Coronavirus : "Le sida a marqué ma vie définitivement, je ne pensais pas avoir à vivre encore un truc comme ça, qui pourrait marquer ma carrière de soignante"
Yannick Tolila-Huet, responsable de la chambre mortuaire de l'hôpital Bichat à Paris, témoigne de la tristesse qu'elle ressent, notamment, à ne pas pouvoir présenter le corps des défunts à leur famille.
"Le sida a marqué ma vie définitivement, je ne pensais pas avoir à vivre encore un truc comme ça qui pourrait marquer ma carrière de soignante", témoigne, vendredi 17 avril sur franceinfo, Yannick Tolila-Huet, responsable de la chambre mortuaire de l'hôpital Bichat à Paris. C'est dans cet établissement qu'un malade du Covid-19 est mort, pour la première fois en France, au mois de février. Depuis, bien d'autres victimes l'ont rejoint et cette soignante, cadre sanitaire, sait que cette épidémie ne la laissera pas indemne.
>> Suivez les dernières informations sur l'épidémie dans notre direct
franceinfo : Combien avez-vous eu de morts à déplorer ?
Yannick Tolila-Huet : On a eu le premier patient en février, le touriste chinois qui est décédé. On ne pensait pas que ça prendrait une telle ampleur. Du coup, on lui a fait une petite pièce spéciale, pour lui tout seul. Et puis après....Je ne les compte plus. Une bonne centaine, je ne sais pas. Nous, ça nous traumatise, c'est-à-dire qu'il y en a tellement, tellement, tellement, qu'on se demande quand ça va s'arrêter. C'est vrai que du coup nous, on est assez furieux quand on voit que le confinement n'est pas respecté, quand on voit que les gens sont dehors. On se dit : oui ça diminue, mais est-ce que ça ne va pas repartir comme une traînée de poudre dans quelques semaines, dans quelques mois ?
Qu'est ce qui a changé dans votre métier ?
Ce qui a vraiment changé, c'est le nombre de décès, la quantité de patients. On avez environ 1000 décès par an, soit trois par jour. Là on est arrivé à 10 voire 11 décès par jour avec la peur de ne pas savoir où les mettre, de ne pas savoir comment on va les conditionner. Nous, notre but c'est de faire en sorte que les patients soient présentables, habillés, prêts, beaux, maquillés, avec les vêtements que nous ont donnés les familles. On demande aux gens : est-ce que votre maman était coquette ? Est-ce que vous voulez qu'on taille la moustache ? Là, on est tous un peu tendu et sur les nerfs.
Ce n'est plus possible tous ces soins ?
Non ce n'est plus possible. On n'ouvre pas la housse mortuaire, on ne prendra pas le risque. Ça me fait penser aux années SIDA où l'on prenait énormément de précautions au début de la pathologie. On prenait de la vaisselle jetable, des draps à usage unique, on mettait même les draps dans des sacs hydrosolubles. On faisait des tas de choses qui ce sont avérées inutiles par la suite parce qu'on a appris que ça se transmettait par le sang et le sexe. Pour le coronavirus, on sait que ce sont les gouttelettes de salive mais est ce que les liquides biologiques sont contaminants ? On ne sait pas. On a déjà assez de mal à faire des prélèvements sur les vivants, on ne va pas commencer à prélever les morts. Tant qu'on ne sera pas sûr que nos patients ne peuvent pas contaminer nos agents, on prendra un maximum de précautions. Même si c'est au détriment du deuil des familles, je peux comprendre que ça doit être très compliqué pour elles, mais il faut bien comprendre que c'est compliqué pour tout le monde le coronavirus.
Votre métier n'est plus du tout le même ?
On est triste de voir tout ça, de ne plus recevoir les familles, présenter nos patients. On n'a aucun mot pour consoler les familles. On ne peut plus leur dire : "regardez comme elle est belle votre maman, elle est toute reposée votre maman, elle n'a plus l'air de souffrir." Là, on ne peut plus rien dire. On ne peut plus toucher les gens, on ne peut plus rien faire de ce que l'on savait très, très bien faire avant.
Dans quel état d'esprit êtes-vous ?
On est fatigué, j'ai pris dix ans là. J'ai les cheveux longs, je suis cernée, je suis fatiguée, ça c'est le changement physique. Moi, le sida a marqué ma vie définitivement, je ne pensais pas avoir à vivre encore un truc comme ça, qui pourrait marquer ma carrière de soignante. On voit arriver des gens et trois semaines après, ou ils s'en sont sortis, où ils sont morts : ça reste des épidémies qu'on n'oubliera pas. Surtout au XXIe siècle de se dire que c'est possible, c'est surréaliste. Je me dis qu'un jour je vais me réveiller et que ça va juste être un film de science fiction. Ce qui est surréaliste c'est qu'on soit obligé de se confiner pour enrayer cette épidémie, qu'on en voit autant, qu'on voit autant de gens mourir. Je crois que c'est une grande première dans le milieu médical. À part la grippe espagnole, la peste bubonique, on va sûrement avoir un jour une expression qui dira : ah oui, c'était comme le coronavirus.
Craignez-vous une deuxième vague ?
Oui. Quand je vois tout le monde se promener dans la rue, je le crains. Je me dis qu'on n'a pas fini d'en baver.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.