Fin du droit du sol à Mayotte : pourquoi l'annonce de Gérald Darmanin remet en cause un principe historique en France

Le ministre de l'Intérieur entend par ce moyen lutter contre l'immigration illégale sur l'archipel. Des chercheurs doutent pourtant de l'efficacité de la mesure, et évoquent une possible "atteinte disproportionnée à l’indivisibilité de la République".
Article rédigé par Thibaud Le Meneec, Clément Parrot
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Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, s'exprime lors d'une visite à Mayotte, le 24 juin 2023. (CHAFION MADI / AFP)

Le gouvernement a ouvert la voie à la "fin du droit du sol" à Mayotte pour lutter contre l'immigration illégale. "Il ne sera plus possible de devenir français si l'on n'est pas soi-même enfant de parents français", a déclaré Gérald Darmanin, dimanche 11 février, lors d'un déplacement dans le département français. Le ministre de l'Intérieur a annoncé un projet de révision constitutionnelle pour y parvenir, ouvrant ainsi une brèche dans ce principe appliqué sous une forme ou sous une autre en France depuis plusieurs siècles.

Le droit du sol correspond au fait de pouvoir acquérir la nationalité d'un pays dans lequel on est né. En France, c'est l'une des voies pour obtenir la nationalité, avec le droit du sang, la naturalisation ou encore le mariage. Pour autant, il existe déjà des conditions posées pour revendiquer ce droit. "Aux Etats-Unis, la seule naissance sur le territoire fait de vous un Américain. En France, c'est différent, cela prend beaucoup plus de temps", confirme Jules Lepoutre, professeur de droit public à l'université Côte d'Azur. 

Concrètement, un enfant qui a vu le jour sur le territoire français d'un parent également né en France est français (ce le double droit du sol), tout comme un enfant né en France de deux parents apatrides. Si ses deux parents sont de nationalité étrangère et nés à l'étranger, un enfant né en France peut devenir français à partir de ses 13 ans s'il vit en France depuis au moins cinq ans, ou à ses 18 ans, sous réserve d'avoir résidé au moins cinq ans en France depuis ses 11 ans et de toujours y vivre.

A Mayotte, depuis la loi asile et immigration de 2018, il faut en outre prouver qu'au moins un de ses deux parents était en situation régulière depuis plus de trois mois lors de la naissance de l'enfant. "Plus on ajoute des conditions, plus le vivier des personnes concernées s'amenuise", résume Jules Lepoutre. Si l'on se base sur les déclarations de Gérald Darmanin, c'est bien le droit du sol dans son ensemble (y compris le double droit du sol) qui disparaîtrait à Mayotte.

Un droit qui vient de loin

Le droit du sol "existe dans le droit français depuis 1515", rappelle l'historien Patrick Weil, spécialiste des questions d'immigration et de citoyenneté. Cette année-là, un arrêt du Parlement de Paris accorde la qualité de "sujet du roi" aux enfants nés en France de parents étrangers. Ce droit est ensuite inscrit dans la première Constitution de 1791, puis dans le Code civil de Napoléon (PDF) en 1804, avec toutefois quelques conditions comme le fait de "fixer son domicile" en France. "Par la suite, c'est un principe qui s'est toujours maintenu dans tous nos textes, soit en étant réaffirmé, soit en étant maintenu en vigueur", complète Jules Lepoutre, auteur de Nationalité et souveraineté (éditions Dalloz).

En 1851 puis en 1889, le principe du double droit du sol s'impose, afin d'augmenter d'abord le nombre de personnes concernées par le service militaire. "Avant, vous deviez réclamer l'application du droit du sol, à partir de 1889, il s'applique automatiquement", résume Jules Lepoutre. La droite supprime cette automaticité en 1993 via la loi dite "Pasqua-Méhaignerie". Un jeune né en France de parents étrangers doit désormais faire une demande explicite de nationalité française entre ses 16 et ses 21 ans. Le gouvernement de Lionel Jospin supprimera cette loi, mais une première brèche a été ouverte. D'autres responsables ont par la suite envisagé la fin du droit du sol dans certains territoires ultra-marins, comme le chiraquien François Baroin, alors ministre de l'Outre-mer, en 2005.

Pour autant, jamais un gouvernement n'est allé jusqu'à le supprimer sur une partie du territoire. "Depuis 1889, le principe du double droit du sol n'a pas été touché, même par le régime de Vichy", ajoute, indigné, Patrick Weil.

Sans révision de la Constitution, un risque de censure

Pour autant, peut-on considérer le droit du sol comme un principe fondamental de la République ? "Oui, il fait partie des principes reconnus par des lois républicaines qui datent d'avant 1946 et qui sont considérés comme fondamentaux", répond Jules Lepoutre. "Ce sont les fondements de la première Constitution nationale de 1791, puis de toutes les autres Constitutions républicaines qui l'ont ancré dans notre histoire, construisant une citoyenneté comme un devenir républicain", renchérit dans L'Humanité l'historien Pierre Serna.

Pour l'instant, le Conseil constitutionnel n'a pas eu à se prononcer directement sur la valeur constitutionnelle du droit du sol. Appelé à regarder de près la loi Pasqua-Méhaignerie, les Sages, présidés alors par Robert Badinter, avaient estimé dans leur décision que "l'automaticité du droit du sol n'était pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République", précise Jules Lepoutre, sans pour autant trancher le cas du droit du sol en lui-même. Par ailleurs, lors de loi asile-immigration de 2018, le durcissement des conditions d'application du droit du sol à Mayotte n'a pas non plus jugé inconstitutionnel. 

Pour faire passer sa réforme, le gouvernement a la possibilité de faire voter une loi ordinaire, mais s'exposerait alors à une possible censure du Conseil constitutionnel. Les sages pourraient considérer la suppression du droit du sol comme une "atteinte disproportionnée à l'indivisibilité de la République", avance Jules Lepoutre. Par ailleurs, il pourrait "voir dans le droit du sol un principe constitutionnel, et donc le législateur ne pourrait plus y toucher sans une révision constitutionnelle". C'est pourquoi l'exécutif privilégie la piste d'une révision constitutionnelle. 

Une "pompe aspirante" remise en cause

Le gouvernement est en tout cas pressé d'agir par les députés mahorais, loin de ces débats constitutionnels. Pour ces élus, abolir le droit du sol dans l'archipel permettrait de cibler directement certaines filières d'immigration illégale. "Les migrants de l'Afrique des Grands Lacs, ça ne les intéresse pas, car ils veulent arriver en France et en Europe. Mais ceux de Madagascar et des Comores ont un intérêt à avoir la nationalité française", affirme le député Les Républicains Mansour Kamardine.

"Le droit du sol est un aimant qui attire vers Mayotte, pour qu'on ait un enfant qui, à terme, aura la nationalité française."

Le député LR Mansour Kamardine

à franceinfo

La fin du droit du sol mettra fin à une véritable "pompe aspirante" en matière d'immigration illégale, anticipe auprès de BFMTV Estelle Youssouffa, députée du groupe Liot. Pourtant, l'efficacité de cette mesure sur les flux d'immigration est mise en doute par l'opposition de gauche et par plusieurs spécialistes. "Ça n'aura aucun impact", balaie l'historien Patrick Weil. "Ce qui a un effet, c'est le décalage de ressources entre Mayotte et les Comores", pays voisin appartenant au même archipel, avec un produit intérieur brut (PIB) huit fois inférieur. "La démonstration n'a jamais été faite d'un effet d'attraction créé par le droit du sol", prolonge Jules Lepoutre.

Quand le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, martèle que "les Comores envoient des femmes accoucher à Mayotte", les chiffres ne lui donnent pas raison. Selon les données de l'agence régionale de santé (ARS) et de Santé publique France, en 2021, la majorité des femmes étrangères qui ont accouché à Mayotte habitaient déjà sur l'île au moins deux ans avant leur accouchement. "Elles sont une minorité à arriver à Mayotte pendant leur grossesse (11%)", explique l'ARS dans une note de 2023

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