Covid-19 : le mouvement contre le pass sanitaire s'inscrit-il dans la continuité de celui des "gilets jaunes" ?
Franceinfo a interrogé des spécialistes du sujet, ainsi que des figures historiques du mouvement des "gilets jaunes", alors que se profile le sixième samedi de manifestations contre le pass sanitaire.
"Macron démission !", "On est là, on est là ! Même si Macron le veut pas, nous on est là !" Pour la sixième semaine consécutive, les opposants au pass sanitaire vont défiler, samedi 21 août, dans les rues des grandes villes de France pour scander leur attachement à la "liberté" de pouvoir se rendre dans des lieux à risque de contamination sans devoir justifier d'une vaccination ou d'un dépistage négatif récent au Covid-19. Et pour la sixième semaine, des slogans nés lors du mouvement des "gilets jaunes" vont résonner.
Sans qu'ils soient forcément majoritaires dans les cortèges, certains opposants au pass ont profité de l'occasion pour enfiler à nouveau leur gilet fluo, qui avait été remisé au placard depuis le début de l'année et la fin des manifestations contre la loi Sécurité globale. Profil des participants, méthodes d'organisation, rapport à la récupération politique... Entre le mouvement contre la politique sanitaire du gouvernement et celui des "gilets jaunes", les points communs sont aussi nombreux que les différences.
Des figures historiques des "gilets jaunes" à nouveau dans la rue
Contactés par franceinfo, trois figures ayant émergé lors du mouvement des "gilets jaunes" déclarent s'investir intensément dans le mouvement contre le pass sanitaire. A la tête d'une page Facebook de plus de 157 000 abonnés, Maxime Nicolle dit "Fly Rider" raconte avoir participé à des manifestations cet été pour montrer son opposition à une société "où on trie les individus pour des raisons de santé".
Formée à l'aromathérapie et initiatrice d'une pétition pour "une baisse des prix du carburant à la pompe" qui avait récolté près de 1,3 million de signatures au plus fort du mouvement des "gilets jaunes", Priscillia Ludosky estime de son côté que l'exécutif n'a pas suffisamment exploré la piste de "protocoles peu coûteux et peu dangereux pour améliorer l'immunité, comme la vitamine D [dont l'Inserm estime qu'il n'est pas encore établi qu'elle ait un effet protecteur contre le Covid-19]".
Aide-soignante dans la région rouennaise, Ingrid Levavasseur déplore, elle, le manque de "logique" de la solution plébiscitée par le gouvernement, qui lui permet "de [s]'entasser dans une grande surface sans pass sanitaire, mais pas d'aller faire une visite au zoo avec [ses] enfants".
Aucun d'entre eux n'est surpris de voir de nombreux "gilets jaunes" battre le pavé contre le pass sanitaire. "Fly Rider" l'explique par une continuité presque idéologique : "Quand on est descendus dans la rue fin 2018, on se battait pour davantage de justice sociale, et pour dire qu'on voulait vivre dans la dignité. Aujourd'hui, on réclame de vivre dans la liberté pour jouir de nos droits", développe ce "gilet jaune" historique.
"Le plus petit dénominateur commun : le rejet extrême de Macron"
Réclamer l'abrogation du pass sanitaire est aussi l'occasion de marteler leur rejet absolu du président. "Dans la crise sanitaire comme depuis le début du quinquennat, Macron a gouverné son peuple sans l'écouter. Aujourd'hui, on a l'impression d'être traités comme des enfants qu'on punit. Le discours, c'est : 'Vous n'avez rien compris, vaccinez-vous et point barre !'", s'agace Ingrid Levavasseur. Priscillia Ludosky ne dit pas autre chose pour expliquer la présence de nombreux "gilets jaunes" dans les cortèges :
"Le président paie la manière dont il mène sa politique : quoi qu'il fasse et quoi qu'il dira, il sera rejeté par les 'gilets jaunes' jusqu'à la fin du quinquennat."
Priscillia Ludoskyà franceinfo
Cette dimension politique se reflète dans les sondages. "Certes, la problématique actuelle est particulière, mais le plus petit dénominateur commun à ces cortèges n'est pas l'opposition au pass sanitaire : il s'agit d'abord d'un rejet extrême de la politique d'Emmanuel Macron", analyse Jean-Philippe Dubrulle, directeur d’études au sein du département Opinion et stratégies d'entreprise de l'Ifop.
Dans la dernière étude en date de son institut, réalisée pour Le Journal du dimanche, les électeurs d'Emmanuel Macron au premier tour de la dernière présidentielle ne sont que 18% à soutenir le mouvement contre le pass sanitaire. Un chiffre qui grimpe à 74% chez les sondés se sentant "gilets jaunes". "Le mouvement anti-pass sanitaire n'aurait pas eu cette ampleur si les 'gilets jaunes' n'avaient pas existé, ajoute Jean-Philippe Dubrulle. Il est, dans une certaine mesure, sa continuité. Actuellement, si vous êtes opposé à Emmanuel Macron, le pass sanitaire est le seul sujet pour lequel des manifestations sont organisées."
Mêmes relais sur les réseaux sociaux
Pour réussir à faire descendre dans la rue près de 240 000 personnes dans toute la France en plein mois d'août, la contestation du pass sanitaire a pu bénéficier des relais en ligne créés à l'époque des "gilets jaunes". Les groupes et pages Facebook sur lesquels s'organisaient les différents "actes" à partir de l'hiver 2018 relaient aujourd'hui, dans leur grande majorité, les initiatives "anti-pass". "J'ai récemment appris qu'un ancien modérateur de mon groupe [de "gilets jaunes"] s'occupait de recenser les manifestations au niveau national pour en tenir une liste vérifiée et à jour", relève Maxime Nicolle.
Signe de l'intensité de l'engagement numérique des "gilets jaunes" sur le sujet, la page Facebook "Le nombre jaune", créée à l'origine pour recenser les troupes lors des divers "actes" du mouvement, a repris du service depuis le 24 juillet pour réévaluer le décompte de la mobilisation effectué par les autorités.
"Les groupes de 'gilets jaunes' locaux sont très actifs. Comme on a deux ans et demi d'expérience, le maillage était déjà fait, et les gens ont pu facilement se mettre en relation pour faire grossir rapidement les manifs."
Maxime "Fly Rider" Nicolleà franceinfo
"La plupart des signataires des déclarations de manifestations contre le pass sanitaire sont des 'gilets jaunes'", abonde Priscillia Ludosky, qui voit également dans la multiplication des "actions de désobéissance civile" et le fait "de parfois se détourner du parcours officiel pour partir en manif' sauvage" un héritage des actions des "gilets jaunes".
Une « Terrasse sauvage » s’installe sur la place de la République à Paris pour protester contre le #PassSanitaire.
— Remy Buisine (@RemyBuisine) August 13, 2021
Chacun ramène à manger et à boire et se sert en libre-service. #Manifs14aout pic.twitter.com/cHoazM3iLF
De nouveaux profils dans les cortèges
Voir des "gilets jaunes" s'investir intensément dans ce nouveau combat ne surprend pas Emmanuelle Reungoat. "Une grande partie du mouvement s'est essoufflée au fil du temps. Ceux qui sont restés mobilisés étaient souvent ceux qui avaient à la fois du temps pour s'investir et qui y avaient trouvé une appartenance nouvelle, employant parfois l'expression de 'famille'", détaille la maîtresse de conférences en science politique à l'université de Montpellier (Hérault), qui mène depuis novembre 2018 une enquête sur les "gilets jaunes".
"Certains 'gilets jaunes' ont trouvé une solidarité dans le mouvement qui a changé leur vie, et veulent continuer."
Emmanuelle Reungoat, maîtresse de conférences en science politiqueà franceinfo
L'opposition au pass sanitaire n'est toutefois pas un simple prolongement du mouvement des "gilets jaunes". "Le soutien aux manifestations est plus important que la moyenne chez certaines populations : les jeunes de 25 à 34 ans, qui débutent dans la vie active, ainsi que les artisans et commerçants. Dans les deux cas, il s'agit de catégories touchées par la crise et l'instabilité des normes sanitaires", résume Jean-Philippe Dubrulle.
Là où les "gilets jaunes" puisaient leurs forces vives "dans les milieux périurbains et ruraux", selon Emmanuelle Reungoat, les participants aux manifestations de l'été sont en général issus des villes, où ils sont régulièrement confrontés aux problématiques soulevées par le pass sanitaire.
Prêts à "fermer les yeux" sur les récupérations politiques
L'attitude du mouvement anti-pass vis-à-vis des responsables politiques est également radicalement différente. "Créé sans organisation établie, le mouvement des 'gilets jaunes' a dû rester éloigné des partis pour perdurer. Il était marqué par une forte défiance envers les élus, et les 'gilets' qui étaient encartés et faisaient trop de prosélytisme se faisaient écarter : c'était la condition du maintien de sa cohérence, puisqu'il regroupait des personnes parfois antagonistes politiquement", analyse Emmanuelle Reungoat.
La contestation contre le pass sanitaire est moins embarrassée par la récupération politique. Même si des "gilets jaunes" organisent leur propre défilé non partisan à Paris, l'ancien responsable frontiste Florian Philippot peut prononcer chaque samedi des discours contre la "coronafolie" devant plusieurs milliers de personnes. A la droite de la droite, François Asselineau et Nicolas Dupont-Aignan ont également participé aux défilés sans être poussés vers la sortie.
"Cette fois, les gens suivent parce qu'il y a un sentiment d'urgence : ils sentent que le pass sanitaire les empêche de vivre normalement, et sont prêts à fermer les yeux sur les personnalités politiques qui prennent la tête de la contestation car il faut arrêter ce projet", juge Priscillia Ludosky. Un sentiment partagé par "Fly Rider" : "L'important, c'est d'aller vite : toute liberté perdue met du temps à être récupérée. Je ne suis ni d'extrême droite ni proche de lui, mais si Philippot est présent à une manifestation, j'y participerai sans lui serrer la main."
L'autre différence de taille entre la contestation contre le pass sanitaire et le mouvement des "gilets jaunes" réside dans le soutien de la population générale. "Quatre semaines après le début des 'gilets jaunes', nos études indiquaient que 68% des Français soutenaient le mouvement", observe le directeur d’études de l'Ifop. "Aujourd'hui, après le même délai, seuls 34% des sondés sont favorables aux manifestations anti-pass : c'est deux fois moins."
"Les réactions sont plus violentes qu'au moment des 'gilets jaunes', reconnaît Maxime Nicolle. A l'époque, quand les cortèges se dispersaient, certains passants jetaient des regards un peu bizarres à ceux qui portaient des gilets, mais ça s'arrêtait là. Cette fois, j'ai vu des gens interpeller des manifestants avant de les traiter de 'tueurs' ou de 'terroristes' !" Un raidissement que Priscillia Ludosky attribue au contexte sanitaire, mais surtout politique : "Tout le discours gouvernemental tend à vouloir faire culpabiliser ceux qui ne veulent pas se faire vacciner, cela contribue à tendre les positions."
Vers un nouvel élan à la rentrée ?
Le mouvement contre le pass sanitaire est-il amené à s'installer dans la durée, comme celui des "gilets jaunes" avant lui ? Les autorités semblent l'envisager. Dans une note adressée le 19 août au gouvernement, le Service central du renseignement territorial (SCRT) tablait sur une "relative stabilité" du mouvement ce samedi, avec entre 170 000 et 200 000 participants attendus dans toute la France. Un chiffre à comparer avec celui du premier "acte" des "gilets jaunes", point d'orgue de la mobilisation selon le ministère de l'Intérieur, qui avait alors dénombré 287 710 manifestants le 17 novembre 2018.
"En comparaison avec les 'gilets jaunes', la dynamique du mouvement anti-pass est moins forte en popularité, mais plus importante en mobilisation : il était jusqu'ici inconcevable d'imaginer 200 000 personnes manifester en plein mois d'août en France", pose Jean-Philippe Dubrulle. Avant de conclure : "La rentrée est traditionnellement chaude socialement : elle pourrait cette fois l'être encore plus en fonction de l'évolution de la politique de vaccination."
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