Législatives : Rachel Keke, la femme de chambre prête à faire "trembler l'Assemblée nationale"
A 48 ans, la gouvernante d'hôtel, figure de la grève historique contre le groupe Accor, se présente aux élections législatives dans le Val-de-Marne, sous l'étiquette de la Nupes.
"C'est une tornade." Dans cette école de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), Patricia écarquille les yeux, tout comme les 200 personnes venues assister, jeudi 19 mai, à la réunion publique de lancement de la campagne aux élections législatives de Rachel Keke (sans accent, elle y tient). L'assistance est suspendue aux lèvres de cette femme de 48 ans. Vêtue d'un haut coloré en wax, cheveux noirs aux reflets violets, agrémentés d'une perle, la Française originaire de Côte d'Ivoire, née dans la commune d'Abobo, au nord d'Abidjan, se surnomme "la guerrière". Son principal fait d'armes : avoir tenu tête au grand groupe hôtelier Accor lors d'une grève de 22 mois, la plus longue de l'histoire du secteur, et obtenu de nombreux droits pour les femmes de chambre de l'hôtel Ibis Clichy-Batignolles, dans le 17e arrondissement de Paris, où elle travaille toujours.
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Dans le préau couvert de fresques colorées, à la manière d'une grande oratrice, la candidate de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) dans la 7e circonscription du Val-de-Marne (Fresnes, L'Haÿ-les-Roses, Rungis, Thiais et Chevilly-Larue) arpente une scène imaginaire et prévient : elle va "faire trembler l'Assemblée nationale". Si elle est élue mi-juin, elle deviendra la première femme de chambre à entrer dans l'hémicycle du Palais-Bourbon.
"Vous êtes des guerriers", a encore martelé la candidate à des lycéens un peu plus tôt dans la journée, lors d'une manifestation contre la baisse de la dotation horaire au lycée de Fresnes. Parmi les élèves qui ont discuté avec elle, Nino, 17 ans, en terminale : "C'est bien qu'une personne avec l'expérience d'une lutte se présente. Elle n'utilise pas d'éléments de langage." Se faire entendre est la spécialité de Rachel Keke, qui a chanté de nombreuses années dans des chorales gospel et rappelle volontiers ses origines de l'ethnie bété, "connue pour son franc-parler".
"J'ai réalisé que je pouvais protéger les autres"
Jusqu'à son arrivée en France, "elle était pourtant discrète", note Tatiana, sa sœur cadette. Rachel Keke est propulsée dans la vie adulte à l'âge de 12 ans, lorsqu'elle perd sa mère, alors enceinte de 7 mois. Après ce drame, elle ne reprend pas l'école, "de tristesse", et s'occupe de ses quatre frères et sœurs. Après le coup d'Etat en Côte d'Ivoire de 1999, elle débarque dans le 18e arrondissement de Paris, puis à Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine). Tour à tour coiffeuse, caissière, aide à domicile pour personnes âgées, Rachel Keke devient ensuite femme de chambre. Pendant quinze ans, elle nettoie jusqu'à 40 chambres par jour. Elle passe ensuite gouvernante et inspecte désormais jusqu'à 100 chambres quotidiennement.
Au matin de son baptême de candidature, jeudi 19 mai, les traits tirés par la fatigue, Rachel Keke fait sa vaisselle. Du balcon de son appartement obtenu dans le cadre du 1% patronal, on voit une tour de près de vingt étages qui surplombe le quartier. En surveillant la cuisson de son riz ghanéen, une recette qu'elle a héritée de son père, chauffeur de bus, elle se remémore ses débuts dans la lutte sociale, lors d'une présentation faite par un syndicat. Rachel Keke travaille alors quelques heures pour 600 euros de salaire mensuel. "Je ne connaissais rien au syndicalisme, ça m'a tout de suite interpellée. Ce jour-là, j'ai compris que je pouvais être accompagnée." Elle se présente aux élections syndicales et l'emporte. "J'ai réalisé que, moi aussi, je pouvais protéger les autres. Ces femmes qui, souvent, ne savent ni lire ni écrire, se font toutes petites, toutes rabougries."
Jusqu'à cette grève, la plus longue de l'histoire du secteur de l'hôtellerie. De juillet 2019 à mai 2021, 20 personnes, dont 17 femmes de chambre, deux gouvernantes et un équipier, tiennent tête au groupe Accor. Il a fallu tenir le piquet de grève chaque jour, de 9 heures à 16 heures. L'hiver venu, pluie, neige, froid décuplent les douleurs provoquées par une tendinite "due à un accident du travail". Les manifestantes résistent face aux insultes, sont même arrosées d'eau. "Je n'arrivais plus à dormir", reconnaît-elle. Certaines collègues subissent des pressions et des menaces de licenciement. Les grévistes obtiennent finalement gain de cause sur la quasi-totalité de leurs revendications, épaulées par le syndicat CGT-HPE : "Maintenant, je touche 1 700 euros net par mois, contre 1 300 euros avant", se réjouit Rachel Keke. En plus des hausses de salaire, les cadences ont été réduites et les frais de déjeuner sont désormais pris en charge.
Ne pas se transformer en politicienne
"Je veux porter ma lutte plus haut. Et c'est à l'Assemblée que tout se décide." La candidate de la Nupes résume son objectif : "Rendre les invisibles visibles." Le personnel d'entretien, les caissières, les agents de sécurité, les éboueurs, les infirmières, les professeurs... Pour ces métiers essentiels, les entreprises font largement appel aux sous-traitants. Et pour Rachel Keke, "la sous-traitance, c'est de la maltraitance." "Il faut que ceux qui vivent la précarité votent les lois", plaide Sylvie Kimissa Esper, 52 ans, amie de Rachel Keke et meneuse avec elle de la grève à l'hôtel Ibis-Batignolles. "Pour l'instant, les députés ne font pas les lits, ils ne lavent pas de salle de bains. Rachel, elle, crache la vérité."
Selon les chiffres de l'Assemblée nationale, dans un hémicycle seulement composé de 0,4% d'ouvriers, 4% d'employés et très peu de personnes noires, Rachel Keke détonnerait. "Vous voulez le français qu'on parle à Sciences Po ? Moi, je parle en 'banlieusard'", scande-t-elle à la réunion publique. Pas question de changer, nous promet celle qui ponctue chaque phrase par un sourire : "Si on s'adapte aux critiques, on devient fou."
Rachel Keke reste naturelle. Un jour, elle porte de longues tresses, le lendemain, des cheveux courts. Peu importe si un membre de son équipe se demande "si les électeurs risquent de moins la reconnaître". Sans s'en rendre compte, elle tchipe – un bruit de bouche de désapprobation typique de cultures africaines et antillaises – quand le pollen la gêne trop, comme pour le réprimander. Elle ne calcule pas non plus tout ce qu'elle dit. Lors d'une réunion de travail où elle doit passer en revue les documents de campagne (tract, bulletin de vote, profession de foi), la candidate demande sans détour : "C'est qui lui ?", en pointant du doigt le visage de Julien Bayou, secrétaire national d'Europe Ecologie-Les Verts.
Dégoûtée par Schiappa, motivée par Coquerel
Et ça marche. "Votre combat est extraordinaire, je vous suis sur les réseaux sociaux", lâche un homme devant l'école Paul Bert de Chevilly-Larue. En tout début de journée, la candidate est venue tracter devant l'établissement. L'accès à l'éducation la préoccupe, elle qui vit avec quatre de ses cinq enfants. "Mon fils aurait pu finir ingénieur, mais il n'a pas trouvé d'alternance. Du coup, il fait livreur de repas et ne veut plus reprendre sa scolarité", confie Rachel Keke, pendant qu'elle déjeune devant sa télé, branchée sur une chaîne d'info. Les enfants sont d'ailleurs rentrés pour déjeuner, un bras de fer s'engage avec sa plus jeune fille, "qui ne travaille pas assez" et pourrait être orientée dans une voie qui ne lui convient pas.
Sa candidature a pourtant failli ne jamais aboutir. Rachel Keke confirme avoir été dégoûtée de la politique à l'issue de la grève. Au journal La Croix (article payant), elle avait même assuré ne "surtout pas [vouloir] se lancer en politique", et avoir "un peu peur d'être récupérée". La gouvernante garde notamment un souvenir amer de Marlène Schiappa. L'ex-secrétaire d'Etat chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes était venue rendre visite aux grévistes. "Elle disait qu'elle nous défendrait et, finalement, qu'elle ne pouvait pas s'ingérer dans un problème qui concernait le privé."
A l'inverse, Rachel Keke se souvient aussi des alliés fidèles. Il y a eu des collectifs féministes, le NPA, et puis plusieurs personnes de La France insoumise, dont le député Eric Coquerel, qui salue sa "ferveur". Début 2022, il l'a invitée à rejoindre le Parlement de l'Union populaire, un groupe composé de militants LFI et de personnalités issues de la société civile pour soutenir Jean-Luc Mélenchon en vue de la présidentielle. Quelques mois plus tard, Hadi Issahnane, militant bénévole de sa circonscription, l'a recontactée pour lui proposer d'être chef de file de la Nupes. Bien que très surprise, elle a accepté. "Je leur ai dit que je ne savais pas faire de politique. Je ne savais même pas si les rôles du titulaire et suppléant étaient les mêmes que dans un syndicat."
"J'ai déjà vu le pire, je n'ai peur de rien"
"Elle aurait pu se présenter dans une circo plus populaire, comme en Seine-Saint-Denis, mais elle tenait à se présenter là où elle vit", note Hadi Issahnane. "Elle n'a pas choisi la facilité, confirme un autre militant du Parti communiste. Cette circonscription peut basculer à droite ou à gauche, avec un électorat où il y a pas mal de cathos de gauche, de centre gauche." Au premier tour de l'élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a rassemblé 31,8% des votes en moyenne dans les villes qui composent la 7e circonscription du Val-de-Marne, 10 points de plus qu'au niveau national. Aux élections législatives, Rachel Keke affrontera l'ex-ministre des Sports, Roxana Maracineanu, candidate pour la majorité sortante LREM.
"Je n'ai peur de rien", affirme celle pour qui l'idée même qu'une femme de ménage "écrase" une ancienne ministre prête à sourire. "Je m'attends à des attaques. Je dis une vérité cruelle que tout le monde n'accepte pas d'entendre. Mais je suis comme un soldat de retour de guerre : j'ai déjà vu le pire dans ma lutte, je n'ai peur de rien", répète-t-elle. Son équipe confirme l'aider à "potasser des questions, connaître des réformes". Si elle devient députée, elle sait qu'elle ne sera "pas seule". "J'aurai une équipe. C'est le cas de tous les députés, non ?" Pour le reste, Rachel Keke mène déjà sa barque. Quand elle est interrogée sur l'origine de l'aide financière qu'elle reçoit pour compenser ses jours non travaillés en ce mois de campagne ou sur sa situation personnelle, elle assume. "Si je ne veux pas répondre ou si je n'ai pas la réponse, je ne réponds pas."
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