Affaire Olivier Duhamel : "La société n'a pas envie de savoir à quel point l'inceste est répandu"
D'après la sociologue Alice Debauche, "entre 2 et 5% des adultes ont vécu des violences sexuelles incestueuses dans leur famille et leur entourage proche dans leur enfance".
"Nous côtoyons tous des victimes et des agresseurs sans le savoir." L'ancienne ministre de la Justice Elisabeth Guigou, nommée en décembre à la tête d'une commission sur les violences sexuelles subies pendant l'enfance, s'est défendue, mardi 5 janvier, sur le site de L'Obs, d'avoir eu connaissance des accusations d'inceste visant l'un de ses proches, le constitutionnaliste Olivier Duhamel. Ce dernier est visé par une enquête pour "viols et agressions sexuelles" après les révélations de sa belle-fille Camille Kouchner.
Qualifié de "tabou" par Elisabeth Guigou, l'inceste demeure une réalité largement méconnue dans la société française. "Un adulte sur 20 dans notre entourage a subi des violences sexuelles intrafamiliales dans son enfance", estime pourtant la sociologue Alice Debauche, maîtresse de conférence à l'université de Strasbourg et chercheuse associée à l'Institut national d'études démographiques. "Le silence est constitutif de l'inceste", déplore-t-elle. Entretien.
Franceinfo : Que sait-on de l'ampleur des violences sexuelles intrafamiliales en France aujourd'hui ?
Alice Debauche : Selon les résultats de notre étude Violences et rapports de genre, entre 2 et 5% des adultes ont vécu des violences sexuelles incestueuses dans leur famille et leur entourage proche dans leur enfance. C'est une estimation solide mais forcément imparfaite, qui passe à côté des victimes qui n'en parlent pas, par déni ou occultation, et des victimes qui se seraient suicidées depuis ou qui seraient en prison ou en hôpital psychiatrique, hors du champ de notre enquête.
Dans 85% de cas, ces violences débutent avant l'âge de 14 ans. Bien souvent, elles commencent avant 10 ans, particulièrement pour les agressions sexuelles, qui peuvent être une première étape avant les viols. Tous ces faits s'inscrivent dans une certaine durée, potentiellement sur 10 ou 15 ans.
"C'est rarement une violence ponctuelle, unique."
Alice Debaucheà franceinfo
Les femmes sont les principales victimes mais c'est dans cette sphère familiale que les écarts avec les hommes sont les plus réduits. Contrairement aux violences contre les femmes en général, qui concernent tous les espaces de vie et tous les âges, les violences contre les hommes sont très concentrées dans le cadre familial et l'enfance. Environ 0,8% des hommes disent avoir subi de tels actes, contre 5% des femmes.
Les auteurs de ces violences sont presque exclusivement des hommes, à commencer par des oncles ou des grands-pères, devant les cousins, les pères et les beaux-pères. Dans certains cas, les mères sont au courant, elles laissent faire dans une forme de complicité ou de tolérance.
Avec son livre, Camille Kouchner dit vouloir "témoigner de l'inceste pour montrer que ça dure des années et que c'est très, très difficile de se défaire du silence". Ce silence qui a pesé sur sa famille est-il le lot commun des familles confrontées à l'inceste ?
Le silence est constitutif de l'inceste. C'est sa spécificité par rapport à d'autres formes de violences sexuelles. Mais c'est un silence particulier : dans cette famille comme dans d'autres, beaucoup de gens étaient au courant et le silence consistait surtout à ne plus en parler une fois que l'on savait.
Ce silence a une fonction sociale. Il s'agit de préserver la fable d'une famille qui fonctionne bien et, plus globalement, à l'échelle de la société, l'illusion de la famille comme source d'épanouissement et de protection des individus. La France a découvert l'inceste au milieu des années 1980 avec des témoignages très médiatisés mais, 35 ans après, cette réalité surprend toujours autant.
"La société n'a pas envie de savoir à quel point l'inceste est répandu."
Alice Debaucheà franceinfo
Dès qu'on commence à prendre le sujet au sérieux, on se rend compte que l'on connaît forcément des agresseurs ou des enfants qui ont été victimes de violences sexuelles intrafamiliales. Si on reprend les chiffres de notre étude, un adulte sur 20 dans notre entourage a subi de telles violences dans son enfance.
La question de l'inceste oblige à voir la violence dans un espace qu'on préfère envisager comme préservé et pur. La délinquance occupe une grande partie des discours politiques et médiatiques et on arrive très bien à parler de violence quand elle se produit en dehors de notre sphère. Mais on est tous partie prenante d'une famille et c'est forcément bouleversant d'envisager que ces relations puissent être empreintes d'une violence aussi terrible.
Le silence ne naît-il pas de l'emprise particulière de l'agresseur sur sa victime, qui n'a pas les moyens de comprendre la gravité de ce qu'elle subit ?
C'est une question centrale. Le silence est d'emblée imposé par les agresseurs. C'est un moyen de culpabiliser les victimes : à partir du moment où ce silence est respecté une première fois, la relation d'emprise s'installe. Les mineurs sentent bien que la situation n'est pas normale, sinon ils pourraient en parler librement, mais ils n'ont pas le bagage ni les mots pour savoir ce qui se joue.
"Si le grand-père dit que tout le monde fait ça, l'enfant n'est pas capable de se rendre compte qu'en réalité les autres grands-pères ne le font pas."
Alice Debaucheà franceinfo
Dans les enquêtes statistiques, plus de 80% des victimes disent que ces violences leur ont été imposées du fait de leur jeune âge. L'écart d'âge et le rapport de domination suffit à donner les moyens à l'agresseur de commettre ses actes – là où, pour des victimes adultes dans d'autres contextes, il y a un recours bien plus fréquent à la violence physique, la menace, l'intimidation...
Que sait-on sur le devenir des victimes d'inceste ?
Les travaux sur le sujet mettent en évidence une forme de sidération chez la victime puis, parfois, d'amnésie traumatique. Le silence peut perdurer longtemps, d'autant plus si la prise de conscience sur la nature des faits est tardive. Il y a un très faible recours à la justice, même s'il existe beaucoup de situations où un parent mis au courant va porter plainte pour l'enfant. [Selon le secrétariat d'Etat chargé de la Protection de l'enfance, 7 260 plaintes pour des violences sexuelles sur mineurs dans le cercle familial ont été déposées en 2018.]
Les parcours des victimes présentent une très grande hétérogénéité mais on constate toutefois une association importante avec des problèmes de santé mentale, des tentatives de suicide, des abus de substances psychoactives ou encore des troubles du comportement alimentaire. Ces difficultés sont particulièrement présentes quand la victime n'a pas reçu de soutien de son entourage.
Les enfants et adolescents victimes de violences, ainsi que les témoins de tels actes, peuvent contacter le 119, un numéro de téléphone national, gratuit et anonyme. Cette plateforme d'écoute et de conseil est ouverte 24h/24 et 7j/7. D'autres informations sont également disponibles sur le site Allo119.gouv.fr.
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