Pénurie de masques : l’ex-directeur de l’ARS Grand Est dénonce les carences de l’État
Alors que les auditions des commissions d’enquête parlementaires mettent en lumière les dysfonctionnements dans la crise du coronavirus, Christophe Lannelongue fustige le manque de préparation et de réaction de l’État. Retour en cinq étapes sur les coulisses de la crise.
Alors que les auditions des commissions d’enquête parlementaires mettent en lumière les dysfonctionnements dans la crise du coronavirus, Christophe Lannelongue, l’ancien directeur de l’agence régionale de santé (ARS) Grand Est fustige le manque de préparation et de réaction de l’État : "Nous n’étions pas préparés car nous n’avions pas la capacité de mettre en œuvre la stratégie préconisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ‘tester, isoler, soigner’, de façon à casser la chaîne de diffusion de l’épidémie." Interrogé par la cellule investigation de Radio France, trois mois après son éviction en Conseil des ministres qu’il conteste devant le Conseil d’État, Christophe Lannelongue, revient sur ses critiques.
Son témoignage avait constitué un temps fort des commissions d’enquête parlementaires sur la gestion de la pandémie de Covid-19 au Sénat, le 9 juillet 2020, et à l’Assemblée nationale, le 22 juillet 2020. "L’administration centrale a été trop sourde et trop aveugle à la situation critique dans la région Grand Est", affirme cet ancien membre des cabinets de Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement qui a rejoint son corps d’origine, l’inspection générale des Affaires sociales (Igas).
14 février 2020 : "Le scénario d’une pandémie n’est pas retenu"
"Vu de l’ARS Grand Est, il y a eu une forte sous-estimation du risque durant le mois de février", soutient Christophe Lannelongue. Avec le recul, quelques lignes nichées au milieu d’un compte rendu austère d’une réunion avec les autorités sanitaires permettent de mieux comprendre l’état d’esprit général à ce moment-là.
Le 14 février, l’ARS Grand Est participe à une réunion avec le centre de crise sanitaire (CCS) piloté par la direction générale de la Santé. Dans le compte rendu effectué par un membre de l’ARS Grand Est à l’issue de ces échanges, on peut lire que si la direction générale de la Santé s’attend à ce qu'"une vague épidémique" arrive avec une "forte probabilité" sur le sol français, en revanche, le "scénario du pire (pandémie) n’est pas retenu actuellement" par les autorités sanitaires.
Contactée, la direction générale de la Santé (DGS) explique que "l’État français s’est mis en alerte bien plus tôt que la plupart des autres pays sur la question du coronavirus".
>> Lire les réponses de la DGS à la cellule investigation de Radio France
17 février 2020 : une alerte sur les masques pas entendue A partir du 17 février cependant, l’épidémie est sur le point de flamber. Le rassemblement évangélique à Mulhouse constitue l’un des points de départ du virus sur le sol français. C’est justement le 17 février que l’ARS Grand Est commence à s’inquiéter du manque de masques et d’EPI (équipements de protection individuelle) auprès de la direction générale de la Santé et lui demande des instructions. Cette demande restera sans réponse.
"Lorsque nous expliquons que nous craignons de ne pas avoir assez de masques, témoigne Christophe Lannelongue, nous avons alors une vision encore un peu partielle des choses, nous ne savons pas encore ce qui va nous arriver. Mais on sent quand même que les stocks très limités ne seront pas à la hauteur quand il s’agira de prendre en charge des centaines de personnes en réanimation, avec la consommation de masques de protection pour les soignants que cela implique. Personne ne nous répond d’une manière formelle. Nous sommes dans un contexte où la menace n’est pas prise à sa juste valeur."
22 mars 2020 : tensions à la cellule de crise
Le 5 mars, l’ARS Grand Est annonce une rupture de stock de masques dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin. Elle demande une livraison urgente de 132 000 masques. Deux fois 32 000 masques sont alors envoyés dans les deux départements.
Le 6 mars, nouvelle rupture de stock dans le groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud-Alsace (GHRMSA) : 32 000 masques sont à nouveau livrés en urgence. Mais les besoins restent immenses.
Le 12 mars se tient la première réunion avec "la cellule masques" qui vient tout juste d’être créée à l’échelon national.
Le 17 mars, l’ARS Grand Est envoie un courriel au centre de crise en évaluant ses besoins urgent à 1,3 million de masques chirurgicaux, et à 110 000 masques FFP2 pour équiper sept établissements prioritaires : 418 000 masques chirurgicaux et 171 000 FFP2 sont finalement livrés.
Nous avons beaucoup tiré la sonnette d’alarme sans avoir de réponse en termes d’organisation.
Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'ARS Grand Est
"Quand le 22 mars, par exemple, nous avons fait des propositions pour mieux organiser les circuits de distribution, il n’y a jamais eu de suite pour voir ce qu’on pouvait faire ensemble, raconte Christophe Lannelongue. Pire encore : à l’occasion d’une réunion du soir, le directeur de cabinet du ministre [Raymond Le Moign] m’a reproché mes propos un peu vifs. Je venais d’expliquer que les nombreux cas confirmés que nous connaissions chez les soignants pouvaient entrainer une spirale désastreuse parce que nous allions être à un moment dans l’impossibilité de faire face à l’épidémie par manque de soignants. La réaction a été de me dire que je ne pouvais pas m’exprimer de cette manière."
À partir du 18 mars (jusqu’au 20 mars), l’ancien directeur général de la Santé, Benoît Vallet, mandaté par les autorités sanitaires, se rend dans le Grand Est pour évaluer la situation. "Jusqu’au 26 mars nous ne savions pas ce qui arrivait en direction des professionnels de ville, regrette l’ex-directeur de l’ARS Grand Est. Ce qu’on voyait c’est que c’était très insuffisant. C’était la pagaille au sens où ceux qui en avaient vraiment besoin n’étaient pas les premiers servis."
"Nous allons tout faire pour essayer de récupérer des masques, poursuit Christophe Lannelongue. On va en récupérer 2,5 millions dans la période du mois de mars/début avril, par nous-mêmes, par l’action des délégations territoriales de l’agence. Beaucoup d’entreprises se sont mobilisées pour nous apporter des stocks de masques, parfois périmés mais qui étaient finalement utiles. Et puis progressivement sont arrivés des masques du niveau national sans qu’on puisse suivre ces arrivées, sauf à l’hôpital."
25 mars 2020 : un stock national de masques pas assez utilisé ?
Le 25 mars, un document assez sensible de 12 pages est distribué aux responsables d’ARS. Il s’agit d’un "état des lieux de la gestion et de la distribution nationales des masques de protection" émanant du Conseil de défense et de sécurité nationale.
Un document qui étonne alors beaucoup le directeur général de l’ARS Grand Est. Pour deux raisons. La première, c’est qu’il rend compte des résultats de la mission menée sur place par l’ancien directeur général de la Santé, Benoît Vallet, confirmant que la région Grand Est manque cruellement de masques : "Le retour d’expérience de la mission Vallet à Mulhouse fait [état] d’une consommation [de masques] nettement supérieure aux hypothèses prévues la semaine dernière (…) Le cadre d’approvisionnement est revu à la hausse cette semaine pour mieux répondre aux besoins des établissements de santé."
"Ce qui nous a fait mal au cœur, c’est de constater que malgré toutes nos alertes et nos interventions, ce n’est pas nous qui avons été crus et pris au sérieux mais quelqu’un envoyé par Martin Hirsch [le président de l’AP-HP]", regrette Christophe Lannelongue.
La deuxième chose que déplore Christophe Lannelongue c’est l’état du stock national de masques dévoilé dans ce document : 100 millions de masques (dont plus de neuf millions de FFP2) sont comptabilisés au 23 mars, contre 117 millions un mois plus tôt. Autrement dit : le stock national reste globalement stable malgré des flux d’entrée et de sortie ; 52 millions de masques l’ont abondé tandis que 69 millions sont sortis du stock pour être livrés entre février et mars.
"Ce document prouve que la pénurie de masques dont nous avons souffert était évitable, regrette Christophe Lannelongue. Nous avions évalué nos besoins à plus de 4,5 millions de masques par semaine, ce qui me paraissait faisable et ce qui apparait faisable rétrospectivement compte tenu de l’état des stocks à ce moment-là. Si dès la deuxième ou la troisième semaine de mars, nous avions eu des dotations de masques à un bon niveau, nous aurions limité la propagation de l’épidémie en Ehpad. Il faut attendre fin mars/début avril pour que le Grand Est reçoive des dotations fortement améliorées. Avec un mois de retard."
Ce qui nous choque le plus c’est qu’au fond, la situation spécifique de la région n’a pas été prise en compte. Devant les assemblées parlementaires, j’ai dit que nous avions été soutenus trop peu, trop tard. L’administration centrale a été trop sourde, trop aveugle, sur notre situation.
Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'ARS Grand Est
Pour la direction générale de la Santé, "il est factuellement inexact de dire que le stock de Santé publique France a peu évolué entre janvier et le 23 mars : un tiers du stock a été distribué (36,3 millions de masques) entre le 24 février et le 15 mars, avant la création de la cellule logistique dédiée, notamment via la procédure de dépannage urgent pour la région Grand Est".
Une norme régionale "plus protectrice que la norme nationale"
Résultat : à partir du 23 mars, l’ARS Grand Est décide de s’organiser elle-même en lien avec la préfecture de région. Elle met en place une filière d’approvisionnement, une application pour la distribution des masques, et une doctrine régionale qui préconise de délivrer plus de masques que la doctrine nationale.
"Nous sommes arrivés à l’idée qu’il fallait protéger non seulement les professionnels de l’hôpital de ville mais aussi ceux qui intervenaient en Ehpad, explique Christophe Lannelongue. Il ne fallait pas simplement protéger le médecin, mais aussi le patient, c’est la raison pour laquelle nous avons élaboré des normes régionales d’attribution de masques beaucoup plus importantes."
La norme nationale était de 18 masques par semaine par médecin, la nôtre était de 50. Nous n’aurions jamais été capables de mettre en place les masques nécessaires si nous en étions restés à ce qui nous arrivait du niveau national.
Christophe Lannelongue, ancien directeur général de l'ARS Grand Est
Dans une note datée du 25 juin 2020, l’ARS Grand Est fait la liste de l’ensemble des dysfonctionnements constatés autour des masques :
"Ces dernières années, le risque épidémique était passé à l’arrière-plan, par rapport aux préoccupations liées à la lutte contre le terrorisme, analyse Christophe Lannelongue, nous faisions beaucoup de choses pour essayer d’anticiper une crise terroriste, surtout dans la région Grand Est après l’attentat de Strasbourg en décembre 2018. En revanche, sur le risque pandémique nous nous limitions à préparer des plans, sans voir finalement qu’au-delà de leurs préparations, il fallait qu’on soit aussi capable de les appliquer concrètement. Si vous n’avez pas les tests et les masques, c’est comme si vous n’aviez pas de plan !"
"L’Insee a publié récemment des données sur la surmortalité, conclut Christophe Lannelongue. Elles montrent que la région Grand Est a connu une très forte surmortalité comparée aux années précédentes : 5 000 décès en plus sur la période du 2 mars au 10 mai par rapport à la moyenne des cinq années précédentes. La pénurie de masques a eu des conséquences terribles."
Contactée, la direction générale de la Santé explique que l’"ARS Grand Est a fait l’objet d’une attention et d’un soutien particulier et appuyé de la part des autorités sanitaires et a bénéficié de la solidarité nationale et de très nombreuses évacuations sanitaires lourdes".
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