Derrière le "marketing" des valeurs de l'Ovalie, le rugby masculin, terrain propice aux violences sexuelles

Les accusations de viol aggravé qui pèsent sur deux joueurs du XV de France mettent en lumière le poids d'une culture "viriliste" au sein de la discipline.
Article rédigé par Eloïse Bartoli - avec Pierre Godon
France Télévisions
Publié
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Dans le monde du rugby, la troisième mi-temps et ses excès, indissociables de la discipline, accordent peu de considération aux femmes. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)

La troisième mi-temps s'est terminée en cellule. Les rugbymen français Oscar Jegou et Hugo Auradou ont été mis en examen pour viol aggravé après la plainte d'une femme qui dénonce des violences commises dans leur hôtel de Mendoza, en Argentine, après un match du XV de France.

L'avocate de la plaignante a fait le récit d'une nuit de "violence démesurée", évoquant pour preuve "le corps de la victime, [qui] parle de lui-même". Alors que les deux joueurs, qui invoquent "une relation consentie", sont sortis de prison pour être placés en résidence surveillée, mercredi 17 juillet, les auditions des témoins se poursuivent à Mendoza.

Les valeurs de l'Ovalie, un "argument marketing"

Contacté par franceinfo, le président de la Fédération française des supporters de rugby, Franck Lemann, l'affirme sans trembler : "Ce type de dérapages ne sont pas dans les valeurs" de ce sport collectif. Il n'est pas le seul à le penser. Les acteurs institutionnels du monde du ballon ovale, le président de la Fédération française du rugby en tête, ont tous "tenu à rappeler que l'affaire argentine ne représente en aucun cas le rugby, ni les rugbymen", observe Carole Gomez, spécialiste de la géopolitique du rugby et doctorante à l'université de Lausanne (Suisse).

De tels faits "atroces", "s'ils sont avérés" comme l'a précisé la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castera, seraient donc contraires aux "valeurs de l'Ovalie", bâties sur la discipline, l'intégrité et le respect. Une spécificité du ballon ovale ? La pratique du sport "n'est vecteur d'aucune autre valeur que celles dont la société l'investit", balaie Carole Gomez. Le concept est devenu, pour les clubs et les fédérations, un "argument marketing" redoutable, ajoute la chercheuse.

De nombreuses affaires de violences envers les femmes

L'argument des nobles valeurs liées au rugby qui seraient incompatibles avec les violences faites aux femmes revient pourtant inlassablement. En 2023, le pilier des Bleus Mohamed Haouas a été condamné à un an de prison ferme pour violences conjugales. Le club de l'ASM Clermont Auvergne, qu'il devait rejoindre, annonce qu'il ne pourra pas porter ses couleurs à cause d'un comportement "en opposition avec [ses] convictions". Ce qui ne l'empêchera pas d'intégrer l'équipe de Biarritz, puis de Montpellier la saison suivante.

Son cas n'est pas isolé : pour des faits similaires, le pilier de Castres (Tarn) Wilfrid Hounkpatin a été condamné en avril à douze mois de prison avec sursis. Le club a là encore dénoncé des "agissements en totale contradiction avec [ses] valeurs", mais l'a réintégré peu après. Quant au joueur du Top 14 George Tilsley, il a écopé en août 2023 de six mois de prison avec sursis. Mis à la porte par le Stade toulousain, Agen puis Angoulême l'ont ensuite accueilli.

Moins de trois mois avant que n'éclate l'affaire du XV de France en Argentine, plusieurs joueurs espoirs du club de Bourg-en-Bresse ont été visés par une plainte pour le viol d'une femme, en marge d'un déplacement sportif. On peut enfin citer la mise en cause de cinq anciens rugbymen grenoblois pour le viol en réunion, en 2017, d'une femme de 20 ans au moment des faits. Lors du procès, qui devrait se tenir en décembre, trois d'entre eux seront jugés pour viol et deux pour non-assistance à personne en danger.

"Culture viriliste"

Bien loin du mythe du "sport de voyous pratiqué par des gentlemen", le rugby s'inscrit surtout dans "une idéologie de la virilité", souligne Philippe Liotard, anthropologue et spécialiste des violences sexuelles dans le sport. Une culture "viriliste" qui peut "aller jusqu'à l'imposition de soi sur les autres", complète le chercheur. 

"Pour pouvoir gagner le rapport de force physique, l'affirmation de soi passe par une affirmation sur autrui."

Philippe Liotard, anthropologue et spécialiste des violences sexuelles dans le sport

à franceinfo

Le caractère combatif de la discipline participe du phénomène. "On cherche à y annihiler la force de l'autre", corrobore l'anthropologue et chercheuse indépendante Anne Saouter, spécialiste de la production des corps sexués dans les pratiques sportives. "Pour y parvenir, le toucher est permanent, bien que fortement réglementé", poursuit-elle.

Pour que le rapport au corps soit désacralisé et que ces contacts puissent se produire sur le terrain, des "rituels" se mettent en place après le match, lors de la fameuse troisième mi-temps, lorsque les joueurs se "défont du corps collectif autour de la boisson, de la fête, des jeux", résume la chercheuse.

"Des espaces de déviance intégrés au rugby"

Dans le bus du retour après un déplacement, il n'est ainsi pas rare de voir les sportifs "se dénuder", continue l'anthropologue. Au fil de la soirée, "certains vont aller uriner, déféquer à un endroit", ou même s'adonner à "des dégradations" de matériel, énumère-t-elle. Des situations souvent "réglées en interne par les clubs", dans le cadre "de remontée de bretelles", sans plus de conséquences.

Lors de ces excès ou ces violences, les crampons sont certes déchaussés et les maillots aux vestiaires, mais faut-il pour autant séparer la troisième mi-temps de la discipline sportive ? "Ces instants de festivité participent à créer des liens, des solidarités, à nouer l'esprit d'équipe, et donc participent à la performance", juge le sociologue du sport Seghir Lazri.

Il résume : "Les espaces de déviance sont pleinement intégrés au rugby. La troisième mi-temps permet de produire le spectacle qu'est le rugby. [Ce sport] produit une masculinité dite hégémonique, qui déconsidère les femmes et qui les assigne à une certaine place."

Des "pièces rapportées"

Dans cet univers d'après-match, qui se joue principalement "entre copains", dans un entre-soi de genre, mais aussi de milieu social et de race, les femmes qui s'aventurent à partager la bodega, le bar ou la boîte de nuit avec les "gars du club" sont objectifiées. "Les athlètes ont de la considération pour la femme qui prépare le sac de sport ou qui emmène les enfants… Bref, qui s'occupe de la gestion du foyer et donc permet d'achever une carrière sportive. Celle qui participe à la troisième mi-temps n'entre pas dans le standard de la femme idéale", poursuit Seghir Lazri.

"La fille de la fête, c'est un objet sexuel."

Anne Saouter, anthropologue

à franceinfo

Les femmes sont alors intégrées dans une optique d'échanges sexuels, lors de ce que l'anthropologue Anne Saouter nomme "la quatrième mi-temps". Des jeux sexuels "avec les groupies, ou parfois avec les call-girls [prostituées], y prennent place". Dans "ces soirées entre mecs", le président de la Fédération française des supporters de rugby, admet la présence, "occasionnelle", "de pièces rapportées" et d'histoires sexuelles, mais qui, à l'exception d'éventuels "dérapages à la marge", seraient "toujours consentantes". "Un joueur ou un supporteur avec un comportement déplacé lors de la troisième mi-temps serait recadré par les participants", assure-t-il.

Une description joyeuse et collective qui diverge du récit fait à franceinfo par plusieurs femmes évoluant dans un milieu similaire. "J'ai été étudiante sur une terre de rugby, et comme dans les autres milieux festifs, on savait qu'il fallait se protéger", se remémore Eva, membre de l'association féministe La Mèche, basée à Agen (Lot-et-Garonne). Elle raconte avoir dû "déployer des stratégies d'évitement" pour assurer sa propre sécurité lorsqu'elle partageait des endroits de fête avec les rugbymen. Elle souligne que ces situations s'inscrivent "dans le contexte plus global de la culture du viol", présente "dans toutes les sphères de la société".

"Le vernis se craquèle"

Dans le monde de la troisième mi-temps, plus que dans d'autres sphères de la société, l'alcool est omniprésent. "C'est l'image de la France des clochers, des rugbymen qui sont les gars du coin, des bons gars qui mangent bien et qui boivent des coups", illustre le sociologue Seghir Lazri. Une alcoolisation rituelle et à outrance qui peut provoquer une mise en danger de soi et des autres, en plus de constituer une circonstance aggravante au regard du droit français).

La boisson est en effet "un facteur de risque important dans le domaine des violences, sans qu'[elle] n'en représente une cause nécessaire ou suffisante", pouvait-on lire dans la première étude de la Direction générale de la Santé (document PDF) sur le sujet, parue en 2008. Plus récemment, une enquête du Monde démontrait encore que l'alcool jouait un rôle majeur dans "la violence ordinaire", notamment dans les violences sexuelles.

"On nous a vendus pendant des années des joueurs qui n'étaient plus dans ces excès. A présent, le vernis se craquèle", souffle l'ex-international de rugby Laurent Bénézech. L'ancien champion regrette la hausse "des comportements asociaux" chez les joueurs professionnels.

"Certains joueurs ont de plus en plus de difficultés à faire la distinction entre ce qui est inhérent à un sport de combat et ce qui correspond à la vie de tous les jours."

Laurent Bénézech, ancien international de rugby

à franceinfo

Une situation selon lui exacerbée par la professionnalisation du rugby, qui va de pair avec un entourage qui gère les sportifs "comme de mini-PME". Les conseillers et proches des joueurs auraient ainsi tendance à fermer les yeux sur les agissements de leurs protégés, "même quand ils dévient".

Dans le cadre de la tournée de l'équipe de France en Argentine, ces mêmes jeunes, survalorisés et mis dans une bulle, sont ensuite "lâchés dans la nature après une victoire comme s'ils avaient dix ans de plus", regrette-t-il. Des pistes d'explications qui "n'excusent rien", mais "peuvent créer des conditions" propices à des violences, résume l'ancien champion.

Le milieu est-il prêt à évoluer après l'affaire argentine ? "Il y aura bien sûr un avant et un après-Mendoza", a promis mardi le patron de la Fédération français de rugby, Florian Grill, annonçant une "tolérance zéro" vis-à-vis des actes répréhensibles commis par des joueurs. Tout en défendant "l'esprit de la troisième mi-temps".

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