Pénuries de médicaments dénoncées par l'UFC-Que Choisir : "Elles pourraient être évitées si les autorités tapaient du poing sur la table", selon une économiste
Nathalie Coutinet suggère plusieurs pistes : rapatrier la production et constituer des stocks européens, augmenter le nombre d'usines pour ne pas dépendre que d'une seule, conditionner le prix à l'approvisionnement et durcir les sanctions à l'égard des firmes.
"[Les pénuries] pourraient être évitées si les autorités tapaient un petit peu du poing sur la table", dénonce lundi 9 novembre sur franceinfo Nathalie Coutinet, économiste et enseignante chercheuse à l'université Sorbonne Paris Nord, faisant écho à la demande de l'UFC-Que Choisir qui alerte une nouvelle fois sur l'augmentation des pénuries de médicaments. D'après l'association de défense des consommateurs, il va y avoir 2 400 signalements cette année, soit six fois plus qu'il y a quatre ans. Et ces pénuries touchent en grande majorité des médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur. Ceux pour lesquels - en cas d'interruption - le pronostic vital du patient peut être engagé. "Aujourd'hui, on est dans une situation où les médicaments sont produits par des firmes privées et qui se comportent comme des acteurs privés qui cherchent à rentabiliser au maximum leur production", explique l'économiste.
franceinfo : L'UFC-Que Choisir dit que c'est parce que les médicaments manquant sont peu rentables que l'industrie pharmaceutique ne fait pas beaucoup d'efforts. Selon vous, est-ce que ce raisonnement se tient ?
Nathalie Coutinet : Oui, c'est assez vrai. Les médicaments qui sont les plus souvent en pénurie, ce sont des médicaments qu'on appelle génériques. C'est donc des médicaments qui sont anciens et pour lesquels les brevets sont tombés. Et donc, à partir du moment où un médicament va passer en générique, son prix va baisser. Il va baisser d'abord dans un premier temps au moment de son passage en générique, puis ensuite, il va baisser successivement dans le temps. Et donc on arrive à des médicaments qui sont peu chers et donc que les firmes ne trouvent pas assez rentables pour continuer à produire. Elles se désintéressent effectivement de ces médicaments au profit de médicaments plus récents et plus rentables.
Donc selon vous, ces pénuries auraient-elles pu être évitées ?
Elles pourraient être évitées si les autorités tapaient un petit peu du poing sur la table. Aujourd'hui, on est dans une situation où les médicaments sont produits par des firmes privées et qui se comportent comme des acteurs privés qui cherchent à rentabiliser au maximum leur production [...] Au moment où un médicament arrive sur le marché, le prix fixé est en général assez élevé et le médicament est en monopole puisqu'il y a un brevet.
À ce moment-là, les autorités pourraient par exemple conditionner le prix élevé à un approvisionnement durant toute la durée de vie du médicament ou en tout cas, tant qu'il n'y a pas un médicament de substitution efficace qui arrive sur le marché.
Nathalie Coutinet, économiste et enseignante chercheuseà franceinfo
Il faut comprendre que les firmes font beaucoup de profits quand elles ont un brevet et après, effectivement, elles en font moins avec les génériques. Mais c'est le jeu. On pourrait donc lisser le prix sur la totalité de la durée de vie du médicament.
Est-ce qu'il faut constituer des stocks de réserves de plusieurs mois pour les médicaments les plus sensibles, comme le demande l'UFC-Que Choisir ?
Faire des stocks c'est compliqué, parce que les médicaments sont aussi périssables et donc peut-être qu'une organisation déjà au niveau européen, ça serait intéressant. Ce qui serait également intéressant, ce serait de rapatrier la production en Europe, notamment la production des principes actifs qui sont aujourd'hui essentiellement produits en Asie. À ce moment-là, on aurait un approvisionnement qui serait déjà sur le territoire, plus près des marchés. Il a aussi un autre problème : comme ces médicaments sont peu rentables, il y a peu d'usines qui les fabriquent. Il faudrait donc peut-être obliger les firmes à multiplier les usines - pas à l'infini - mais qu'il y ait trois ou quatre usines qui produisent un médicament. Parce que dans certains cas, une seule usine qui produit le médicament, par conséquent, si cette usine a un problème, il n'y a plus du tout de médicaments. Donc, multiplier les sites de production pourrait aussi être une solution qui ralentirait ou qui réduirait certaines pénuries.
L'UFC-Que Choisir dénonce le fait qu'il n'y a eu que deux sanctions prononcées par l'Agence du médicament, l'ANSM, pour rupture de stock contre des laboratoires en 2019. Faut-il durcir la réponse des pouvoirs publics et les sanctions ?
Oui, effectivement. Il faut vraiment que les firmes se sentent obligées de constituer des stocks. Pour le moment ce n'est pas suffisamment le cas. Il est vrai que parfois, elles ne peuvent pas constituer de stock, c'est ce qu'on a vu avec la crise sanitaire : quand les principes actifs ne pouvaient plus être produits en Chine, on a eu une rupture d'approvisionnement potentielle. Cette rupture n'a pas eu lieu, la crise n'a pas duré assez longtemps, mais elle a été potentielle pour l'ensemble du monde. Et on parle d'anticancéreux et même du Doliprane. Aujourd'hui, les firmes ont externalisé une grosse partie de la production du médicament, du principe actif, mais aussi de certaines étapes de production. Et c'est cette externalisation qui pose problème […] Depuis dix ans, les ruptures d'approvisionnement, que ce soit des pénuries très ponctuelles ou plus longues, ont totalement explosé. On a donc un phénomène qui est croissant et pour lequel, pour le moment, on n'a pas trouvé de solution efficace [...] Il y a eu effectivement dans le passé des pénuries qui pouvaient mettre en danger les patients. Quand on parle de molécules d'intérêt thérapeutique majeur, ce sont des molécules pour lesquelles il n'y a pas de substitut efficace. Donc, les patients ont absolument besoin de ces traitements.
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