Maltraitance des enfants, montages financiers, conditions de travail... Ce qu'il faut retenir du livre-enquête de Victor Castanet sur les crèches privées

Article rédigé par Florence Morel
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
La devanture d'une crèche People&Baby à Paris, le 17 février 2024. (RICCARDO MILANI / AFP)
Dans "Les Ogres", le journaliste et auteur du best-seller "Les Fossoyeurs", qui dénonçait les méthodes du groupe Orpea et le business du grand âge, publie un nouvel ouvrage décryptant cette fois-ci le secteur de la petite enfance.

Deux ans et demi après avoir révélé les dérives du business du grand âge, le journaliste Victor Castanet s'attaque à celui de la petite enfance. Dans Les Ogres (Flammarion), à paraître mercredi 18 septembre, l'auteur du best-seller Les Fossoyeurs décrit les méthodes des géants des crèches privées, en particulier celles du groupe People & Baby, mais aussi de Babilou, des Petits Chaperons rouges et de La Maison bleue. Dans cette nouvelle enquête, le journaliste met en lumière les méthodes de ces grands groupes pour générer des profits, au détriment de la santé des bébés dont ils ont la charge, des employés et des finances publiques.

Contactée par France Télévisions, la direction de People & Baby, renouvelée "il y a quatre mois" avec "l'arrivée de Philippe Tapié", affirme prendre "ces révélations extrêmement au sérieux". Elle s'engage ainsi "à agir sans délai pour corriger tout dysfonctionnement qui pourrait être identifié" et promet que "des audits indépendants seront mis en place pour examiner en détail [ses] pratiques". Franceinfo, qui a pu lire l'ouvrage avant sa publication, vous en dévoile les moments marquants. 

Plusieurs cas de maltraitances

Victor Castanet consacre plusieurs chapitres de son enquête à la crèche Baby City, située à Villeneuve-d'Ascq (Nord) et au comportement de sa directrice et de l'infirmière, accusées de mauvais traitements sur les enfants. Il raconte le périple de Zohra*, qui a placé ses deux garçons dans l'établissement entre 2019 et 2021. Jusqu'à ce jour de mai, où Bilal*, le père des jumeaux, découvre "des traces de bleus et de griffures sur l'épaule, le haut du bras droit et la base du cou" de l'un des enfants. Il relate aussi le jour où Johanna* a récupéré sa fille avec "une vilaine marque" sur le front et les fois où ses enfants sont rentrés "affamés" de la crèche. Ou encore le passage de Sasha, qui ne voulait plus mettre un pied à Baby City. "Je me rappelle qu'on le récupérait souvent avec une couche pleine", se souvient son père, cité dans le livre.

Fin mai 2021, Zohra* a fini par porter plainte au commissariat de Lille, sur recommandation de son médecin généraliste, qui estimait que "seule la main d'un adulte a pu infliger de telles blessures". Une enquête a été ouverte. "Au total, neuf enfants au moins auraient été victimes de comportements inappropriés", écrit Victor Castanet, qui ajoute que la directrice et l'infirmière de la crèche Baby City "sont poursuivies pour des violences physiques ou psychologiques commises sur des enfants en bas âge ainsi que des privations d'aliments ou de soins au point de compromettre la santé d'un enfant". Elles doivent être jugées à Lille (Nord) le 23 septembre pour "violences sur mineurs".

D'autres cas de maltraitances dans divers établissements du groupe People & Baby sont également détaillés, dont un dans le 16e arrondissement de Paris. Procès-verbal à l'appui, Victor Castanet rapporte le témoignage de Linda Haddad. Cette mère de famille décrit des enfants "nourris avec des yaourts périmés, dont on tire les oreilles, qu'on laisse pleurer pendant des heures, dont on moque le physique, à qui on ne donne pas à boire". "J'ai déjà retrouvé mon fils avec de grosses griffures au niveau du cou, les fesses rouges complètement irritées car les couches n'étaient pas changées", ajoute-t-elle auprès de la police.

Une pénurie organisée pour générer des profits

Victor Castanet révèle également comment le groupe People & Baby réalise d'importantes économies au détriment du soin apporté aux enfants. Nommée responsable d'une crèche du 15e arrondissement de Paris, Alice Régnier raconte une consigne de la part d'une de ses supérieures : "Je me souviens parfaitement de sa phrase : 'On ne change pas un enfant pour un petit pipi. Vous attendez une heure de plus !'".

En région parisienne, Cyrielle Sauze, qui gère plusieurs établissements People & Baby pour la collectivité Rambouillet Territoires, décrit une autre méthode. "Régulièrement", elle et ses équipes faisaient face à "des problèmes d'approvisionnement" en couches et en nourriture, la contraignant à "aller en acheter avec [s]on propre argent". "J'en avais pour 300 euros et je me faisais rembourser six mois plus tard, en notes de frais."

Ces "problèmes d'approvisionnement" cachent en fait une stratégie bien rodée. "Il y a une politique qui fait qu'on a un énorme turnover chez People & Baby au niveau des fournisseurs", détaille un ancien cadre du service achat, sous couvert d'anonymat. Il explique que People & Baby fait exprès de ne pas payer son fournisseur. Et que, quand ce dernier le fait remarquer, le groupe lui suggère de l'attaquer en justice, comptant sur le fait qu'il n'aille pas au bout de la procédure, faute de temps et de moyens. "Je peux vous l'assurer : rares sont ceux qui allaient au procès", affirme-t-il.

"C'est vrai qu'il peut y avoir des conflits de temps en temps, dont certains ont pu entraîner des problèmes d'approvisionnement (...) c'est ponctuel. Il n'y a rien de systémique", s'est défendu le patron d'alors de People & Baby, Christophe Durieux, auprès de Victor Castanet. 

Des révélations sur le profil de l'employée au cœur du drame de Lyon

En juin 2022, une fillette de 11 mois est morte après avoir été retrouvée inconsciente dans une crèche du groupe People & Baby à Lyon. Les enquêteurs ont rapidement soupçonné une employée de la structure, qui a avoué avoir empoisonné le nourrisson. Le drame avait conduit le gouvernement à demander un rapport à l'Inspection générale des affaires sociales.

Durant son enquête, Victor Castanet a appris que la jeune femme qui a avoué avoir empoisonné la fillette a été remerciée par une crèche concurrente, à la fin du mois de février 2022, soit moins de quatre mois avant les faits, mettant fin à sa période d'essai "au bout de cinq jours seulement". En cause, selon la directrice de l'établissement, des manquements de la part de la jeune employée, qui n'était "pas d'une grande aide" et mettait "les couches de travers". Et, "encore plus problématique", elle avait laissé "un enfant sur une table à langer", précise le journaliste au micro de France Inter mardi

Des conditions de travail mettant à mal le personnel

Le cas lyonnais a permis au journaliste de recueillir deux témoignages de cadres du groupe qui permettent de comprendre comment a pu se produire cette tragédie. Frédéric Heuze était chargé de mettre en place une politique de sécurité "pour les 630 crèches du groupe" et "les sièges régionaux". Mais, selon lui, certains audits de sécurité n'ont pas pu être menés car ses équipes n'ont "jamais réussi à aller sur place, détaille-t-il auprès de Victor Castanet. Dès que l'on proposait des dates, ça n'allait pas. On a eu beaucoup de mal à travailler, à un moment on s'est même demandé pourquoi on avait été embauchés."

Le deuxième témoin, anonyme, explique que les conditions de travail étaient très difficiles chez People & Baby, notamment à cause des amplitudes horaires. "Je me suis rendu compte que des agents de puériculture faisaient plus de huit heures d'affilée avec les enfants, sans pause", témoigne-t-il. Par ailleurs, il constate que la région lyonnaise est particulièrement mauvaise élève : "En 2022, 80 % des salariés du bassin lyonnais bossaient plus que le temps de travail contractuel." Interrogée par Victor Castanet, la direction générale de People & Baby conteste ces affirmations et "assure respecter scrupuleusement le droit du travail". 

Le journaliste rappelle également que ces conditions de travail délétères n'étaient pas le seul fait de l'établissement lyonnais. En février 2022 à Dijon (Côte-d'Or), les salariés de la crèche Roosevelt, sous délégation de service public confiée par la ville, se sont mis en grève, notamment à cause "de problèmes récurrents de chauffage. Certains matins, la température dans les locaux oscille entre 11 et 15°C", pointait alors une des salariées auprès de France 3 Bourgogne-Franche-Comté. Elle dénonçait également "des soucis réguliers avec la machine à laver, le four ou le stérilisateur", ainsi que des matelas "défectueux, arrachés".

Un manque à gagner pour l'Etat, qui n'a rien fait pour éviter l'hémorragie 

Les groupes de crèches privées bénéficient largement de financements publics. Dans son enquête, Victor Castanet dépeint comment certains en abusent. Il décrit notamment les stratagèmes de People & Baby pour toucher des millions d'euros de la Caisse nationale des allocations familiales, en falsifiant le nombre d'heures effectuées par ses employés auprès des enfants. "Ces enregistrements d'heures de présence de bébés totalement fictives pouvaient se faire par l'intermédiaire des badgeuses, depuis le siège ou encore au niveau de la facturation mensuelle éditée par chaque directrice", écrit le journaliste, qui a estimé que la pratique pouvait rapporter "1 000 euros de plus par an" par bébé, "soit potentiellement", depuis 2014, "plusieurs dizaines de millions d'euros".

Il décrit aussi comment l'entreprise a profité d'une niche fiscale légale pour surfacturer les berceaux, en profitant de plusieurs crédits d'impôts, dont le crédit d'impôt famille, qui financent à hauteur de 50% les berceaux payés par les entreprises pour leurs salariés (auxquels s'ajoutent 25% de déduction de l’impôt sur les sociétés). D'ordinaire, une place en crèche se négocie autour des 11 000 euros par an. Or "la pratique développée par People & Baby exige jusqu'au double d'argent public, un peu plus de 20 000 euros (75% de 27 000 euros)", révèle Victor Castanet. Un moyen pour l'entreprise de gagner de l'argent au détriment de l'Etat.

Pour Victor Castanet, l'Etat et les collectivités territoriales "ont une responsabilité immense" dans ce manque à gagner pour les finances publiques. "L'administration, via ses systèmes de financement, a poussé l'ensemble du secteur à aller vers toujours plus d'optimisation, à remplir les berceaux au forceps, sans tenir compte des besoins des bébés et en négligeant le projet éducatif porté par les professionnels", dénonce-t-il.

Un pacte de non-agression au plus haut sommet de l'Etat

Comment People & Baby et ses concurrents ont-ils pu agir ainsi pendant des années ? Victor Castanet révèle les liens étroits entre Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) et Aurore Bergé, ministre des Solidarités et des Familles entre juillet 2023 et janvier 2024. A l'été 2023, alors que deux ouvrages sur le business des crèches privées vont être publiés, la représentante de la FFEC se serait félicitée d'avoir passé "un pacte de non-agression avec le cabinet" d'Aurore Bergé. "Un accord gagnant-gagnant à la sauce macroniste : les géants du secteur se gardent de taper sur le gouvernement et de mettre en cause la politique petite enfance suivie ces dernières années, en échange de quoi le gouvernement saura faire preuve de mansuétude", résume le journaliste.

L'auteur des Ogres a également eu en sa possession une note rédigée par la FFEC à l'attention de la ministre, lui indiquant les éléments de langage à reprendre lorsqu'elle sera amenée à répondre aux questions des journalistes, transmise dès le 1er septembre. Invitée de BFMTV six jours plus tard, Aurore Bergé reprend alors quasiment mot pour mot ces éléments de langage soufflés par la fédération. "Lorsque les relations entre un ministère et un lobby deviennent à ce point étroites, lorsque les intérêts politiques et privés sont à ce point imbriqués, il peut être difficile de distinguer qui parle et au nom de qui", écrit Victor Castanet.

Enfin, la ministre est également pointée du doigt pour s'être "mobilis[é]e" contre la création d'une commission d'enquête parlementaire sur le sujet, préférant la tenue d'une "mission flash", avec une ambition et une durée d'investigation moindres. Interrogées par Le Parisien, Elsa Hervy a déclaré ne "faire aucun commentaire avant d'avoir lu l'ouvrage" et Aurore Bergé dit "se réserve[r] le droit d'attaquer le livre s'il y a des propos qui [lui] portent atteinte".

*Les prénoms des témoins ont été modifiés.

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