Est-il encore possible de rire de tout ?
Alors que Dieudonné est mis au ban des médias, de nombreux autres humoristes suscitent des polémiques. De quoi peut-on rire, avec qui et dans quel contexte ? Eléments de réponse avec le sociologue des médias François Jost.
Avec ses propos récurrents sur la Shoah, Dieudonné crée malaise et indignation, au point d'effacer l'humoriste au profit du militant. Au delà de ce cas polémique, les tabous ont la vie dure. Coluche, Stéphane Guillon, Michel Muller, Gaspard Proust ou encore Nicolas Bedos ont tour à tour suscité le débat, parfois le rejet. Pour faire mouche, pourtant, l'humour s'accommode mal du consensus.
Pour tenter d'explorer ses frontières, francetv info a interrogé François Jost, professeur à l'université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et directeur de la revue Télévision. Rire de tout, d'accord, mais avec qui ?
Francetv info : Le public de Dieudonné est plié en quatre pendant ses spectacles. Pourquoi lui refuser le statut d'humoriste ?
François Jost : L’humour est un écart par rapport à une norme. Et c’est sur ce ressort que joue Dieudonné. Mais ce qui compte, ce n’est pas seulement ce qui est dit, c'est aussi ce que l'on connaît de l’énonciateur et du contexte dans lequel il parle. Or Dieudonné a proféré plusieurs fois des attaques antisémites, dans des contextes tout à fait sérieux, comme à l'encontre de Patrick Cohen, en évoquant les chambres à gaz. Il a également invité Alain Soral sur scène, alors que ce dernier n'est pas un showman. Tous ces propos attestent qu’il pense vraiment ce qu’il dit et que ce n’est pas "pour rire".
Manuel Valls, le ministre de l'Intérieur, évoque à son sujet des "réunions publiques" plutôt que des spectacles. Est-ce approprié, selon vous ?
Il a sans doute raison d'engager la réflexion sur ce thème. C’est une question sémiologique. Quelle est la différence entre un spectacle et une réunion politique ? Le spectacle inclut une distance entre l’artiste et les personnages qu’il interprète, à l'image de l'acteur de théâtre. Il est ludique, avec un second degré qui autorise les excès. Dans la réunion politique, à l’inverse, on parle sérieusement. Ce qui est dit doit être pris à la lettre.
Lorsque Pierre Bénichou plaisante sur Hitler chez Ruquier, en disant "on a beaucoup exagéré à son propos", personne ne crie au scandale parce qu’on ne soupçonne pas un instant qu’il soit révisionniste et parce qu’on est dans le contexte d'une émission humoristique. Cette différence entre le ludique du spectacle et le sérieux de la réunion explique qu'à l’inverse, on critique les hommes politiques qui semblent jouer un rôle et ne pas être sincères. Dieudonné passe constamment d’une position à l’autre, créant la confusion. Ce qui autorise à penser que ses propos sont de l’ordre de l'incitation à la haine raciale.
Dieudonné n'est pas le premier à plaisanter sur les Juifs…
Chez Dieudonné, le sujet est obsessionnel. Pierre Desproges a écrit un sketch, resté célèbre, sur les Juifs, mais ce n'est pas la base de toute sa carrière… Au cours d'interviews, par ailleurs, il a fait part de son incompréhension sur les causes profondes de la Shoah. Et il tente d’en rire pour ne pas en pleurer. Lorsqu’il dit que "pendant la dernière guerre mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi", il joue de l’antiphrase et de la litote : c’est cela qui provoque le rire. Cet écart par rapport à la réalité.
Alain Jakubowicz, président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra), était au micro de "Complément d’enquête", sur France 2. Il estime qu'en cette "période de crise (…), la question se poserait" d'interdire le sketch de Desproges.
"En période de crise", cela reste très vague. Mais dans un contexte où une ministre [Christiane Taubira] est traitée de guenon et où des joueurs de football noirs sont victimes de racisme et sifflés, il est évidemment plus difficile de plaisanter avec ces sujets.
Justement, un sketch sur le génocide rwandais a récemment fait polémique, au point que Canal+ a dû présenter ses excuses. Est-ce légitime ?
Cela me choque beaucoup moins. Le genre humoristique – au sens poiétique et narratologique – joue un rôle important. Dans ce cas, il s’agit d’une parodie d'une émission pleine de bons sentiments, "La Parenthèse inattendue". Les acteurs prennent le contre-pied en poussant jusqu'à l'absurde des événements très graves, comme s'il s'agissait de simples souvenirs de vacances. Le genre même de la parodie est une clé de lecture offerte aux téléspectateurs, qui les incite à ne surtout pas prendre au premier degré ce qui est dit. N’oublions pas que l’humour est la politesse du désespoir.
Quid d'un Gaspard Proust, à l'humour corrosif ?
Je l'ai récemment entendu dans un sketch : "Coloniser la Palestine ? A moins d'être fasciné par les Mercedes des années 60, le sable et l'huile d'olive..." C’est tellement réducteur et simpliste que cela en devient méprisant. Et pas drôle. Mais de là à le censurer...
Un humoriste incarne un personnage, dites-vous, ce qui n'est plus tout à fait le cas dans le genre du stand-up, popularisé par le Jamel Comedy Club. Les Marocains sont avares, le comédien chinois imite l'accent asiatique…
Bien sûr, il est difficile de prendre l'humour du Jamel Comedy Club au premier degré. Les spectateurs partagent d'ailleurs un certain nombre de valeurs avec les artistes. On revient au problème du locuteur. Qui plaisante ? Les Juifs racontent des histoires juives, qui reprennent souvent des traits caricaturaux. Quand une communauté rit d’elle-même, cela devient de la dérision. Néanmoins, le stand-up pose tout de même des questions car il repose sur l'assimilation de la personne réelle et du personnage. Est-ce que l'artiste parle en son nom ou pas ?
Certes, il est presque impossible pour un humoriste de travailler sans stéréotypes permettant aux gens de comprendre rapidement les situations. Mais lorsque Guy Bedos feuillette le magazine Lui en criant "Ah la salope", le public comprend qu'il représente un imbécile, un type très macho. Même chose avec Muriel Robin et son sketch sur la mère dont la fille épouse un Noir... Aujourd'hui, la forme des spectacles évolue, avec de moins en moins de sketchs, une parole continue dont on ne sait si elle appartient au locuteur ou à un personnage.
La chercheuse Nelly Quemener a qualifié de "mascarade" le Jamel Comedy Club, reprochant à ces artistes issus de la diversité de reproduire les stéréotypes dont ils sont victimes.
Il y a quelque chose de dangereux lorsque Gad Elmaleh ou Pascal Légitimus jouent la caricature de l'Arabe ou du Noir, même s'ils sont très drôles. Je pense qu'ils ont tort de s'enfermer dans ces stéréotypes, alors même qu'ils cherchent à dénoncer la stigmatisation. Ces comiques atteignent une maturité lorsqu'ils interprètent d'autres rôles, comme ils l'ont fait par la suite.
On admet davantage que Jamel Debbouze fasse une blague sur les Arabes que Michel Leeb. Pourquoi ?
Dans notre société, il est aisé de rire de soi-même mais beaucoup moins admis que qu'un tiers s'en charge. L'autodérision est une valeur très admise socialement, car elle montre que l'on ne se prend pas au sérieux. Le vrai problème, ce n'est pas le contenu d'un effet comique, mais plutôt qui l'émet et dans quel contexte. Pierre Desproges disait qu'"on peut rire de tout mais pas avec tout le monde". Je dirais : on peut rire de tout, mais tout dépend de ce que l’on sait de celui qui parle…
Comment le contexte peut-il jouer sur la perception de l'humour ?
Dans un talk-show, par exemple, l'humour n'est pas le même que sur scène. Stéphane Guillon a connu des ennuis, à l'époque où il officiait sur France Inter dans un contexte d’information. Se moquer d’un homme politique quelques minutes avant son interview, souvent avec des commentaires sur le physique, c’est décrédibiliser l’invité, mais surtout décrédibiliser la parole politique, ce qui profite finalement aux extrêmes.
Le contexte joue, comme le timing. Lorsque certains se plaignent de la dérision continuelle, comme Alain Finkielkraut, ils ont en partie raison. C'est tout le problème de l'infotainment, par exemple "Le Grand Journal" de Canal+.
Et si, finalement, c'était la faute du public ?
Un prof de droit m'a raconté cette anecdote : sa fille s'est mariée à un acteur de Plus belle la vie, qui jouait le mari d'une femme enceinte. Dans la vie, elle-même était enceinte et a eu un garçon. Au moment de le déclarer en mairie, l'employé n’a pas voulu croire que c’était un garçon, parce que la personne jouée à la télé par la femme de son mari avait eu une fille !
Le public manque souvent d'une éducation aux médias, qui permet de rappeler le degré de réalité, ou au contraire la portée métaphorique ou ludique d'un discours. Parfois, certains spectateurs applaudissent de bon cœur lorsqu'une blague raciste est racontée sur scène. Et quand Coluche disait que les Belges étaient des cons, certains le prenaient au premier degré.
Cela peut-il refroidir les artistes ? Les Inconnus font leur retour et certains se demandent s'ils pourraient refaire un sketch comme Les Envahisseurs, qui moque les Maghrébins…
Mais ce sketch est encore passé il y a quelques jours à la télévision et il n’a pas provoqué de scandale ! Il est faux de penser qu'ils n'ont plus la même liberté aujourd'hui. La télévision française n'est tout de même pas dans la même situation qu'il y a cinquante ans. Sous De Gaulle, l'émission "La Boîte à sel" a été censurée sur la guerre d'Algérie, avant de disparaître. Aujourd'hui, on ne peut plus véritablement parler de censure politique.
A quel moment l'humour s'est-il libéré ?
Il est clair que la liberté d'expression s'est accrue après 1981, avec des émissions comme "Droit de réponse", où les intervenants pouvaient s'engueuler. Mais la subversion est née bien avant. En mai 68, André Malraux et Michel Debré ont chanté faux la Marseillaise devant la tombe du Soldat inconnu, lors de la manifestation en faveur du général de Gaulle. Jean Yanne les a repris avec un petit orgue, en leur donnant le ton, pour leur apprendre à chanter convenablement. C’était, dans le contexte, un sacré manque de respect…
Et aujourd'hui ?
La censure est moins politique qu’économique. Les chaînes n'essaient plus d'avoir les programmes les plus fédérateurs mais plutôt de ne pas écarter de téléspectateurs. C'est ce que l'on nomme des less objection programs, aux Etats-Unis. Ce n'est pas une censure par le haut. Mais cette crainte de choquer risque d'entraîner des effets similaires. Il est plus facile de reprendre des thèmes éculés, comme Olivier de Benoist qui tape sur sa belle-mère, qu’amener à remettre en cause nos stéréotypes.
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