Enquête Affaire des assistants FN au Parlement européen : les lourdes incohérences de Nicolas Bay pour prouver le travail de son collaborateur

Article rédigé par Brice Le Borgne - avec "Complément d'Enquête"
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
L'ancien membre du Front national Nicolas Bay (à droite) a remis à la justice des revues de presse censées avoir été compilées par son assistant parlementaire Timothée Houssin (à gauche) en 2014-2015. Or plusieurs de ces articles ont en réalité été édités plusieurs années plus tard. (PAULINE LE NOURS / PHILIPPE DRISS / XOSE BOUZAS / AFP)
D'après des documents consultés par franceinfo et "Complément d'enquête", l'eurodéputé Nicolas Bay a fourni à la justice des revues de presse éditées en 2018 pour tenter de prouver l'activité de son assistant Timothée Houssin en 2014-2015.

Au pied de chacune des pages, une inscription qui devait pourtant témoigner d'un travail sérieux. "Revue de presse par T.Houssin - Assistant parlementaire de N.Bay". Timothée Houssin et Nicolas Bay : le premier est devenu député RN de l'Assemblée nationale en 2022, le second est toujours élu au Parlement européen, passé un temps sous la bannière zemmouriste de Reconquête. Tous deux font partie des 27 personnes mises en examen dans l'affaire des assistants parlementaires du Front national (FN), dont le procès doit se tenir à partir du lundi 30 septembre. Dans cette affaire, la justice suspecte le FN (devenu depuis le Rassemblement national) d'avoir embauché, en tant qu'assistants d'eurodéputés, des collaborateurs qui ont en réalité travaillé pour le parti. Le Parlement européen a chiffré le préjudice à 6,8 millions d'euros. Les mis en cause contestent les faits. 

En collaboration avec l'émission "Complément d'enquête", qui revient sur cette affaire le 19 septembre sur France 2, franceinfo a analysé des revues de presse signées Timothée Houssin, censées prouver l'activité de l'assistant parlementaire entre 2014 et 2015. Notre enquête révèle qu'elles ont été éditées et préparées, au moins en partie, en 2018. Un élément qui a échappé à la vigilance des enquêteurs.

Pour comprendre ces révélations, il faut remonter dans le temps. En septembre 2018, Nicolas Bay est interrogé par la juge d'instruction en charge du dossier au sujet de l'activité de son assistant Timothée Houssin. Ce dernier, alors âgé de 26 ans, a été embauché par Bruxelles de juillet 2014 à mars 2015, pour un salaire mensuel de 2 300 euros. "Je conteste les faits dans leur ensemble, clame l'eurodéputé, d'après des documents consultés par franceinfo. M. Houssin était mon assistant, il a bien travaillé comme mon assistant parlementaire". L'élu n'est pas venu les mains vides. En guise de preuve, il remet aux enquêteurs des copies de publications pour les réseaux sociaux, des communiqués auxquels son assistant aurait contribué, ainsi que des revues de presse dont il affirme qu'elles ont été "réalisées par Timothée Houssin entre septembre 2014 et février 2015"

Un encadré qui renvoie à une émission de 2018

Ces revues de presse sont réunies dans un document de 112 pages. Celui-ci contient au total 67 articles de journaux nationaux et locaux portant sur des questions européennes, d'énergie ou de politique, et publiés entre le 1er septembre 2014 et le 27 février 2015. Il s'agit tantôt de coupures de presse issues de journaux imprimés, tantôt de captures d'écran d'articles en ligne, publiés sur les sites du Figaro, de Libération ou encore du Monde. En toute logique, ces captures et numérisations sont censées avoir été effectuées en mars 2015 au plus tard, quand Timothée Houssin était encore embauché.

Pourtant, certaines ont en réalité été faites quelques années plus tard. L'exemple le plus flagrant est un article du Monde portant sur les ambitions climatiques de l'Europe. L'article date bien du 24 octobre 2014. Mais dans l'en-tête de la page, la barre de menu du site du Monde fait référence à des événements postérieurs : la COP22, qui date de novembre 2016, et le One Planet Summit, dont la première édition s'est tenue en décembre 2017. Des événements qui, naturellement, n'apparaissaient pas dans la rubrique Planète du Monde, au moment de la publication de cet article en 2014. 

Un extrait d'une revue de presse remise par l'eurodéputé Nicolas Bay à la justice. (Document "Complément d'enquête")

Une autre incohérence dans le dossier transmis à la justice par Nicolas Bay se trouve dans un article issu du site de BFMTV, publié le 25 novembre 2014. Un indice d'apparence anodine s'est glissé entre deux paragraphes : un encadré "Sélectionné pour vous" invite l'internaute à cliquer sur un autre contenu, une émission portant sur le déficit public en France. Nous avons retrouvé cette vidéo. Il s'agit d'une émission de BFM Business diffusée le 30 mars 2018. L'encart renvoyant vers cette vidéo ne pouvait donc pas exister en 2015, et cet article n'a pas pu être sauvegardé en l'état avant fin mars 2018. Soit six mois avant que Nicolas Bay le remette à la justice. 

Des pictogrammes qui n'existaient pas encore

Autre exemple, cette fois-ci tiré du site de Libération. La revue de presse de Timothée Houssin recense une longue interview sur la lutte antiterroriste en Europe, publiée le 16 janvier 2015, dans les colonnes du journal. Elément de mise en page notable pour cette capture d'écran : chaque question du journaliste est précédée par un guillemet dessiné dans un large carré. Or, d'après nos informations, cet élément graphique, dessiné par l'agence Datagif, spécialisée dans la création de sites web et d'applications, n'existait pas encore début 2015.

Interrogé par "Complément d'enquête", le directeur de Datagif, Gaëtan Duchateau, a fouillé dans ses archives : le fichier où ces guillemets rouges ont été dessinés date de mars 2015. "En juin, on a finalisé les maquettes graphiques. Et les lecteurs ont découvert ça début septembre 2015, lors de la mise en ligne [sur le site de Libération]. Donc en janvier 2015, ce guillemet n'existait absolument pas, et l'article aurait dû avoir l'ancienne maquette", explique-t-il. Comme en témoignent d'autres captures d'écran, disponibles sur le site d'archivage Internet Archive, l'article de Libération avait effectivement une tout autre apparence en janvier 2015. Il a donc été sauvegardé entre septembre 2015 et septembre 2018. 

D'autres exemples viennent allonger la liste, avec des articles de La Tribune, du site d'Europe 1… Agencement de la photographie, taille du texte, apparence des icônes pour partager l'article sur les réseaux sociaux... Autant d'indices qui ne passent pas le jeu des sept différences entre le document de Nicolas Bay et les articles tels qu'ils auraient dû apparaître aux dates prétendues. Franceinfo et "Complément d'enquête" ont recensé une dizaine d'articles avec ce genre d'incohérences. Du reste, la majorité de ce contenu est composée de numérisations d'articles imprimés, qui ne permettent pas d'être précisément datées.

Quand et par qui cette revue de presse a-t-elle réellement été compilée ? D'abord interrogés par "Complément d'enquête", les intéressés ont dit tout ignorer de ce document. Mais à quelques jours de la publication de notre article, les deux élus ont transmis à franceinfo de nouvelles réponses. Timothée Houssin, qui répète avoir bien travaillé pour Nicolas Bay, réfute tout lien avec ce document. "Ce n'est pas moi qui ai remis les pièces présentes au dossier au juge et je n'en ai jamais eu connaissance. Ces revues de presse ne correspondent pas, sur la forme, à mon travail. Je n'ai pas produit ces documents en l'état, ni durant mon contrat avec Nicolas Bay, ni après", tranche le député RN.

"Il n'y a aucune fausse preuve de travail", assure Nicolas Bay

Cet argument entre en contradiction avec la version de Nicolas Bay. Il affirme que, pour préparer son interrogatoire, et afin que la juge "puisse appréhender la nature [du] travail" de Timothée Houssin, "[s]on équipe, en 2018, a donc compilé ces articles de presse (de l'époque mais quelques-uns étaient manquants et ont donc été retrouvés sur le web et réimprimés). Il n'y a donc aucune fausse preuve de travail", avance-t-il, en expliquant avoir fait refaire la mise en forme, mais s'être appuyé sur des articles compilés par Timothée Houssin entre 2014 et 2015. L'eurodéputé va plus loin. "Je n'ai jamais prétendu auprès de la justice ni auprès de quiconque que ces documents, dans leur forme fournie à la juge, dataient de 2014."

Dans son échange avec la juge, daté de septembre 2018 et consulté par franceinfo, il a pourtant présenté cela comme "les revues de presse réalisées par Timothée Houssin entre septembre 2014 et février 2015", sans préciser qu'elles avaient été modifiées ou compilées quelques mois plus tôt. D'après le compte-rendu de l'échange, les enquêteurs lui ont ensuite demandé : "Comment expliquez-vous que M. Houssin n'ait pas été en mesure de nous remettre les éléments que vous me remettez aujourd'hui ?". L'eurodéputé a répondu : "Concernant les revues de presse, il me les remettait sur mon bureau le plus souvent au format papier. Je les ai retrouvées dans mon bureau de député à Bruxelles." 

Jusque-là, les juges ont conservé ces revues de presse comme une des seules preuves potentielles de l'activité de l'assistant parlementaire. Dans leur ordonnance rendue le 8 décembre 2023, ils ont écrit qu'à la décharge des deux mis en examen, "il n'est pas exclu que Timothée Houssin ait pu avoir une activité résiduelle pour Nicolas Bay de revue de presse et de rédaction au vu des éléments produits".

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