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Révélation d'une "tata", témoignage de Chérif et doutes d'un policier : l'accusation vacille au procès Outreau

La journée de jeudi a vu se succéder à la barre les anciennes assistantes familiales des enfants Delay, un commandant de police et Chérif Delay, partie civile au procès de Daniel Legrand. 

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Les avocats de la défense au procès de Daniel Legrand devant la cour d'assises des mineurs d'Ille-et-Vilaine, le 20 mai 2015 à Rennes (Ille-et-Vilaine).  (MAXPPP)

C'est dans ce genre de moment qu'une audience bascule. Lorsque personne ne s'y attend vraiment. La cour ronronne un peu ce jeudi 21 mai après-midi, au troisième jour du procès de Daniel Legrand à Rennes (Ille-et-Vilaine). Deux experts médico-légaux viennent d'être entendus lors de laborieuses visioconférences, une assistante familiale (la troisième dans la journée) dépose à la barre, lorsque celle-ci balance, l'air de rien : "Après avoir entendu parler de Legrand, Jonathan (Delay) m'a demandé 'legrand, c'est son nom ou c'est parce qu'il est grand?'" 

Tout le monde se réveille. Le président Philippe Dary lui fait répéter ses propos. Et les fait aussitôt acter pour qu'ils soient versés au dossier. Et pour cause. Cette déclaration de la part de Sylvie Chochois est inédite dans l'affaire Outreau. Elle vient étayer la théorie de la défense, qui affirme depuis "quinze ans" que la justice s'est fourvoyée en cherchant un "Legrand" et non une personne de grande taille. C'est ce qu'on appelle "l'oralité des débats". Elle contribue, dans une cour d'assises, à la manifestation de la vérité. 

"Dany legrand en Belgique"

Dans la matinée, la cour a projeté la liste de noms qui avait été établie le 15 juin 2001 par l'assistante familiale de Dimitri Delay, Christiane Bernard. L'enfant de 8 ans est alors placé depuis quelques mois, comme ses trois frères, Chérif, Jonathan et Dylan. Dimitri est le premier à révéler qu'en plus d'être violenté par son père, il est également violé par lui et par sa mère. (Myriam Badaoui et Thierry Delay ont été condamnés, pour ces faits, à 15 et 20 ans de prison en 2004). Le garçon se met ensuite à citer d'autres adultes parmi ses agresseurs. Il rédige ses propres listes - deux - et sa "tata", ainsi qu'il la surnomme, en écrit une troisième.

Sur cette feuille manuscrite, figurent, soulignés avec soin, plusieurs noms dont un "Dany legrand (sic)". A côté est écrit : "en Belgique. On a était avec ma mère et mon père il nous a fait des manières ma mère lui a donné de l'argent." C'est à partir de ce document clé, transmis aux services sociaux du conseil général du Pas-de-Calais puis à la justice que les enquêteurs vont se mettre en quête d'un "Dany Legrand" puis d'un "Daniel Legrand". Leurs collègues belges vont tomber sur un Daniel Legrand brièvement arrêté en Belgique pour une histoire de chéquier volé et sur son père, qui porte le même prénom. Les deux hommes habitent à Wimereux, à 10 kilomètres d'Outreau. Les deux sont arrêtés et placés en détention provisoire pendant plus de deux ans et demi.   

Pour la défense, le dossier Legrand illustre l'absurdité de l'affaire et l'égarement de l'instruction menée par le juge Fabrice Burgaud. A l'ancien directeur d'enquête venu témoigner à la barre mercredi, Me Hubert Delarue a demandé : "Comment l'enquêteur chevronné que vous êtes peut s'expliquer qu'on en cherche un, qu'on en attrape deux et qu'on en colle deux en prison ? Est ce qu'au fond la malédiction de l'un des deux n'est pas de porter le même prénom ?" La réponse est restée évasive. 

"Je l'ai marqué comme il me l'a dit"

A l'ex-"tata" de Dimitri Delay, petite femme élégante à lunettes et aux courts cheveux blancs, les avocats de Daniel Legrand ont posé cette question : comment être sûre que "legrand" correspondait bien à un nom de famille et pas à l'adjectif "le grand""S'il m'avait dit le grand, je l'aurais marqué comme ça, qu'il était grand. Je l'ai marqué comme il me l'a dit, j'ai pas cherché à savoir", se justifie-t-elle. Et de préciser qu'elle écrit souvent les noms propres sans majuscule.

Christiane Bernard échangeait régulièrement au téléphone avec ses consoeurs qui avaient la charge de Chérif et Jonathan Delay. Cette "tata connection", pointée du doigt par la défense aux deux premiers procès, aurait pu favoriser, selon les avocats de Daniel Legrand, l'échange et le croisement d'informations sur les adultes cités par les enfants.

Est-ce après un coup de fil entre Christiane Bernard et Sylvie Chochois que Jonathan Delay entend parler d'un "legrand" ? Ou après un flash radio intervenu plus tard ? L'assistante familiale n'a pas su répondre. Mais ses propos ont déjà produit leur effet : ils décrédibilisent un peu plus les accusations formulées la veille par Jonathan Delay contre Daniel Legrand. Alors qu'il ne l'a jamais mis en cause jusqu'à présent, le jeune homme de 21 ans, partie civile comme Chérif et Dimitri, l'a accusé d'avoir fait partie de ses agresseurs à l'appartement de la Tour du Renard à Outreau. Sans pouvoir en dire plus. "Il était là", a-t-il déclaré, évoquant "des images"

Deux Legrand "à des années-lumière" du dossier

Quant à la "tata" de Chérif, Françoise Darques, également entendue jeudi matin, elle en est sûre, l'aîné ne lui a jamais parlé d'un "Daniel Legrand". A la barre, Chérif a pourtant assuré reconnaître l'accusé, qui aurait été victime de viols, comme lui, à trois reprises et qui l'aurait agressé sexuellement une fois, tout cela sous les yeux de Daniel Legrand père, passif. Il situe ces évènements en septembre 1998, après "la Coupe du monde". Le jeune homme de 25 ans, dont la très grande fragilité est apparue criante à la barre, a toutefois reconnu n'avoir identifié ni l'un ni l'autre au procès de Saint-Omer en 2004.
 
Le témoignage d'un enquêteur du SRPJ de Lille, qui a procédé à l'interpellation des Legrand en novembre 2001, a achevé de fragiliser l'accusation. "Daniel Legrand disait qu'il était vierge qu'il ne pensait qu'à retourner faire du foot. On était à des années-lumière de têtes de réseau pédophile", a constaté Jean-Yves Boulard, qui n'avait jamais été entendu jusqu'à présent. Il fait part de ses doutes à sa hierarchie. Son supérieur, le commissaire Masson, sera entendu jeudi prochain. Dans son rapport de synthèse versé au dossier en juillet 2002, il écrivait : "Toutes les recherches entreprises ne permirent pas d'envisager l'existence d'un réseau structuré. Il semblerait que la réalité était beaucoup plus simple et beaucoup plus sordide."
 
Cette réalité sordide, celle d'enfants abreuvés de films pornos, élevés dans l'inceste et la violence, Chérif Delay la résume en un sanglot : "Je ne souhaite à personne la vie que j'ai eue." 

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