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Covid-19 : pourquoi le télétravail peine-t-il à s'imposer, malgré les consignes du gouvernement ?

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Le télétravail est loin d'être généralisé dans les entreprises qui en auraient pourtant la possibilité. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Face à la méfiance de certaines entreprises et à la lassitude d'une partie des employés, la mesure, préconisée pour freiner l'épidémie, ne parvient pas à se généraliser. D'autant qu'elle n'est pas obligatoire.

"Le télétravail sera systématisé et j'appelle tous les employeurs et les télétravailleurs à y avoir recours à chaque fois qu'ils le peuvent." Dans son discours du 31 mars, Emmanuel Macron a évoqué le travail à distance comme un des moyens de limiter la propagation de l'épidémie de Covid-19. "Au moins quatre jours sur cinq en télétravail, c'est l'objectif qu'il faut atteindre. Et, reconnaissons-le, beaucoup d'entreprises en sont loin aujourd'hui", s'était de son côté inquiété Jean Castex le 18 mars. En décembre, un baromètre publié par le groupe mutualiste Malakoff Humanis estimait à 31% le nombre de salariés ayant en partie télétravaillé dans le mois, contre 41% en mai, à la sortie du premier confinement, et 30%... en novembre 2019, avant la crise du Covid-19. A l'époque, la durée moyenne télétravaillée était en revanche très inférieure à celle d'aujourd'hui.

Les télétravailleurs étaient encore moins nombreux cet hiver (26% en février), selon les estimations de la Dares, le service statistique du ministère du Travail. Et en janvier, dans un autre baromètre commandé à l'institut Harris Interactive par le ministère, 36% des actifs estimant que leur travail pouvait se faire à distance disaient continuer de se rendre sur leur lieu de travail, volontairement ou non, un taux en hausse par rapport à novembre (30%).

L'enjeu n'est pas anodin alors que les contaminations suivent une pente ascendante. Une étude publiée en décembre par l'institut Pasteur avançait que, parmi les 45% de personnes interrogées qui pensaient savoir où elles avaient attrapé le virus, 15% citaient le milieu professionnel. Un autre indicateur de cette étude semble plus parlant encore : les contaminations étaient 30% moins nombreuses chez les personnes en télétravail cinq jours sur cinq (contre 24% pour celles qui alternaient entre présentiel et distanciel).

Si le télétravail est un des leviers pour contrôler la situation sanitaire, pourquoi n'est-il pas davantage employé ? C'est là que l'avis des observateurs interrogés par franceinfo diverge.

"Une question de contrôle des employés"

"Je commencerais par dire qu’en temps normal, quand un employeur veut imposer quelque chose, il y arrive." Pour Camille Planchenault, représentant du syndicat Sud Travail-Affaires sociales au ministère du Travail, la situation actuelle s'explique avant tout par les réticences des entreprises. Dans un même secteur, la part de télétravail diffère fortement d'une structure à une autre, constatent les inspecteurs du travail avec lesquels il échange. Certaines entreprises "ne jouent pas le jeu", assure-t-il.

Le télétravail leur demande une nouvelle organisation et des contraintes matérielles "qu'elles ont su gérer lors du premier confinement, mais qu'elles n'ont pas forcément envie de gérer à nouveau".

"On en est à faire des mises en demeure parce que des entreprises ne veulent pas mettre en place le transfert d’appels sur les portables de leurs salariés, qui sont donc obligés de revenir au bureau pour répondre aux coups de fil."

Camille Planchenault, représentant Sud au ministère du Travail

à franceinfo

La question ne se limite pas au secteur privé. Natacha Pommet, secrétaire générale de la fédération Services publics de la CGT, constate des résistances dans certaines collectivités locales, notamment les mairies, "qui ont des appréciations assez différentes de la gravité de la situation". Et donc de l'opportunité de laisser leurs agents télétravailler (à l'exception notable des personnes vulnérables). "Ce n'est jamais exprimé à l'écrit, mais à l'oral on leur explique qu'on a besoin de les voir, qu'il est important de maintenir des réunions de travail en présentiel…" Les moyens techniques sont parfois un écueil. Natacha Pommet estime néanmoins que, "la plupart du temps, c'est une question de contrôle des employés".

"La mayonnaise prend moins bien"

C'est aussi l'analyse que fait le spécialiste en sciences de la gestion et du management René Bancarel, enseignant et doctorant à l'université Paris-1, qui a suivi l'implémentation (la mise en place) du travail à distance dans trois établissements d'enseignement supérieur pendant l'épidémie. Dont un établissement privé où la présence est imposée à tous les employés depuis mai. "La réponse officielle est que, tout le monde ne pouvant pas télétravailler, il serait injuste que certains puissent le faire. La raison sous-jacente est sans doute une méfiance", estime-t-il. Il la perçoit notamment dans le discours des encadrants : "Maintenant que le confinement est terminé, on va pouvoir se remettre au travail", a-t-il entendu. Un décalage qui trouve sa source dans des approches différentes du management : quand ce ne sont pas tant les résultats des employés qui sont évalués, mais leur activité, "le télétravail rend cette observation plus difficile et les chefs sont perdus".

François Dupuy, également sociologue du travail, nuance le point de vue. Entre avril et novembre, il a étudié l'implémentation du télétravail pour le compte de neuf grandes entreprises, administrations et collectivités. Celles dont l'organisation est très "bureaucratique", qui travaillent à "un rythme prévisible", n'ont pas eu de mal à s'adapter au télétravail, estime-t-il. Elles ont continué de l'accepter après la première vague de l'épidémie. Ce sont celles "où tout repose sur la souplesse", dont les employés doivent travailler dans des délais très courts et savoir improviser, "pour lesquelles le télétravail a constitué une régression". Il cite l'exemple d'une entreprise de gestions d'actifs, dont les riches clients "attendent des réponses à leurs demande de façon presque immédiate". Déjà plus sceptiques que d'autres sur le télétravail avant la crise, ses dirigeants ont fait revenir tous leurs employés à la sortie du premier confinement.

"De chez soi, il est difficile de générer du collectif, et de faire que les gens s'écoutent", ajoute Jean-François Foucard. En tant que secrétaire national en charge de l’emploi à la CFE-CGC, il représente des cadres, concernés par cette question à la fois comme employés et comme encadrants. Et voit des explications aux réticences des employeurs : "Les gens sont de plus en plus fatigués, de moins en moins tolérants, la mayonnaise prend moins bien..."

"Cela se ressent de façon opérationnelle", constate également Antoine Plantier, PDG de SharingCloud, qui vend aux entreprises des outils pour organiser des espaces de travail partagé. Il est loin d'être un sceptique du télétravail, mais il observe que ce télétravail de crise "rend plus difficile d'avancer sur des sujets complexes, qui nécessitent de l'échange et la confrontation de points de vue".

"On en a marre d'être claquemuré"

La lassitude des salariés est l'autre frein à la généralisation du télétravail. "L'entreprise est aussi un lieu social", rappelle la psychologue du travail Anne-Charlotte Dupond. Beaucoup de ses patients "sont d'accord pour trois jours de télétravail par semaine, à la rigueur quatre, mais pas 100%" : la normalité leur manque, la collaboration est moins fluide, la solitude leur pèse.

Ainsi, Jean-Luc Molins, secrétaire national de l’Ugict-CGT, syndicat de cadres, connaît "une personne qui a eu une leucémie", ce qui la rend plus vulnérable au Covid-19, "mais qui ressent le besoin de venir un ou deux jours au travail, pour changer de cadre et sortir de chez elle". Dans le secteur des banques et des assurances, le jour de présence autorisé par les consignes du gouvernement est "globalement utilisé" par les télétravailleurs, explique de son côté Luc Mathieu, secrétaire général de la fédération CFDT du secteur, "car tout le monde en a marre d'être claquemuré".

Un appel "à la responsabilité" des entreprises

"Ce qui fait le sel du travail, et qui lui donne du sens, ce sont les rencontres, tout ce qu'il y a autour. Les gens en ont marre du télétravail", appuie Jean-François Foucard, persuadé, lui, que les cadres et les employés qui souhaitent rester à distance, par goût de l'autonomie ou crainte du virus, sont minoritaires.

Les indicateurs sont plus nuancés. Selon le baromètre de Malakoff Humanis, l'éventualité d'une obligation du télétravail était redoutée en décembre par 35% des managers interrogés, mais aussi par 30% des employés. Dans les entreprises qui laissent le choix à certains salariés de télétravailler ou non, 40% de ceux qui sont revenus sur site en février l'ont fait à leur propre demande, constate la Dares.

Comment, alors, pousser davantage d'entreprises et de salariés à pratiquer le télétravail au moins quatre jours sur cinq ? Dans la foulée du discours de Jean Castex, le gouvernement a demandé aux préfets des pistes d'actions, rapporte Le Figaro. En Ile-de-France, la Direccte, dont dépend l'inspection du travail, a écrit aux entreprises pour les "appeler à la responsabilité" et tenter d'éviter "des mesures plus contraignantes", explique-t-elle au Parisien. En février, le ministère du Travail annonçait un renforcement des contrôles en entreprise.

Une recommandation, pas une obligation

Un discours qui se heurte à une réalité : l'absence de contrainte juridique. En période de pandémie, le Code du travail autorise un employeur à placer un salarié en télétravail qu'il le veuille ou non, et même si la convention collective ne le permet pas. Mais il s'agit d'une autorisation, pas d'une obligation. Car "aucun texte, nulle part, n'impose aux employeurs de mettre ses salariés en télétravail", déplore Camille Planchenault, le syndicaliste du ministère du Travail. La seule obligation pesant sur les employeurs, instaurée par les articles 4121-1 et 2 du Code du travail, est d'assurer la santé de leurs employés, et de mettre en place des actions contre les risques auxquels ils sont exposés. "Le télétravail est la manière la plus simple de le faire, mais l'inspection du travail ne peut pas l'imposer", quel que soit le protocole édité par le ministère, explique-t-il. Le Conseil d'Etat l'a rappelé en décembre.

S'agissant de pousser les entreprises à appliquer le télétravail, l'inspection du travail est donc "un tigre de papier", ironise Camille Planchenault, qui souhaiterait l'imposition d'une règle claire par décret. "Nous pourrions alors prendre des mesures de fermeture administrative". En l'état, les inspecteurs du travail peuvent menacer d'un référé devant le juge ou adresser une mise en demeure pour sommer une entreprise de mieux protéger ses employés. "Le non-respect est passible d'une amende de 3 750 euros [par employé concerné par le risque]. Autant dire que ce n'est pas très dissuasif…" Natacha Pommet fait le même constat dans les collectivités locales. "Les ministères peuvent faire des recommandations", mais l'Etat n'a pas de pouvoir coercitif sur les mairies. "Pour que ça évolue, il faudrait des clusters…"

"Ce que dit le gouvernement, tout le monde s'en fiche. S'il veut imposer le télétravail, il n'a qu'à faire une loi, résume moins diplomatiquement Jean-François Foucard, de la CFE-CGC. C'est un shérif qui tire des balles à blanc." Et le syndicaliste de rappeler que, selon les derniers chiffres communiqués par le ministère au Monde, seules 55 mises en demeure ont été adressées aux entreprises à ce sujet depuis octobre.

"En mars 2020, ça a marché parce que tout le monde a été saisi par un moment exceptionnel", se souvient Luc Mathieu, de la CFDT. La fermeture des écoles contraignait beaucoup de parents à ne pas quitter leur foyer. "Et les entreprises ont eu peur d'être mises en cause : il n'y avait pas de masques, pas de gel, rien n'était fait en matière de protection pour les salariés." Un an plus tard, même si beaucoup de Français restent éloignés de leurs bureaux, il est difficile d'imaginer qu'un recours au télétravail aussi massif puisse se reproduire.

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