Covid-19 : comment les hôpitaux psychiatriques font face à la deuxième vague
Les soignants s'attendent à ce que la crise économique et sociale ait des répercussions massives sur la santé mentale des patients. Ils craignent de ne pas avoir les moyens de répondre à toutes les demandes.
"Ils avaient une vie et cette vie n'est plus possible". Depuis la rentrée, Faycal Mouaffak, psychiatre à l'hôpital de Ville-Evrard, à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis) voit affluer de nombreux nouveaux patients dans son service. Souvent sans antécédents, ils consultent pour des troubles psychotiques, dépressifs, des burn-out, des angoisses, du stress post-traumatique ou encore des tentatives de suicide. Parmi eux, il y a cette femme qui a passé tout le premier confinement du printemps avec ses enfants et son mari et qui a vécu une cohabitation très violente. "Elle a reçu et donné des coups et a fini par faire une tentative de suicide. Si elle n'avait pas été confrontée à cet isolement pendant un mois, elle n'aurait peut-être pas eu ce geste-là", suppose Faycal Mouaffak.
Il y a aussi ces trois jeunes dealers qui se sont retrouvés dans l'incapacité de se déplacer à Paris pour vendre leurs produits. "L'un s'est jeté du deuxième étage, l'autre a avalé des médicaments et le dernier a tenté de s'immoler par le feu". Il y a encore ces patients qui sont arrivés aux urgences avec des hallucinations, des bouffées délirantes, parfois messianiques. Certains entendaient des voix depuis des années et n'avaient jamais eu besoin de consulter. Mais "l'épidémie les a isolés et ils ont complètement décompensé [rupture de l'équilibre psychique]", explique le médecin.
Des renforts durant la première vague
Comme pour l'hôpital de Ville-Evrard, de nombreux établissements psychiatriques ont vu arriver, après la première vague épidémique, la "vague psychiatrique". Selon un rapport du ministère de la Santé, le confinement et la crise économique et sociale ont augmenté les addictions, les symptômes dépressifs et anxieux, dans la population mais aussi parmi les personnels soignants. A ce jour, les données épidémiologiques manquent toutefois pour mesurer réellement l'impact psychiatrique de la crise sanitaire sur les patients.
On a eu un afflux très très important au mois de juin, avec des journées de travail où l'on recevait 25 patients en consultation aux urgences alors qu'en temps normal on ne dépasse pas les sept-huit patients.
Faycal Mouaffak, psychiatreà franceinfo
Après une relative accalmie durant le confinement – en raison notamment de la fermeture des accueils de jour et de la difficulté à garder le contact avec les patients –, les patients ont déferlé à partir du mois de juin et les services ont dû à nouveau s'adapter, souvent avec moins de lits qu'au printemps. Pendant le confinement, "nous avions une cellule spéciale de 10 lits, très bien organisée, avec des télévisions pour que les patients isolés ne s'ennuient pas, témoigne Camille*, infirmière en psychiatrie dans un établissement de Seine-Maritime. On avait tous les jours des éducateurs en renfort qui venaient nous aider, emmenaient les patients prendre l'air, se promener, faire de la sophrologie, c'était vraiment bien", regrette-t-elle aujourd'hui.
En Ile-de-France, au printemps, une cellule de régularisation chargée de répartir les patients dans les établissements de la région est mise en place. Des cellules spéciales Covid (90 unités créées, soit 1 100 lits réservés aux patients testés positifs, selon le ministère de la Santé) sont ouvertes. Mais ces services ne durent pas. A la fin du confinement, la plupart de ces cellules ferment, pour faire de la place ou parce qu'elles n'ont jamais été occupées. La cellule francilienne s'arrête également en septembre, malgré la hausse des contaminations et hospitalisations.
Des services en tension continue
L'arrêt de ces structures s'ajoute à une situation déjà compliquée dans les établissements, en proie à de nombreuses carences structurelles. Depuis les années 1970, le nombre de lits en psychiatrie dans les établissements publics et privés est passé de 100 000 à 60 794 en 2002, et à 57 000 en 2015, à la faveur de l'ambulatoire, rappelait ainsi Libération en 2018. "On est déjà en déficit de tout en psychiatrie, alors quand il y a une crise, c'est encore pire ! On manque encore plus de personnels, de moyens, d'attractivité", alerte Marion Leboyer, psychiatre à l'hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne).
Surtout que les patients en psychiatrie arrivent souvent en décalage des vagues épidémiques. "Donc maintenant on se débrouille comme on peut, entre ceux qui arrivent, ceux qui reviennent et ceux qui sont testés positifs", déplore Camille. Pour les semaines à venir, l'infirmière estime que les soins dans son établissement vont en pâtir.
Les patients positifs ne pourront plus avoir accès aux activités, ils vont tous être mis dans la même salle télé à regarder BFM à un mètre d'écart.
Camille, infirmière en psychiatrieà franceinfo
"En temps normal, on n'a pas assez de lits, mais là c'est encore plus difficile. Dans les chambres doubles, on a dû condamner un lit sur deux pour éviter les contaminations, ce qui réduit encore plus nos capacités", renchérit Faycal Mouaffak. "Nous sommes en train de regarder si on pourrait isoler quatre chambres au niveau d'un couloir, mais même une fois qu'on a réglé ça, il faut régler la question du personnel. Quels patients pourront être reçus, par quelles équipes, et ça fera une surcharge de travail, anticipe son collègue Benoît Marsault, psychiatre et chef de pôle à l'hôpital de Ville-Evrard.
Manque de personnel et incertitudes
Depuis la rentrée, l'augmentation du nombre de tests et la hausse des contaminations ont un impact direct sur le personnel. "Avec le nombre de cas positifs et la consigne de rester confiné sept jours, on se retrouve face à une pénurie d'infirmiers", déplore Delphine Glachant, psychiatre à l'hôpital Les Murets, dans le Val-de-Marne.
Lors de la première vague, on pouvait demander ce qu'on voulait. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Quand il manque du personnel, on n'a pas forcément les intérimaires demandés.
Delphine Glachant, psychiatreà franceinfo
Sevan Minassian, psychiatre à la maison des adolescents de l'hôpital Cochin, à Paris, dresse le même constat. "On a plein de soignants épuisés qui s'arrêtent, il y a des cas contacts partout, décrit le psychiatre, lui-même testé positif et en arrêt. Même en faisant attention, en ne mangeant plus ensemble, en aérant, en gardant toujours notre masque, en limitant les réunions... On s'infecte les uns les autres et on manque de personnel."
Après l'annonce du gouvernement d'un nouveau confinement, l'heure est donc à l'incertitude générale. "Je m'attends à ce qu'on ait des restrictions de consultations, que les cellules spéciales ne rouvrent pas, puisque c'est la tendance du gouvernement de réduire le nombre de lits en psychiatrie", déplore Delphine Glachant. Surtout, plusieurs indicateurs montrent que la deuxième vague pourrait être pire que la première. "On sait ce qu'il va se passer, on va être en sous-effectif, on va devoir faire avec, bricoler, se mettre à disposition... on va devoir faire beaucoup plus avec moins de moyens, présage Sevan Minassian.
Une nouvelle vague est devant nous. On sait que la crise économique, les difficultés financières que vont subir les gens vont s'accompagner de dépressions, de troubles anxieux, suicidaires.
Marion Leboyer, psychiatreà franceinfo
Marion Leboyer dit également s'attendre à devoir gérer les conséquences neurologiques à long terme du coronavirus, à ce jour très peu connues. "On voit que le virus a un tropisme pour le cerveau et que les conséquences inflammatoires de l'infection augmentent le risque de pathologies psychiatriques", affirme-t-elle, précisant que des études sont encore en cours.
Des outils et pratiques déjà installés
En attendant les effets de la "seconde vague", les soignants disent toutefois aborder les mois à venir avec quelques acquis. Déborah Sebbane, psychiatre au centre de santé mentale de Lille métropole (Nord) et présidente de l'Association des jeunes psychiatres et des jeunes addictologues (AJPJA) a observé pour l'OMS les pratiques des hôpitaux durant l'épidémie.
Les établissements ont quasi tous déclaré qu'ils voulaient maintenir les lignes d'écoute téléphonique, la télé-médecine, les sites internet pour donner des conseils, le déploiement d'équipes mobiles à domicile...
Déborah Sebbane, psychiatreà franceinfo
La sensibilisation aux gestes barrières, la mise en place de la coordination, difficiles et longues à installer au printemps, n'auront a priori plus à être faites. "On s'est déjà réunis pour réfléchir à ce qu'on allait garder, peut-être ce qu'on allait assouplir, complète Marine Lardinois, psychiatre au pôle pour adultes de l'hôpital Théophile-Roussel dans les Yvelines et vice-présidente de l'AJPJA. Pour elle, l'un des enjeux est de continuer à garder le lien avec les familles des personnes hospitalisées. "Elles connaissent extrêmement bien leurs proches, on a besoin qu'elles puissent venir les voir, sortent avec eux et voir comment ils peuvent se rétablir dehors", explique la soignante.
On a mis en place des protocoles assez clairs : nombre de visites par semaine, nombre de personnes, pour quelle durée, en fonction de l'état de santé des personnes hospitalisées... On a déjà un arbre décisionnel pour aider à la gestion des admissions.
Marine Lardinois, psychiatreà franceinfo
Les soignants espèrent ne pas perdre le contact avec leurs patients, comme lors du premier confinement. La délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie a estimé qu'à cette période 10% des malades avaient été perdus de vue, cite Le Monde (édition abonnés). "On va renforcer la téléconsultation, parce qu'une interruption de prise en charge en psychiatrie, c'est très grave. Mais ça reste possible quand les gens sont équipés, or nos patients sont souvent très fragiles au niveau de la santé et ont aussi de grandes difficultés économiques", s'inquiète Marion Leboyer.
Autre vigilance : garantir le respect des droits des patients malgré le manque de moyens. En juin, la contrôleure générale des lieux de privation de libertés, Adeline Hazan, avait activé une procédure d'urgence envers un hôpital du Val-d'Oise après que certaines chambres ont été fermées à clé 24 heures/24. La directrice de l'établissement avait reconnu une "confusion" entre l'isolement psychiatrique et le confinement. "Le droit n'a pas toujours été respecté, les conditions d"hospitalisation ont pu être très liberticides, il ne faut pas s'enfoncer dans ces travers-là", prévient Déborah Sebbane. Pour la psychiatrie, il y aura eu peu de répit entre les deux premières vagues. "On n'est plus dans de l'exceptionnel, l'épidémie s'est normalisée, constate Sevan Minassian. On est résignés, mais on nous a appris à l'être."
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée
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