pas la capacité de changer les choses à eux seuls"

Ce "coup de pression" sur les dirigeants a fonctionné. Après des discussions autour de la reprise de la compétition, la NBA a annoncé un accord* sur la création d'une "coalition pour la justice sociale" rassemblant joueurs, entraîneurs et dirigeants. Son objectif : promouvoir des réformes institutionnelles pour lutter contre le racisme. Le championnat de basket a également indiqué que les salles des différentes franchises pourraient être utilisées comme bureaux de vote lors de l'élection présidentielle en novembre.

Les législatures républicaines rendent difficile l'accès au vote des Noirs. Multiplier les bureaux est donc un engagement politique de l'ensemble de la NBA contre Donald Trump.

Nicolas Martin-Breteau, historien

à franceinfo

L'impact de ces actions reste difficile à mesurer. "Est-ce que cela permettra vraiment à plus d'Américains de se rendre aux urnes en novembre ? Est-ce que les sportifs poursuivront leurs actions lors de compétitions internationales, comme les Jeux olympiques de Tokyo en 2021 ?" s'interroge Doug Hartmann. Le sociologue rappelle, à juste titre, que "le racisme systémique n'est pas un problème uniquement américain".

"Ce qui est certain, c'est que les sportifs n'ont pas la capacité de changer les choses seuls", insiste-t-il. "Athlètes, manifestants dans la rue, organisations de militants… Chaque pièce du puzzle est importante pour provoquer enfin une discussion sur le racisme, approuve John Carlos. En 1968, Tommie Smith et moi voulions forcer les Etats-Unis et le reste du monde à ouvrir les yeux sur les inégalités raciales dans notre pays. Aujourd'hui encore, c'est la responsabilité des sportifs et de tout être humain de les dénoncer." 

* Les liens suivis d'un astérisque renvoient vers des pages en anglais.

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