Morts à l'hôpital : quand des proches en quête d'explications se tournent vers la justice
"J'en ai rien à faire d'une conciliation, d'un règlement à l'amiable. Qu'ils le gardent leur fric. Et pourtant, Dieu sait que j'en ai besoin !" Au bout du fil, Jean-Didier Bonard a du mal à contenir sa colère. Après la mort de son épouse, celui qui était devenu "son aidant" a porté plainte contre l'hôpital Pierre-Oudot de Bourgoin-Jallieu (Isère) pour non-assistance à personne en danger. Alors qu'elle s'était rendue le 4 janvier aux urgences de l'établissement pour une infection au pied, dont elle craignait qu'elle soit liée à son insuffisance cardiaque, Cathy Bonard est morte douze jours plus tard, dans un centre hospitalier de la région lyonnaise où elle avait dû être transférée, après un coma et plusieurs arrêts cardiaques.
Ces deux dernières années, comme Jean-Didier Bonard, de nombreux proches de patients morts après un passage aux urgences ont saisi la justice. Ce mois d'avril 2024 marque les six mois d'un cas devenu emblématique : celui de Lucas, 25 ans, mort à l'hôpital d'Hyères (Var) après avoir attendu plusieurs heures sur un brancard dans un couloir. Sa mère, Corinne Godefroy, a souhaité porter l'affaire devant les tribunaux. Dans les Vosges, ils sont une douzaine à avoir porté plainte après avoir perdu un proche au centre hospitalier de Remiremont, dont la direction a elle-même reconnu "un échec" en octobre. A Eaubonne (Val-d'Oise), trois familles ont annoncé porter plainte contre l'hôpital (qui dit n'avoir connaissance que de deux procédures, dont une classée sans suite depuis).
Une réalité difficile à mesurer
Ces affaires ont reçu une importante couverture médiatique, donnant le sentiment d'un phénomène en recrudescence. "Tout prête à croire que ces situations tragiques sont en forte progression", s'est ému en février un groupe de six députés soutenus par une cinquantaine d'organisations et syndicats du secteur de la santé, demandant la création d'une commission d'enquête à ce sujet.
Les autorités sanitaires ne tiennent pas de décompte officiel de ces morts inattendues après un passage aux urgences. La Haute Autorité de santé (HAS) recense en revanche, de manière plus large, les "événements indésirables graves associés aux soins" (EIGS), c'est-à-dire les complications inattendues "au regard de l'état de santé et de la pathologie du patient et dont les conséquences sont le décès, la mise en jeu du pronostic vital ou la survenue probable d'un déficit fonctionnel permanent". Entre 2021 et 2022, leur nombre a augmenté de 27%, passant de 1 874 EIGS déclarés à 2 385, sans que l'on sache combien de ces "événement indésirables" correspondent à des personnes mortes faute d'avoir été prises en charge rapidement aux urgences. Selon la HAS, cette hausse ne traduit pas une recrudescence des incidents, mais une meilleure remontée de la part des professionnels, dans un contexte où ces événements sont encore largement sous-déclarés.
Du côté de la MACSF, le principal assureur des médecins en cas de litige, on recense une baisse de 5% des plaintes (4 075) en 2022 par rapport à 2021 (4 289). "En moyenne, entre 5 et 7% des réclamations vont se transformer en plaintes auprès d'un procureur ou d'un tribunal administratif, ce qui représente 0,1% des usagers qui passent aux urgences", calcule Jérome Goeminne, directeur du Grand hôpital de l'est francilien et président du Syndicat des manageurs publics de santé. "Quand une plainte est déposée, on reçoit les usagers avec les personnes concernées et on en tire les conséquences pour améliorer nos pratiques", assure-t-il.
En règle générale, les plaignants préfèrent un recours à l'amiable, affirme la MACSF. Cette procédure "permet de réduire les coûts des deux parties", les patients ou leurs proches d'un côté, l'établissement et l'équipe médicale de l'autre, explique son directeur général délégué, Nicolas Gombault. "Cela permet d'aller plus vite, car dans le cas d'un procès devant un tribunal, vous pouvez partir pour quinze ans de procédures, alors qu'en cas d'accord, cela peut être réglé en onze mois."
Deux ans de deuil sans explications
Pourquoi certains proches de victimes choisissent-ils alors la voie, plus couteuse et plus longue, d'une saisine de la justice ? "On ne voulait pas faire d'histoire", assure Angélique Souque. C'est pour cette raison qu'au départ, elle et sa famille ont sollicité le centre hospitalier de Remiremont pour obtenir un rendez-vous et le dossier médical de sa mère, morte une semaine après son admission pour une fracture du fémur, à l'été 2022. Sans penser que cette requête créerait autant de frictions avec l'établissement.
"Je n'ai jamais demandé à ce que l'hôpital pleure avec moi, ni un discours d'éloge sur ma maman. Tout ce que je veux, ce sont des réponses."
Angélique Souque, plaignante contre l'hôpital de Remiremontà franceinfo
Angélique Souque l'assure, elle était prête à "tout entendre" sur l'état de santé de sa mère : une maladie soudaine, une opération qui aurait mal tourné, une erreur médicale... Mais face au manque d'écoute de l'hôpital, elle a fini par douter. Pourquoi mettre autant de temps à lui répondre ? Que s'est-il réellement passé ? Dans le dossier médical qui lui est finalement transmis, la mort soudaine de sa mère reste inexpliquée, affirme-t-elle. Elle décide alors de mêler la justice à cette affaire. Avec son père et ses trois sœurs, ils portent plainte en novembre 2022. Selon elle, ce n'est qu'après cette démarche qu'elle apprend que l'hôpital propose une réunion de conciliation. Ne faisant plus confiance à l'établissement, elle refuse. Presque deux ans plus tard, "quand mes filles me demandent de quoi est morte leur mamie, je ne sais toujours pas quoi leur répondre".
"On sait que toutes nos explications ne pourront rien face à des proches endeuillés. En revanche, il faut que l'on s'améliore sur la communication", plaide Mathias Wargon, urgentiste en Seine-Saint-Denis. "On doit allier une réponse très humaine, qui peut se faire à l'oral, et une réponse juridiquement irréprochable, qui, elle, peut paraître très froide", reconnaît Jérôme Goeminne. "On sait que c'est une tâche très difficile. Pour autant, on travaille d'arrache-pied pour faire en sorte d'y répondre." Contacté, le centre hospitalier de Remiremont n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Une cagnotte pour mener le combat judiciaire
Dans le Var, la mère de Lucas veut aussi des explications de l'hôpital d'Hyères. Si elle s'est rendue au commissariat, c'est "pour mettre devant leurs responsabilités les soignants qui ont eu affaire à mon fils et n'ont rien fait", tance Corinne Godefroy. Avec le retentissement médiatique de la mort de son fils, son histoire a fait tache d'huile. Trois mois plus tard, quand Jean-Didier Bonard a décidé de porter plainte contre l'établissement de Bourgoin-Jallieu, il ne pensait pas que son histoire alimenterait les chaînes d'info en continu : "Au départ, je voulais attaquer l'établissement pour le mettre face à ses responsabilités. Mais maintenant, l'idée est de faire prendre conscience aux gens qu'on peut mourir à cause des négligences de l'hôpital".
Depuis un passage remarqué sur BFMTV en février, il dit avoir reçu plus de 400 messages, appels ou relais de son histoire : "Les gens me soutiennent, ils me disent qu'eux aussi ont connu ces problèmes". Des témoignages qui le confortent dans son envie de ne pas en rester là. "Je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer un avocat, donc je vais monter une cagnotte. Tout l'argent récolté servira pour ce combat judiciaire, puis tout ce qu'il reste sera dédié aux victimes de cet hôpital, puis de tous les hôpitaux", promet cet ancien chauffeur de poids lourds. Il a refusé, en revanche, la rencontre que lui a proposé l'hôpital Pierre-Oudot, préférant formuler une réclamation auprès de l'agence régionale de santé, en plus de sa plainte. De son côté, la direction affirme qu'à "cette heure", il n'a pas été saisi d'un dépôt de plainte par le parquet.
Dans le Val-d'Oise, Marie-Pierre Mazzaggio sait d'ores et déjà que son parcours judiciaire sera long et tortueux si elle veut le poursuivre. Après la mort de sa mère, le 4 janvier 2023, sa plainte contre le centre hospitalier d'Eaubonne a été classée sans suite.
"Elle n'a pas eu de repas, ni de changes au bout de 22 heures. L'hôpital a reconnu qu'il y avait eu des manques, mais rien de plus."
Marie-Pierre Mazzaggio, plaignante contre l'hôpital d'Eaubonneà franceinfo
Dans les semaines qui ont suivi le décès de sa mère, elle crée un groupe Facebook pour réunir les familles qui ont perdu un proche à l'hôpital, et permettre une entraide dans les démarches administratives.
"Ne pas rester sans rien faire"
Bakhta Mélouki a rejoint ce groupe d'internautes. Elle qui travaille dans un cabinet de radiologie veut comprendre ce qui a causé la mort de son père, en janvier 2023. Agé de 75 ans et traité pour la maladie de Parkinson, il entre aux urgences de l'hôpital Simone-Veil d'Eaubonne sur les conseils de son infirmière. Il y restera 36 heures, avant d'être transféré dans un service de gériatrie, où il mourra quinze jours plus tard. "Je n'arrive pas à comprendre que quelqu'un qui arrive en marchant à l'hôpital en reparte en cercueil, aussi vite", lâche sa fille, désabusée. Même si elle n'a pas les moyens de supporter les frais de justice et d'aller au bout de la procédure, elle a porté plainte pour aider les autres familles dans leurs démarches : "J'espère qu'avec l'effet d'accumulation, l'enquête avancera".
Dans les Vosges, Angélique Souque a fondé l'association AJC pour elles pour accompagner les proches endeuillés de patients morts à l'hôpital de Remiremont. "Je n'avais pas la force de me battre seul face à une administration", explique Azzdine Aïssa, dont la mère est morte en juillet 2020 après avoir été hospitalisée dans ce même établissement. "Je ne me sentais pas d'engager des poursuites, jusqu'à ce que je voie des articles de presse et l'existence de l'association."
"Ce n'est pas l'argent qui m'intéresse, je veux juste des réponses à mes questions."
Azzdine Aïssa, plaignant contre l'hôpital de Remiremontà franceinfo
Angélique Souque espère que la structure servira aussi à une prise de conscience collective. "Je ne sais pas si c'est un problème de compétences ou de moyens, mais il faut que ça s'arrête, insiste la mère de famille. On ne peut plus rester sans rien faire, sinon on est complices de tout ça. Il faut qu'on montre aux médecins et au monde politique qu'on n'est pas isolés et qu'on est déterminés."
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