Meilleurs salaires, travail moins pénible : ils sont infirmiers ou médecins et ont quitté l'hôpital public pour le privé
Alors que la crise au sein des hôpitaux se poursuit après onze mois de mobilisation, franceinfo donne la parole à des soignants qui ont quitté la fonction publique hospitalière.
En bloc. Plus de 1 000 médecins hospitaliers menacent d'abandonner leurs fonctions administratives. Ils présentent leur lettre de démission collective mardi 14 janvier, face au manque de moyens et d'effectifs dans les hôpitaux publics.
Un symptôme de plus de la crise qui touche le personnel de la fonction publique hospitalière. David Ball, infirmier, l'a quittée en avril 2018. Il a pris cette décision à la suite d'un burn-out survenu seulement dix-huit mois après être arrivé au service des urgences de l'hôpital de Mulhouse (Haut-Rhin). C'était son premier poste.
Le jeune homme, aujourd'hui âgé de 25 ans, a ensuite été infirmier libéral, pour prodiguer des soins à domicile. Puis il a intégré un laboratoire et travaille désormais dans un établissement privé en tant qu'infirmier psychiatrique, où il assure être "plus épanoui".
De nombreux facteurs ont conduit David Ball à un épuisement professionnel. Au premier rang desquels le "manque d'effectifs", "les locaux inadaptés", "le matériel souvent obsolète ou manquant" et, finalement, le "peu de temps disponible pour soigner les patients". Autant de constats martelés par le personnel mobilisé depuis le début de la grève aux urgences, en mars 2019. Le fonctionnement est, selon David Ball, meilleur dans le privé parce qu'il y a "beaucoup plus de moyens dans les services". "Quand il y a un absent, on fait appel à un intérimaire et on ne demande pas aux agents de revenir sur leur temps de repos", illustre-t-il. Aujourd'hui, l'infirmier a retrouvé du sens dans son travail.
Je rentre le soir en ayant l'impression d'avoir fait du bon boulot. Ce n'était pas le cas du tout quand je travaillais aux urgences, où on faisait du mieux qu'on pouvait mais où on savait que ce n'était pas correct.
David Ball, infirmierà franceinfo
Il n'occulte pas le fait que le salaire dans le privé est plus séduisant que dans le public. "C'est une bonne augmentation de l'ordre de 200-300 euros net par mois", précise-t-il. Sans compter l'existence d'un 13e mois, d'un 14e mois et de primes, ajoute David.
De son côté, Ronan, infirmier de 43 ans, a quitté l'hôpital en novembre 2009 et affirme ne pas regretter ce choix. Son départ a été provoqué par la généralisation, l'année précédente, de la tarification à l'activité ou T2A dans le public et le privé, qu'il désapprouve totalement. "Quand on est dans une entreprise qui se transforme, soit on est d'accord avec son changement de cap et on donne de sa personne pour cette transformation, soit on s'en va. Ceux qui sont restés ont choisi d'y rester", juge-t-il.
"Une liberté qui entraîne d'autres contraintes"
Aujourd'hui installé en libéral au sein d'un cabinet qui compte cinq autres infirmiers, Ronan met l'accent sur la liberté. "Nous choisissons nos périodes de repos. Je ne travaille jamais le jeudi soir pour mes cours de gallo, raconte cet habitant d'Ille-et-Vilaine. Je travaille tous les mercredis soir pour que des collègues puissent être avec leurs enfants. Une autre collègue ne fait jamais les soirs. Une autre souhaite travailler uniquement un week-end par mois", énumère-t-il. Il souligne que la liberté se retrouve dans l'organisation des soins : "Cette liberté entraîne également d'autres contraintes, mais est valorisante à souhait. C'est aujourd'hui ce qu'il manque dans la profession", estime-t-il.
Pour Ronan, qui a fait des remplacements dans des cabinets, puis fondé le sien avant de le quitter en 2016, l'infirmier libéral évolue dans un cadre où la nature de la relation avec le patient change la donne.
Notre 'employeur' est le soigné lui-même. C'est toute la différence.
Ronan, infirmier libéralà franceinfo
Dix ans séparent les départs de David Ball et de Ronan, mais l'hémorragie du personnel hospitalier vers le privé s'accélère depuis quelques années, assure à franceinfo Jacques Trévidic, pharmacien hospitalier à Caudan (Morbihan) et président du Syndicat des praticiens des hôpitaux publics (SPHP). Concernant les médecins, "aucun chiffre officiel ne vient attester de l'ampleur d'un phénomène largement ressenti en ce moment au sein de l'hôpital public", rappelle Le Monde (article abonnés). Mais des données de l'agence régionale de santé (ARS) d'Ile-de-France, disponibles dans une étude publiée en juin 2019 (article payant), permettent de s'en faire une idée. Au cours de l'année 2018, 119 démissions de médecins urgentistes ont été enregistrées, contre 73 en 2017 et 43 en 2015.
Jacques Trévidic explique ce constat par "les difficultés de l'hôpital public", "le poids de la permanence des soins", "les gardes, les astreintes". Des contraintes qui, dans le privé, n'existent que sur la base du volontariat. Le pharmacien, qui exerce dans le même hôpital depuis trente-deux ans, évoque également des rémunérations séduisantes qui permettent aux médecins de parfois tripler leur salaire. De façon générale, il décrit des problèmes sur les débuts de carrière, période sur laquelle "l'hôpital public n'est pas du tout compétitif".
Quand les jeunes médecins voient la dégradation des conditions de travail, l'ambiance et les salaires… Ce n'est pas attractif, l'hôpital public.
Jacques Trévidic, président du Syndicat des praticiens des hôpitaux publicsà franceinfo
Mais il fait part de sa grande inquiétude en voyant un nombre croissant de médecins fuir l'hôpital public en milieu de carrière (c'est-à-dire vers 45-50 ans). Selon lui, il s'agissait jusqu'alors d'un "phénomène rare", car avec l'expérience et l'ancienneté, ceux qui sont encore dans l'hôpital public à ce stade de leur parcours sont "installés". "Ils commencent à s'investir dans la vie de l'institution et ont des postes à responsabilité, chef de service, par exemple." Mais il est de plus en courant qu'ils partent prématurément, constate-t-il.
"Un carcan administratif rigide"
C'est le cas de François Bart, anesthésiste-réanimateur qui vient de quitter l'hôpital Lariboisière, à Paris. A 40 ans, et après onze ans dans le public, il rejoint le privé alors qu'il n'est qu'"à la fin du premier tiers de sa carrière". Pourtant, quitter l'hôpital n'était pas dans ses projets. "On est venu me chercher. J'ai eu une proposition au mois de mai-juin, j'ai laissé passer les vacances et je me suis décidé à la rentrée", raconte-t-il à franceinfo.
Le choix de ce médecin considéré comme un élément moteur de son service est une surprise pour tout le monde. Mais il part "sans être fâché". Il évoque une "lassitude" due à "un carcan administratif rigide".
Il y a beaucoup trop d'instances dirigeantes qui ne dirigent pas, qui sont éloignées des problématiques du quotidien, qui ne savent pas ce que fait un infirmier, ce que fait un médecin.
François Bart, anesthésiste-réanimateurà franceinfo
Il s'est aussi laissé convaincre par une "organisation plus directe" dans le privé "pour faciliter les soins". "La pierre angulaire, c'est la rentabilité. Donc tout est fait pour que cela soit rentable."
Il souligne également que, dans le privé, le praticien peut "choisir sa typologie de malades", c'est-à-dire des cas "légers, moyens, graves ou très graves". Ce choix est impossible à l'hôpital où "on doit faire du léger en étant super rentable – alors qu'il n'y a pas la structure pour que cela le soit – et en même temps faire du très grave qui demande beaucoup de moyens".
Sur le rythme de vie, il rappelle qu'il n'aura plus l'obligation d'assurer cinq à six gardes de 24 heures chaque mois. Une cadence qu'il s'imaginait mal tenir à 50 ans. Et la question du salaire ? "Je ne pars pas pour l'argent, même si ce n'est pas négligeable", dit-il, en précisant que sa rémunération sera "probablement multipliée par deux". "Si mon salaire était resté le même, mais que je n'avais plus eu à faire de gardes, je serais aussi parti", insiste-t-il. Pour lui, sa nouvelle situation se résume ainsi : "Davantage de satisfaction au travail et moins de temps dans les locaux" avec "une hausse de la rémunération et une baisse de la pénibilité".
Rien à gagner pour les aides-soignants
Si basculer dans le privé s'accompagne de nombreux bénéfices pour les infirmiers et les médecins, la situation est nettement différente pour les aides-soignants. "Pour nous, il n'y a rien à gagner dans le privé comparé au public", tranche auprès de franceinfo Ed*, aide-soignant dans un établissement public de la région lyonnaise. "Il y a aussi des mauvaises conditions de travail dans le privé, comme dans les Ehpad. De plus, le salaire est très bas et non négociable puisque c'est l'ARS [agence régionale de santé] qui fixe les prix et non la structure", explique-t-il.
L'évolution de carrière pour les aides-soignants est nulle dans le privé, alors que dans le public, on peut passer des concours pour accéder à des emplois de catégorie A.
Ed, aide-soignant dans le publicà franceinfo
Ed assure à franceinfo ne pas vouloir quitter l'hôpital public malgré les contraintes : "Je suis mobilisable à 100%, 24 heures sur 24. Par exemple, si demain il y a un plan blanc [déclenché en cas de situation sanitaire exceptionnelle] et que l'hôpital m'appelle, je dois y aller. C'est normal, c'est le service public."
Cet attachement au service public est partagé par une anesthésiste parisienne, syndiquée depuis peu, qui souhaite garder l'anonymat. Après avoir envisagé de quitter l'hôpital en 2016, elle a finalement décidé de rester. "C'est une vraie richesse de notre pays de pouvoir soigner les plus pauvres, défend-elle auprès de franceinfo. Tant mieux si ça pète, peut-être que cela va faire bouger les choses."
Mais combien de temps le personnel hospitalier va-t-il tenir ? Pierre, manipulateur radio à l'hôpital des enfants au CHU de Purpan, à Toulouse, fait état de son ras-le-bol auprès de franceinfo. Il n'est pas sûr de trouver la force de continuer : "On charge la mule, on charge, on charge, et à un moment donné, quand il n'y a aucune reconnaissance, que du mépris, pas de moyens… J'en arrive même à penser à démissionner."
* Le prénom a été modifié
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