"Ce n'est jamais bon signe de perdre des députés" : pourquoi la majorité LREM à l'Assemblée s'effrite depuis trois ans
La création d'un neuvième groupe au Palais-Bourbon, issu des rangs des "marcheurs", plonge le mouvement macroniste dans l'embarras. Et le force à regarder en face ses propres dysfonctionnements.
"A plusieurs reprises, je me suis opposé au gouvernement. Je n'ai jamais obtenu gain de cause et, quand je prenais la parole, je n'étais plus écouté. J'étais 'Chiche l'emmerdeur', le poil à gratter, celui qui cherche la lumière", lâche Guillaume Chiche, député des Deux-Sèvres. "Eh bien, 'Chiche l'emmerdeur', auquel on n'accorde rien, doute de l'utilité du groupe et de son utilité au sein du groupe", s'agace le parlementaire. L'ancien socialiste vient de quitter le groupe LREM à l'Assemblée nationale pour former un neuvième groupe issu d'anciens "marcheurs" et d'élus macronistes, nommé Ecologie, démocratie, solidarité. Ils sont 17 députés, dont sept nouveaux à faire sécession.
Un coup de tonnerre dans le paysage politique puisque, pour la première fois depuis le début du quinquennat, le parti d'Emmanuel Macron perd sa majorité absolue au Palais-Bourbon, fixée à 289 députés. Le mouvement n'en compte plus que 288 – contre 314 en début de législature il y a trois ans – même si, avec son partenaire du MoDem (46 députés), il a l'assurance de faire passer les textes gouvernementaux.
En coulisses, les pressions ont pourtant été intenses ces derniers jours pour tenter de dissuader davantage d'élus de quitter le navire. "Des ministres ont appelé pour dire : 'Tu vas te cramer politiquement, c'est l'erreur de ta vie.' Ou encore : 'C'est trop bête, tout ce que tu revendiques, on va le mettre dans un texte prochainement'", assure une source bien informée. Autre signe de la fébrilité de la majorité : les députés LREM interrogés par franceinfo sont nombreux à voir d'un œil plutôt bienveillant la création de ce nouveau groupe parlementaire et à demander un examen approfondi du fonctionnement d'En marche. Quant au constat, il est clair : "Ce n'est jamais bon signe de perdre des députés", comme l'explique à franceinfo Pacôme Rupin, député LREM de Paris.
"Le groupe ne ressemble pas aux promesses de départ"
La fuite des "marcheurs" ne date pourtant pas d'hier. Depuis 2017, LREM perd en moyenne un député tous les deux mois et demi, selon La Dépêche. Si l'on excepte le cas du député M'jid El Guerrab parti en septembre 2017 après sa mise en cause pour violences volontaires avec arme, Jean-Michel Clément, député de la Vienne, est le premier à quitter le mouvement macroniste. Il claque la porte en avril 2018, après plusieurs déconvenues politiques. "Ça a commencé très tôt", soupire-t-il. L'ancien socialiste cite d'abord la prolongation de l'état d'urgence en juin 2017, où il prévoit de s'abstenir.
On m'a invité à ne pas aller voter plutôt que de m'abstenir car on m'a fait comprendre que c'était mal venu.
Jean-Michel Clément, ex-député LREMà franceinfo
De quoi énerver celui qui est loin d'être un novice en politique. La loi sur la transparence de la vie politique, qui omet selon lui la question des lobbys, l'irrite également. Mais c'est la loi asile et immigration, en avril 2018, qui précipite son départ. "J'ai voté contre, sans états d'âme. C'était une délivrance pour moi et je savais que je partais."
Les textes sécuritaires n'ont généralement pas plu à une flopée de députés issus du PS ou ayant une sensibilité de gauche. C'est le cas d'Albane Gaillot, élue dans le Val-de-Marne, qui s'est d'abord mise en retrait du groupe en siégeant parmi les apparentés en septembre 2019, avant de quitter définitivement ses anciens camarades en mars 2020. "C'était une évolution progressive. Il y a eu la loi asile et immigration et la loi anti-casseurs. J'étais de plus en plus mal à l'aise sur ces sujets, et puis la réponse du gouvernement à la crise des 'gilets jaunes' n'était pas à la hauteur", explique-t-elle. Mais "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase" n'est autre que le recours au 49.3, cet article de la Constitution brandi par le gouvernement pour faire passer en force la réforme des retraites. "C'est un déni de démocratie, du rôle du Parlement. Je n'étais plus en accord", raconte celle qui siège désormais au sein du neuvième groupe.
Sébastien Nadot a lui aussi rejoint Ecologie, démocratie, solidarité après avoir été exclu du groupe LREM, en décembre 2018, pour ne pas avoir voté le budget. Un budget qui, selon lui, "n'avait pas pris la mesure de la crise des 'gilets jaunes'". Le député de Haute-Garonne "avait déjà donné des signaux de désaccord", notamment en commission des affaires étrangères.
J'avais soumis une proposition de résolution pour faire une enquête sur les ventes d'armes au Yémen. La responsable de la commission m'a dit : 'Le groupe n'en veut pas'.
Sébastien Nadot, ex-député LREMà franceinfo
Sébastien Nadot cite également l'affaire Benalla, mais aussi la désignation de Richard Ferrand à la présidence de l'Assemblée nationale au détriment de Barbara Pompili. "Quelle image renvoie Ferrand ? C'est l'ancien monde." "Tous les codes implicites du groupe en ont pris un coup. Le groupe tel qu'il est ne me ressemble pas et ne ressemble pas aux promesses de départ", affirme l'élu.
Un manque de culture politique
Outre leur désaccord politique sur certains textes, ces députés déserteurs avancent aussi un autre dysfonctionnement majeur propre au jeune mouvement macroniste et de nature à expliquer en partie leur départ. "LREM, c'est une coquille vide idéologique. Les députés n'ont pas d'autre choix que de se mettre en phase avec le texte du ministre car ils n'ont pas de base idéologique pour se mettre en travers. Il n'y a pas de ressources collectivement, explique Sébastien Nadot. Au PS et chez LR, quand un ministre venait présenter son texte, il se faisait éventuellement bien rentrer dedans. Ce n'était pas forcément visible, mais le texte évoluait." Un constat partagé par tous ceux qui sont partis. "C'est un groupe pléthorique de gens élus de manière inattendue, sans passé ni culture politique, et qui n'étaient pas dans le sens de désobéir", appuie Jean-Michel Clément.
On n'a pas de corpus idéologique, on n'a pas travaillé dessus et donc on n'a pas cette épaisseur politique, qui manque à toute cette architecture.
Albane Gaillot, ex-députée LREMà franceinfo
Résultat : à les entendre, les députés LREM n'ont aucune marge de manœuvre. "C'est géré comme une entreprise avec quatre députés sur cinq qui décident en relation avec le gouvernement. Les autres sont des aides de camp", assène Sébastien Nadot. "C'est un problème de considération du Parlement, enchaîne Guillaume Chiche. Combien de propositions de loi ont été portées par le groupe ? Très peu, alors qu'il y avait matière."
On refuse à des parlementaires de la majorité des amendements qui demandent des rapports ou des expérimentations. On a un gouvernement incapable de céder sur des choses comme ça.
Guillaume Chiche, ex-député LREMà franceinfo
Le député des Deux-Sèvres espère à présent que ce nouveau groupe parlementaire auquel il appartient, plus cohérent idéologiquement et qui ne se veut ni dans l'opposition ni dans la majorité, soit force de proposition. Voilà qui fait lever un sourcil – voire deux – à Fabien Gouttefarde, député LREM de l'Eure : "Ils pensent que l'herbe est plus verte ailleurs... Eh bien qu'ils aillent voir comment ce nouveau groupe fonctionne et on verra s'ils retrouvent l'idéal auquel ils aspirent."
Chez LREM, le temps de l'introspection
Les députés de la majorité sont d'ailleurs partagés sur le départ de leurs anciens collègues et la formation de ce neuvième groupe. "Pour certains au sein de ce groupe (...), l'objectif est avant tout de prendre la lumière. Ils n'y sont pas arrivés jusqu'à maintenant, mais le mandat de député ne consiste pas à faire la une des médias tous les quinze jours, mais à agir pour l'intérêt général", tacle Damien Adam, député LREM de Seine-Maritime. "Le nombre réduit, leur non-alignement interne sur certains sujets et la temporalité plutôt malvenue me laissent douter de la capacité à agir et à avoir de l'impact", renchérit un autre macroniste.
Mais ces nouveaux départs poussent aussi à l'introspection dans le groupe et certains parlent ouvertement d'autocritique et de pistes d'amélioration. "Collectivement, on n'a pas été suffisamment horizontal, ouvert. On doit en tirer les conséquences", assure Pacôme Rupin, qui plaide pour "une réorganisation politique au sein de LREM, qui va devoir se réinventer dans les prochains mois". Même Damien Adam, pourtant sévère avec les déserteurs, y voit là un signal.
Je pense que les appels nombreux à modifier le fonctionnement du groupe n'ont jamais abouti.
Damien Adam, député LREM de Seine-Maritimeà franceinfo
"Les quelques modifications qui ont été faites n'ont pas été efficaces", poursuit-il. Alors, quels chantiers ouvrir justement ? Certains plaident pour faire vivre différentes lignes au sein des députés. "Dans ce type de groupe, il faut des courants et ça n'a pas été organisé. Idem au parti : on veut de l'uniforme et ce n'est pas possible", assure Christophe Jerretie, député LREM de Corrèze. "Il faut qu'on s'interroge sur la manière de faire vivre différentes sensibilités au sein du groupe et d'En marche. Il y a une peur de ça, il faut dépasser cette peur", appuie Pacôme Rupin. Pas certain que cela plaise en haut lieu pour le moment. "Il va falloir rappeler qu'après avoir été élus députés en 'marchant', il est dangereux de s'organiser en 'courant'. Sauf à vouloir aller vers une (auto)dissolution", répond un ponte de la majorité.
"La légitimité de Gilles Le Gendre est très faible"
En attendant un hypothétique grand soir à LREM, il y en a un en première ligne qui pourrait faire les frais de ce bazar interne : Gilles Le Gendre, le patron des députés de la majorité. "Notre pauvre Gilles pourrait se retrouver dans le rôle de la victime expiatoire", a bien compris ce même poids lourd du mouvement. Étonnamment, les critiques sont d'ailleurs bien plus sévères en interne que parmi les députés qui ont quitté le groupe.
Je pense que Gilles Le Gendre est clairement remis en cause.
Une députée LREMà franceinfo
"Je pense qu'il a une cour autour de lui, beaucoup d'opacité dans les décisions et un verbe peut-être un peu trop précieux et désespérément optimiste qui doit en agacer certains, qui trouvent cela infantilisant, sans doute", détaille cette même députée. "La légitimité de Gilles est très faible et ça se ressent tous les jours, ce qui pose un problème politique. Si tout le monde marche sur le chef, c'est que le chef ne sait pas 'cheffer'", juge un autre député. Gilles Le Gendre est-il sur la sellette ? D'autres veulent croire, au contraire, que la situation va s'éclaircir pour l'ancien journaliste. "Il va se trouver dans une situation plus simple, sans quelques-uns des garnements qui lui pourrissaient la vie", suppute une figure de la majorité. Reste à savoir si tous les "garnements" ont bien quitté le navire.
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