"C'est pire qu'au moment du confinement" : avec l'inflation, la précarité étudiante progresse et les associations n'arrivent plus à suivre la demande
Des guirlandes ornent le plafond des Amarres, quai d'Austerlitz, dans le 13e arrondissement de Paris et Freddie Mercury s'époumone sur "Don't stop me now" à travers les baffles installées au milieu de la salle. En ce samedi pluvieux de janvier, comme quatre fois par semaine, 350 étudiants ont rendez-vous pour récupérer un panier alimentaire gratuit, une distribution organisée par l'association Cop1 Solidarités étudiantes qui lutte contre la précarité étudiante.
Martin Juglair, étudiant en master de commerce, et co-responsable de la distribution du jour, nous fait la visite. "La première chose qu'on propose, c'est un panier de légumes : oignons, carottes, pommes de terre, des champignons, des pommes, des bananes et des oranges", liste l'étudiant. Viennent ensuite "les boîtes de thon, de sardines, des conserves de pois chiche", les pâtes bien sûr, le riz puis "les invendus des boulangeries du coin". Une fois l'espace petit-déjeuner passé, sur une dernière table, étudiantes et étudiants peuvent se fournir en shampoing, savon, serviettes hygiéniques, tampons et préservatifs.
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"Ça me permet d'avoir certains produits pour lesquels je me restreins ou même que je n'achète pas parce que ça coûte trop cher", confie ainsi Léon, étudiant master de géographie, dans la file d'attente pour la distribution. "Des fois, il ont de la viande par exemple, c'est des choses que j'achète rarement parce que ça coûte cher", ajoute-t-il. En fin de parcours, les étudiants peuvent aussi récupérer des paquets de gâteaux secs et une part de galette des rois donnée par les boulangeries. "Ce n'est pas avec ça qu'on fait un repas, mais ça apporte un sourire et c'est important", défend Martin Juglair. Il insiste aussi sur le tutoiement et la musique : "Ça permet de déformaliser le truc, d'oublier pendant un moment les difficultés du quotidien."
Cop1 Solidarités étudiantes organise samedi 21 janvier une distribution exceptionnelle sur la place du Panthéon à Paris, là où elle avait tenu sa toute première opération en pleine crise du Covid-19. L'occasion de "mettre en lumière la précarité étudiante, explique Benjamin Flohic, le président de l'association. C'est une nécessité que la précarité étudiante soit un sujet et existe. Elle a besoin de solutions politiques majeures". En 2015, un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales estimait qu'un étudiant sur cinq vivait sous le seuil de pauvreté. C'était avant la pandémie et la crise de l'inflation.
360 créneaux en 20 minutes
On pensait pourtant ces images de files d'attente d'étudiants appartenir au passé, pas si lointain, de la crise sanitaire qui, en les privant de leurs petits boulots, les avait poussés à solliciter les aides alimentaires pour pouvoir manger à leur faim. Mais voilà, deux ans plus tard, le constat de Cop1 est clair : rien ne va mieux. Ou plutôt, tout empire. Des distributions alimentaires, l'association "par et pour les étudiants" n'a jamais arrêté d'en faire, et en organise toujours quatre par semaine à Paris, et une par semaine à Laval, Angers, Marseille et depuis peu à Montpellier. C'est désormais l'inflation qui est dans la bouche de tous les étudiants.
"On a clairement des étudiants qui nous disent : 'L'an dernier ça allait, je m'en sortais. Parfois, je sautais des repas mais ça allait. Là, c'est vraiment plus jouable.'"
Benjamin Flohic, président de Cop1 Solidarité étudianteà franceinfo
"Pendant un an, on avait des étudiants qui avaient perdu leur petit boulot, n'avaient pas la possibilité de bosser, raconte Benjamin Flohic. Ce discours n'existe plus. Aujourd'hui, tout le monde nous dit 'Je suis là à cause de l'inflation, à cause des prix qui sont trop chers, du prix de mon loyer qui s'additionne au prix des aliments beaucoup trop chers'''. Une situation vraie "à Paris comme ailleurs", dit-il. "C'est pire que tout je crois, pire qu'au moment du confinement. On bat des records de vitesse", abonde Catherine Fillon, présidente du Comité de solidarité étudiante Lyon, dont les 360 créneaux de distribution bimensuels partent en 20 minutes.
De nouveaux profils à cause de l'inflation
Les petits boulots ont repris, c'est vrai, mais l'inflation galopante grignote le pouvoir d'achat des étudiants, même ceux qui perçoivent un petit salaire. "Vu que Paris c'est super cher, c'est un moyen génial de s'en sortir. Au lieu de claquer 50 balles de courses, je vais claquer 20 balles, raconte Emile, 21 ans, alternant en design graphique. Si on m'enlève ça, ce serait un peu plus la merde." Léa a travaillé en intérim l'été dernier : "Là, ça devient vraiment compliqué, j'ai épuisé presque tous les sous que je me suis fait cet été. Avec les études, je n'ai pas eu le temps de refaire des missions d'intérim. Il faut bien que je mange !" L'étudiante en philosophie, qui touche une bourse de 500 euros par mois, confie que "ça ne suffit pas, ça ne paye même pas toutes les factures."
"Je n'ai aucune honte à venir. Ceux qui devraient avoir honte sont ceux qui nous mettent dans cette situation politiquement."
Léa, étudiante en philosophieà franceinfo
D'après une étude de l'association Linkee auprès de leurs bénéficiaires, plus de deux tiers d'entre eux ont un reste à vivre de moins de 50 euros par mois après avoir payé leurs factures et leur loyer. Cette association de lutte contre le gaspillage alimentaire s'est mise à organiser des distributions spécifiques à destination des étudiants lors du confinement. Aujourd'hui, elle en organise une par jour en Ile-de-France et une par semaine à Bordeaux, et accueille en moyenne 600 bénéficiaires à chaque fois.
Si le profil général des bénéficiaires n'a pas changé - une majorité de femmes, une proportion importante d'étudiants étrangers et une grande part d'étudiants non boursiers d'après une étude de Cop1 Solidarité étudiante - de nouveaux profils sont apparus, et notamment des étudiants venus de grandes écoles. "Dans ce nouveau public, on retrouve des étudiants de Sciences Po, des étudiants d'écoles d'ingé, des étudiants d'écoles de commerce ou de mode", liste Dominique Laureau, chargée de communication de Linkee. Pourquoi ? "Ils sont moins gênés, car ça a été vachement médiatisé. Les étudiants se rendent compte que c'est un problème sociétal et structurel, que ce n'est pas de leur faute", assure Dominique Laureau.
"Ce n'est pas à nous de faire ça"
Toutes les associations le disent, elles font ce qu'elles peuvent, mais ce n'est jamais assez. "Nous arrivons à un point de saturation", explique Lucas Brossard, membre de l'épicerie solidaire Rennes 2, qui organise trois distributions pour 200 personnes sur le site de l'université du même nom. "Deux heures avant, il y a déjà des gens qui attendent. Ce n'est pas censé être notre boulot de faire ça, c'est trop gros. L'Etat se déresponsabilise", fustige l'étudiant.
"Depuis la création de l'association il y a tellement de précarité qu'on n'a jamais réussi à aider tout le monde. Concrètement, il y a beaucoup trop d'étudiants pauvres pour que les associations soient suffisantes pour y répondre."
Benjamin Flohic, président de Cop1 Solidarité étudianteà franceinfo
Les associations sont pourtant toutes montées en puissance. Cop1 distribue des paniers à 2 000 étudiants chaque semaine, contre 600 l'an passé, et compte ouvrir d'ici la fin du mois de janvier de nouvelles antennes à Lille et Lyon. Linkee a doublé ses capacités de distributions et se déploie à Bordeaux, l'épicerie gratuite de Rennes 2 sature, le CSE Lyon maintient une distribution bimensuelle faute de moyens suffisants... Toutes appellent, à l'unisson avec les syndicats étudiants, à une refonte du système de bourses, en les décorrélant des revenus des parents, et à leur revalorisation.
L'inflation met aussi en danger la pérennité des associations
Un point partagé par la Cour des comptes qui, dans un rapport de février 2022, juge l'action du gouvernement contre la précarité étudiante "décevante" et "pas à la hauteur des enjeux", critiquant notamment "l'absence de données fiables sur la notion de précarité étudiante". Elle appelle "à rendre plus réactives les modalités d’octroi des bourses" et recommande la création d'"indicateurs fiables de la précarité étudiante dans ses différentes dimensions". En 2020-2021, 38% des étudiants étaient boursiers, et percevaient par mois une aide comprise entre 100 et 600 euros.
En attendant, les associations tiennent comme elles le peuvent. "Beaucoup d'associations n'étaient pas parties pour devenir une association structurée, ont fait deux ou trois distributions ponctuelles et n'existent plus aujourd'hui", souligne Benjamin Flohic. D'autres voit aussi l'inflation les mettre en danger. Catherine Fillon du CSE Lyon est inquiète, et ne sait pas si l'association pourra poursuivre ses actions l'an prochain : "On sait qu'on peut tenir jusqu'à la fin de l'année universitaire. Mais on aura asséché nos finances."
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