Accusations d'Adèle Haenel contre Christophe Ruggia : on vous résume l'affaire à l'origine du #MeToo du cinéma français
"Un abus malheureusement banal." Ce sont les mots choisis par l'actrice Adèle Haenel en novembre 2019 pour dénoncer "l'emprise" du réalisateur Christophe Ruggia dans un article de Mediapart. Elle y raconte avoir subi des "attouchements" et du "harcèlement sexuel" de la part du cinéaste alors qu'elle était âgée de 12 à 15 ans et lui de 36 à 39 ans. Le mis en cause conteste toute violence et exige un droit de réponse. Une enquête est ouverte le 6 novembre 2019. A l'époque, l'affaire Harvey Weinstein ébranle le cinéma américain et cette prise de parole frappe de plein fouet le septième art français, ouvrant la voie à la première vague du mouvement #MeToo dans le pays.
Cinq ans plus tard, Adèle Haenel, 35 ans, doit prendre place sur le banc des parties civiles. Christophe Ruggia est jugé pendant deux jours, lundi 9 et mardi 10 décembre, pour agressions sexuelles sur mineure devant le tribunal correctionnel de Paris. Le réalisateur encourt jusqu'à 10 ans de prison et 150 000 euros d'amende. Depuis le début de l'instruction, le cinéaste nie les faits qui lui sont reprochés. Au cours du procès, des extraits de son long-métrage Les Diables, sorti en 2002, vont être projetés. C'est par ce film que tout a commencé.
Surnoms affectueux et mains sur les hanches
En 2000, Christophe Ruggia se lance dans son deuxième long-métrage. Il y raconte la fugue perpétuelle d'un frère et de sa sœur autiste, tous deux orphelins, dont la relation devient progressivement incestueuse. Après plusieurs essais, Adèle Haenel, âgée de onze ans, est choisie pour incarner Chloé, l'un des deux rôles principaux. Pendant les répétitions, elle est invitée à "lâcher prise d'un point de vue émotionnel et sensuel", relate Adèle Haenel aux enquêteurs, dans l'ordonnance de renvoi que franceinfo a consultée.
Ce "début d'un rapport à l'intimité" avec Christophe Ruggia, aussi bien physique qu'émotionnelle, va s'intensifier sur le tournage, qui se déroule de juin 2001 à septembre 2001, explique Adèle Haenel lors de ses auditions.
"Il me disait qu'il m'avait créée, que je n'étais formidable que grâce à lui."
Adèle Haenel, au cours d'une auditionDocument judiciaire consulté par franceinfo
Elle donne l'exemple des repas, durant lesquels le réalisateur se montre très tactile, l'embrassant sur les joues, lui passant la main sur les hanches. Elle ajoute que de tels gestes sont couplés de surnoms, tels que "ma chérie" ou "ma puce". Lors de la confrontation organisée entre l'actrice et le cinéaste, Christophe Ruggia avance que "c'était une gamine, elle était collée à moi, elle sautait sur mes genoux, elle s'accrochait à mon cou..." Il assure qu'il était "très lié avec Adèle" et que cette proximité "ne venait pas" de lui.
Un tournage éprouvant, une actrice isolée
Ces marques d'affection vont de pair avec un isolement progressif, analyse pourtant Adèle Haenel. Ses parents et sa nourrice sont tenus à l'écart du tournage. L'équipe du film n'a pas le droit de lui parler pour ne pas la "déconcentrer". Interrogé par les enquêteurs, l'un des cadreurs du film corrobore les propos de l'actrice, qualifiant cette méthode d'"atypique".
Plusieurs professionnels font aussi part de leur "malaise" face aux conditions de travail imposées aux comédiens enfants, et surtout au comportement de Christophe Ruggia sur le plateau.
"Il y avait une espèce d'obsession du réalisateur à pousser les acteurs dans leurs retranchements."
La scripte du film "Les Diables"dans l'ordonnance de renvoi consultée par franceinfo
A cette époque, la comédienne a 12 ans, n'a jamais eu de petits copains, n'a jamais embrassé personne et n'est pas pubère. Adèle Haenel affirme qu'il n'y a pas eu d'attouchement sur le tournage, mais fait état d'une connotation sexuelle constante qui "flotte dans l'air".
Si elle ressort éprouvée du tournage, ce n'est pas le comportement décrit pendant cette période qui vaut à Christophe Ruggia d'être jugé devant le tribunal correctionnel. Les magistrats instructeurs ont ordonné une ordonnance de non-lieu partiel concernant les faits datés de janvier à août 2001, aucune agression sexuelle n'ayant été dénoncée par Adèle Haenel durant ces huit mois. Toutefois, ils précisent que c'est ce "contexte favorable antérieur d'emprise qui a permis l'instauration de la relation inadaptée".
Des rendez-vous réguliers
Cette "relation inadaptée" prend ancrage dans un rituel qui se met en place après le tournage des Diables et qui s'étale de 2001 à 2004, alors que la comédienne est au collège. Adèle Haenel se rend chaque samedi chez Christophe Ruggia "sous couvert d'apprentissage cinématographique et dans un contexte, selon elle, de forte emprise", soulignent les magistrats instructeurs. Les agressions qu'elle dénonce se déroulaient toujours de la même façon : il est assis dans un fauteuil, elle sur le canapé, et "très vite" il trouve un prétexte pour se rapprocher. Il commence par lui caresser les cuisses, remonte "l'air de rien", puis lui touche le sexe ou la poitrine. "Il respirait fort" et "m'embrassait dans le cou", décrit-elle.
Il arrive parfois qu'elle parvienne à se lever pour mettre un terme aux interactions physiques. Adèle Haenel précise toutefois que ses tentatives de résistance sont désamorcées par du chantage ou une posture indignée de la part du réalisateur. "Il réagissait de manière choquée et avec cet air de : 'Non mais qu'est-ce que tu vas croire ?', alors qu'il avait sa main dans ma culotte."
"Mon sentiment à l'époque, c'est que j'avais l'impression de sauver ma peau en sortant de cet appartement."
Adèle Haenel, actricedans l'ordonnance de renvoi consultée par franceinfo
Face aux enquêteurs, elle décrit un rendez-vous auquel elle "ne pouvait pas échapper". Son frère, également interrogé, partage ce constat : "J'avais l'impression que c'était une obligation pour elle, de la façon dont elle me présentait les choses." Il se rappelle qu'elle revenait souvent de chez Christophe Ruggia en évoquant des discussions sur des films ou sur "la façon dont ça pouvait influencer sa carrière d'actrice". Mais avec le temps, elle se mure dans le silence, précise-t-il. A cette période, plusieurs proches notent un changement de comportement. Au collège, ses notes dégringolent.
Christophe Ruggia nie les faits et évoque une "réalité parallèle" créée par l'actrice. Il peine à expliquer la raison de ces rendez-vous réguliers, fait état du"goûter" qu'il servait à Adèle Haenel et des DVD qu'il lui prêtait à cette occasion. Il décrit dans un texte retrouvé sur son ordinateur une enfant de 12 ans "d'une sensualité débordante", retranscrivant des gestes qui l'auraient "perturbé". Il mentionne des mouvements de "langue", "dignes d'un film porno" qui le mettent mal à l'aise, suscitant chez lui du dégoût. Il assure n'avoir jamais été "attiré sexuellement" par Adèle Haenel.
Courriers énamourés et dépression
Fin 2004, elle finit par couper les ponts avec Christophe Ruggia, après une journée passée chez lui : "Ce n'est pas bien, il faut que ça s'arrête, ça va trop loin." Elle lui écrit peu après pour couper tout contact. Pourtant, le cinéaste continue de lui envoyer des lettres en 2006 et 2007.
"Si mon amour pour toi a parfois été trop lourd à porter, il a toujours été d'une sincérité absolue."
Christophe Ruggia, réalisateurdans une lettre datée de 2007 consultée par franceinfo
Pendant cette période, Adèle Haenel se confie à plusieurs proches, parmi lesquels des amis et la sœur du réalisateur. "Je vois son dégoût, je vois son trauma, elle est très agitée", témoigne auprès des enquêteurs Véronique Ruggia quand elle se remémore la scène durant laquelle la jeune femme lui a dit des phrases comme : "C'est un vieux, c'est un dégueulasse, il a essayé de m'embrasser, il m'a fait sa déclaration d'amour, je ne voulais pas."
Par la suite, Adèle Haenel traverse une longue dépression, qui s'étend jusqu'à ses 28 ans. "Quand j'étais sous l'emprise de Christophe Ruggia, je me sentais sale et j'avais envie de mourir", déclare-t-elle au cours d'une audition.
"Christophe me disait que la différence d'âge était une malédiction pour lui et que malheureusement, j'étais une adulte dans un corps d'enfant."
Adèle Haenel, actricedans l'ordonnance de renvoi consultée par franceinfo
Les perquisitions effectuées pendant l'enquête révèlent un historique troublant dans l'ordinateur du réalisateur. En avril 2011, alors qu'Adèle Haenel a 22 ans, il tape "Adèle Haenel hot" dans son navigateur. Interrogé, Christophe Ruggia affirme ne pas s'en souvenir, évoquant une possible curiosité à l'époque de la sortie du film L'Apollonide. Quant aux lettres où il fait part de sa sensation de"manque" à Adèle, il reconnaît face aux enquêteurs un ton "too much".
En 2019, à l'âge de 30 ans, l'actrice décide finalement de s'exprimer dans Mediapart en apprenant que Christophe Ruggia prépare un film avec des adolescents, dont les personnages portent les prénoms des héros des Diables. Christophe Ruggia voit dans cette prise de parole une "vengeance" liée à l'annulation d'un projet commun, mais les magistrats rejettent cet argument, soulignant que la comédienne a renoncé à la notoriété et quitté le cinéma depuis 2023. Cette année-là, Adèle Haenel avait justifié ce choix par la volonté de "dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels".
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