"Nous avions l'air déconnectés" : après l'élection de Donald Trump, le Parti démocrate forcé de faire son autocritique
Un mélange de colère, de chagrin, de réflexion et de recherche des coupables. Voici comment des assistants, élus et stratèges démocrates ont décrit à NBC l'atmosphère au sein de leur parti, mercredi 6 novembre, au lendemain de la déroute électorale. La vice-présidente, Kamala Harris, n'a recueilli que 72,4 millions de voix et 226 grands électeurs, contre plus de 75,5 millions de voix et 312 grands électeurs pour son rival républicain et populiste, Donald Trump.
"Je suis dévastée et inquiète", résume l'élue texane Veronica Escobar, l'un des visages de la campagne, auprès du New York Times. Un travail d'introspection s'amorce donc dans le parti. "Plutôt que de dire 'comment les gens peuvent-ils voter pour Donald Trump ?', demandons-nous pourquoi les gens votent pour Donald Trump", suggère l'élu new-yorkais Tom Suozzi auprès d'Axios. "Qu'a-t-il fait de bien et qu'avons-nous fait de mal ?" Donald Trump, dont la campagne a certes été marquée par de nombreux mensonges et la violence verbale, a notamment réussi à convaincre sur l'inflation et l'immigration, deux préoccupations majeures des électeurs.
Règlements de compte en interne
Deux jours après l'élection, le New York Times a longuement interrogé Nancy Pelosi, ancienne présidente démocrate de la Chambre des représentants, sur les possibles ressorts de la débâcle. Dans cet entretien, l'élue californienne botte plusieurs fois en touche, avant de pointer une erreur stratégique de Joe Biden : "Si le président s'était retiré de la course plus tôt, il y aurait peut-être eu d'autres candidats. Kamala aurait à mon avis gagné [parmi les autres candidats], mais elle aurait peut-être été plus forte, elle se serait présentée au public plus tôt."
Le sénateur indépendant du Vermont, Bernie Sanders, ancien candidat aux primaires démocrates, pose de son côté un regard sévère sur le parti. "Le peuple américain est en colère et veut du changement. Et ils ont raison", estime-t-il.
"Il ne faut pas s'étonner qu'un parti démocrate ayant abandonné la classe ouvrière s'aperçoive que la classe ouvrière l'a abandonné."
Bernie Sanders, sénateur du Vermontdans un communiqué
Un constat étayé sur le réseau social X par le sénateur Chris Murphy. "Il est temps de reconstruire la gauche", défend cet élu du Connecticut. Celle-ci "ne s'est jamais complètement attaquée aux dégâts causés par cinquante ans de néolibéralisme, qui ont laissé des légions d'Américains à la dérive". Marie Gluesenkamp Perez, élue d'une circonscription rurale de l'Etat de Washington, fustige dans le New York Times des démocrates qui "ne respectent pas les personnes qui travaillent pour gagner leur vie".
Des voix perdues
Ces critiques, en interne, mettent en lumière une réalité : le 5 novembre, les démocrates ont perdu des voix précieuses au sein des classes populaires, des professions ouvrières et de manière plus générale, parmi les Américains moins diplômés. Les comtés à forte activité agricole, minière ou industrielle sont trois à cinq points plus républicains qu'en 2020, rapporte le New York Times. Environ 56% des électeurs sans diplôme universitaire ont soutenu Donald Trump, contre 51% quatre ans plus tôt, d'après les études d'Associated Press.
Les minorités ethniques, des électorats essentiels pour les démocrates, penchent à leur tour vers la droite. Cette année, 43% des électeurs hispaniques ont voté pour Donald Trump, à l'instar de 16% des Afro-Américains. Il y a quatre ans, seuls 35% des latinos et 8% des électeurs noirs avaient soutenu le milliardaire. "C'était d'abord la classe ouvrière blanche. Désormais, ce sont aussi les travailleurs hispaniques et noirs" qui délaissent la gauche, déplore Bernie Sanders.
"Le parti est de plus en plus représenté par des électeurs ayant fait des études", relève Seth Masket, professeur de sciences politiques à l'université de Denver. L'électorat de gauche reste "très diversifié" et "il y a encore beaucoup d'électeurs pauvres", mais "ces derniers votaient autrefois bien plus souvent pour les démocrates", confirme l'auteur de Tirer les leçons de la défaite : les démocrates, 2016-2020.
Un parti dans sa "tour d'ivoire"
L'effritement du vote démocrate des classes populaires était enclenché bien avant l'élection, mais un enjeu majeur, cette année, l'a peut-être accentué. "Les électeurs n'aiment vraiment, vraiment pas l'inflation", commente Daniel Schlozman, professeur de sciences politiques à l'université Johns Hopkins. Aux Etats-Unis comme dans d'autres pays, "ils punissent le parti au pouvoir pour quelque chose qu'ils n'ont pas aimé. C'est la logique cruelle des affaires politiques".
"L'administration Biden ne se voyait pas dans une guerre existentielle avec l'inflation. Cela lui a porté préjudice."
Daniel Schlozman, professeur de sciences politiquesà franceinfo
Donald Trump, en ciblant sans relâche l'administration sortante et donc la vice-présidente Kamala Harris, a largement convaincu sur ce point. Lors du scrutin, près de sept électeurs sur dix posaient un regard négatif sur la situation économique, d'après un sondage de CNN. Et parmi eux, une nette majorité (70%) a voté en faveur du milliardaire républicain. Ceux dont la situation financière s'est dégradée, ces quatre dernières années, ont choisi à 81% le candidat populiste.
"Il s'agissait du problème numéro 1 des électeurs, et je n'ai pas l'impression que les démocrates en ont vraiment parlé", regrette Nathan Daschle, consultant démocrate. Selon lui, le parti a tenu à placer le droit à l'avortement au même niveau d'importance que l'économie ou l'immigration, avec l'espoir de mobiliser les femmes. Kamala Harris a aussi axé une part de ses discours sur la démocratie, "mais c'est un sujet de tour d'ivoire", estime le conseiller. "C'est un problème important pour des personnes qui peuvent payer le loyer et leurs courses."
"Je suis démocrate, je le suis professionnellement depuis vingt ans, et je ne sais pas quel était notre message sur l'inflation ou l'économie."
Nathan Daschle, stratège démocrateà franceinfo
Mike Mikus, consultant démocrate à Pittsburgh, dans le swing state de Pennsylvanie, ne dit pas autre chose. "Nous avons manqué d'empathie et de compréhension à l'égard de ces personnes [qui souffraient de l'inflation]. Dès que quelqu'un abordait la hausse des prix, nous réagissions en parlant des aspects positifs de l'économie", constate-t-il. Plusieurs indicateurs sont au vert, mais le ressenti des Américains est bien différent.
"Ils voient que les choses coûtent plus cher, et nous avons tenté à bien des égards de nier leur réalité. Nous avions l'air déconnectés."
Mike Mikus, consultant démocrateà franceinfo
Le stratège accuse aussi son camp d'avoir renvoyé une image de "donneur de leçon", en particulier sur les sujets de société.
Des leçons à tirer rapidement
Ces choix ont eu leurs effets sur l'électorat, y compris celui des minorités. Des électeurs hispaniques, par exemple, "avaient de bons souvenirs de l'économie sous Donald Trump", relève Daniel Schlozman. Parler des propos racistes du candidat et critiquer sa personnalité "n'a pas suffi à empêcher des électeurs de voter pour lui". Une certaine déception à l'égard de la gauche traverse aussi ces populations. Même la ligne trumpiste sur l'immigration, très dure et xénophobe, a pu séduire des Hispaniques. Le sujet, note le politologue, "est très impopulaire au sein des classes ouvrières".
L'autocritique démocrate devrait se poursuivre au fil des prochains mois. Le sénateur Andy Kim a esquissé sur le réseau social X une série de leçons apprises sur le terrain dans son Etat du New Jersey : "l'humilité plutôt que l'orgueil", "l'écoute" et le besoin d'aller "rencontrer les gens là où ils se trouvent". Une manière de regagner les électeurs perdus des classes populaires et des minorités ? Pour Mike Mikus, la question est existentielle pour le parti. "Si l'on ne parvient pas à inverser cette tendance, nous risquons d'être un parti minoritaire pendant très longtemps."
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