: Témoignages "Le FBI a dû venir dans mon bureau" : deux grands électeurs racontent leur rôle "de plus en plus compliqué" dans la présidentielle américaine
Pour les retrouver, il faut fouiller dans les registres – et surtout montrer patte blanche. Les grands électeurs américains n'ont pas l'habitude de s'afficher, encore moins de parler à la presse. "On attend de nous une certaine retenue", confie Nina Ahmad, conseillère municipale démocrate de Philadelphie, en Pennsylvanie, qui a joué ce rôle en 2020. Il faut dire que leur mission est de la plus haute importance. Depuis 1787, l'élection présidentielle américaine, au suffrage universel indirect à un tour, est découpée en deux phases : les citoyens votent d'abord, puis c'est au tour du collège électoral de relayer leurs voix jusqu'à Washington, afin de désigner officiellement le ou la gagnante. Au total, 538 grands électeurs sont répartis à travers les 50 Etats du pays, en fonction des recensements de population.
"N'importe qui peut occuper cette fonction, mais ce sont les partis politiques qui établissent leur liste à l'avance", explique Nina Ahmad. Il s'agit le plus souvent de cadres des partis, de leaders syndicaux ou de sympathisants. Seuls les élus fédéraux, comme les sénateurs par exemple, sont exclus de cette sélection. "Le processus est un peu opaque, car le candidat et le parti font ce choix ensemble, ajoute Nina Ahmad. En général, les listes sont définies durant l'été qui précède l'élection, lors des grandes conventions démocrate et républicaine." En 2020, l'élue locale avait été prévenue par téléphone "quelques semaines" avant le jour du scrutin, au début du mois de novembre. "On m'avait alors fait promettre de ne rien dire. Personne n'était censé savoir", se souvient-elle.
"Un grand honneur et une lourde responsabilité"
Ce système unique en son genre comporte quelques subtilités. Dans l'ensemble des Etats américains, à l'exception du Nebraska et du Maine, le candidat arrivé en tête remporte la totalité des grands électeurs de l'Etat. C'est la logique du "winner takes all" ("le gagnant prend tout"). Cette année, si Kamala Harris arrive première dans le Michigan par exemple, où 15 grands électeurs sont en jeu, la liste de 15 personnes préparée par son parti sera désignée pour voter au nom de tout l'Etat. Mais si Donald Trump l'emporte, c'est la liste républicaine qui sera choisie. Autre détail important : ces électeurs s'engagent à voter pour un candidat précis, et doivent respecter cette promesse, au risque d'être remplacés, de recevoir une amende et même d'être poursuivis en justice.
"C'est un grand honneur et une lourde responsabilité, commente Nina Ahmad. Car, au final, c'est nous qui élisons vraiment le président." Arrivée aux Etats-Unis à 21 ans, cette immigrée bangladaise assure "accorder une grande importance" à ce processus, qui prend vraiment forme quelques semaines après l'élection. "Une fois les résultats connus, les grands électeurs doivent se réunir en personne un jour précis et à une heure précise dans la capitale de leur Etat", explique-t-elle.
Après l'élection du 5 novembre, les résultats du vote populaire seront certifiés le 11 décembre et les grands électeurs voteront le 17 décembre, selon le calendrier (en PDF) établi par la Commission électorale américaine. Ces votes seront ensuite comptés et certifiés au Congrès, à Washington, le 6 janvier 2025, avant la cérémonie d'investiture prévue le 20 janvier. En décembre 2020, Nina Ahmad avait dû voter en respectant des gestes barrières, car l'épidémie de Covid-19 faisait rage aux Etats-Unis. De ce jour "très spécial", elle conserve dans son bureau sa lettre de certification, un badge de son parti et un masque de protection brodé pour l'occasion.
Cette année, elle ne fera pas partie du collège électoral. Et elle assure ne pas savoir qui figure sur la liste démocrate, gardée secrète. "Il faut bien comprendre que l'on prend des risques", insiste la conseillère municipale. "Surtout depuis 2020", ajoute-t-elle, quand les accusations de fraude électorale lancées par Donald Trump avaient fait des grands électeurs "des figures publiques, presque des cibles". Avant cela, ces femmes et ces hommes "se trouvaient sous les radars", explique Nina Ahmad. "Presque personne ne connaissait leurs noms, c'était publié à posteriori et il n'y avait pas autant d'attention médiatique. Tout a changé en quelques années, c'est devenu de plus en plus compliqué."
"Pas le genre de choses pour lesquelles on postule"
Côté républicain, la liste des grands électeurs choisis en vue de l'élection 2024 est connue, après avoir été révélée par le média en ligne d'investigation Spotlight PA et le site spécialisé VoteBeat. Andrew Reilly, avocat et membre du comité national du Parti républicain, y figure une nouvelle fois "après avoir été choisi en 2016 puis en 2020", raconte-t-il à franceinfo. "Ce n'est pas le genre de choses pour lesquelles on postule", sourit-il, devant sa résidence cossue de la banlieue de Philadelphie. Andrew Reilly dit avoir été choisi en tant que "membre actif du parti". La nouveauté, cette année, c'est qu'il a été prévenu "bien avant" l'élection présidentielle. "On m'a demandé si cela me convenait, si j'étais bien d'accord, car il y avait eu des controverses il y a quatre ans."
En 2020, malgré la victoire du démocrate Joe Biden en Pennsylvanie, les républicains avaient tout de même soumis leur liste de grands électeurs et voté pour Donald Trump dans cet Etat, comme le montrent les archives fédérales. Andrew Reilly faisait partie des signataires. Des pratiques similaires avaient été signalées ailleurs dans le pays, donnant lieu à des poursuites judiciaires dans l'affaire dite des "faux grands électeurs", comme l'a rapporté le New York Times. On accusait alors les républicains de vouloir perturber l'élection en n'acceptant pas la défaite.
"L'équipe de Donald Trump avait fait appel des résultats en Pennsylvanie, on nous avait simplement demandé de voter au cas où il serait finalement donné gagnant", se défend aujourd'hui Andrew Reilly. "Tout cela avait fait polémique et des gens avaient même relié ça à l'attaque du Capitole [le 6 janvier 2021 à Washington par des partisans de Donald Trump], mais nous ne savions rien du tout à ce sujet", assure-t-il.
"Ma réputation est en jeu"
Pour Andrew Reilly, le rôle de grand électeur est loin d'avoir été de tout repos. En 2016, après l'annonce de la victoire surprise de Donald Trump, il avait reçu "des milliers de mails chaque jour de groupes de gauche", lui demandant de ne pas voter pour le milliardaire le jour J – ce qui est autorisé pour les grands électeurs en Pennsylvanie. "Ils ont fini par submerger ma boîte mail et le FBI a dû venir dans mon bureau", raconte l'avocat, qui précise que les messages "reposaient sur quatre ou cinq modèles de textes, recopiés et envoyés en masse".
"Des gens sont venus chez moi, j'ai dû recevoir plus de 10 000 courriers, dont des lettres de menace. C'était tout sauf drôle."
Andrew Reilly, grand électeur républicain en 2016, 2020 et 2024à franceinfo
Pour cette élection présidentielle, si Donald Trump venait à remporter l'Etat très indécis de Pennsylvanie, Andrew Reilly s'attend à "revivre le même genre de choses". "La liste des électeurs est publique, mon adresse mail va sûrement être partagée à nouveau", anticipe le responsable républicain, qui ne veut pas se laisser intimider. "En 2020, j'avais dû aller à Washington pour que le FBI me recommande de ne pas m'exprimer sur mon rôle, raconte-t-il. Mais ma réputation est en jeu et je ne veux pas que l'on me décrive d'une mauvaise manière. Je veux pouvoir en parler librement, sans avoir peur du harcèlement."
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