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Les saunas gays tentent de garder la tête hors de l'eau, fragilisés par la hausse du prix de l'énergie, la variole du singe, le Covid et l'inflation

Article rédigé par Ludovic Pauchant
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
On compte près d'une vingtaine de saunas gays à Paris, et au moins un, souvent davantage, dans la plupart des villes de taille moyenne en France. (RYAN MCVAY / PHOTODISC)

Lieux d'aventures sexuelles réservés aux hommes, les saunas gays tentent de maintenir leur activité à flot après une succession de crises qui les ont fragilisés. Ils font valoir leur rôle clé de relais de prévention à l'heure où les confinements ont isolé de nombreux clients dans des pratiques sexuelles à risque ou addictives.

Rue Saint-Marc, au croisement de la rue Vivienne, dans le 2e arrondissement de Paris, une sonnette flirte avec le flanc d'une porte borgne. En face, sur le trottoir, une femme s’affaire autour de sa poussette, un garçon de café dresse machinalement une table avant ses premiers clients, il fait encore doux, mais plus haut grisaille le ciel, celui d'un jeudi d'octobre.

Derrière la façade anonyme du numéro 10, quand la porte s’ouvre, l’Euromen’s dévoile deux niveaux tamisés flanqués sous la bannière prometteuse d'un "parcours initiatique fait de luxe et de volupté dans un subtil mélange de couleurs et de formes". Et, aussi, un sauna, un hammam, un jacuzzi, un bar, une salle vidéo où l'on projette des films pornos gays, à regarder seul ou à plusieurs, des vestiaires pour se déshabiller, des cabines privées pour s'isoler avec un inconnu et un "coin salon" pour rire et converser, comme dans un salon de thé installé dans un décorum Rome antique. Partout, en libre service, des préservatifs et du gel lubrifiant. 

Pénombre, vapeur et public hétéroclite

Là, comme dans la vingtaine d’autres saunas libertins gays que compte la capitale, bat le pouls d’un monde interlope, où se croisent jeunes et plus âgés, minces, ronds, racisés ou non, artisans, banquiers, ouvriers, commerçants du coin, étudiants curieux, touristes en goguette, les stars du cinéma ou de la télévision venues s'oublier, nus, dans un éphémère anonymat. Et les couples libres, les célibataires esseulés mais avisés, les amis rigolards. Les bien gaulés, les élancés, les bien membrés, les rien du tout, qui savent qu’ici, on s’en fichera pas mal. Au bar, on y échange quelques mots, un regard, un rire franc, pour noyer, plus tard, ses pudeurs et sa timidité dans la vapeur du hammam, l’eau bouillonnante du jaccuzi, parfois un peu de poppers, une clope au fumoir, l’obscurité d’une backroom, la chaleur sèche d’un sauna, ses fantasmes.

Une publicité des années 1990 pour l'Euromen's, lorsque l'établissement connaissait des fréquentations records. (Euromen's)

On y entre en sonnant, on y paie un droit d’entrée, autour de vingt euros. Un peu moins, 16 euros, pour les moins de trente ans, ou quand on s'y pointe après 17 heures. On récupère à la caisse un sourire et une serviette. Au vestiaire, où l’on s’est déshabillé entièrement, on troque dans un casier sa vie de l’extérieur contre une humidité tropicale, un peu d’obscurité, une odeur de javel et d’encens, et l’espoir d’une rencontre sans lendemain, parfois le début de quelque chose. Une heure, ou un après-midi, ou toute une journée, avec un partenaire, ou plusieurs autres, ou simplement pour s’y détendre, voir et se faire voir. Pour quelques euros en plus, ou parfois gratuitement, on pourra même, une fois le ticket d’entrée acquitté, y revenir plus tard.

La succession des crises a rendu les affaires plus difficiles

C’est un jour comme un autre, ce jeudi-là, à l'Euromen's, et depuis son ouverture en 1976, l’endroit, à l’époque l’un des plus vastes établissements du genre aux côtés du Continental et du King Sauna aujourd’hui fermés, en a vu d’autres. Mais après les temps heureux des années 1990 et 2000, un peu après les heures noires de l’hécatombe VIH, qui se dissipe alors un – tout petit – peu, la marche des affaires est devenue plus amère. "Tout a très bien marché jusque 2008, date à laquelle l'activité a un peu baissé avec la crise financière, explique Arnaud Pépin, qui surveille de près les affaires de son père, Jack, 85 ans, propriétaire des lieux depuis 1995. Et puis tout s’est enchaîné : on a eu à Paris la crise des 'gilets jaunes', qui a fait fuir pas mal de clients. Puis la crise sanitaire liée au Covid-19. On a dû fermer neuf mois, puisque nous sommes référencés à l'Insee comme salle de sport."

La piscine de l'Euromen's, dans le 2e arrondissement de Paris. (LUDOVIC PAUCHANT / RADIO FRANCE)

Depuis, l’Euromen’s n’a pas récupéré toute sa clientèle : une cinquantaine de ses clients fidèles a été emportée par le coronavirus. De nombreux autres sont restés méfiants, par peur d'être contaminés dans un lieu conçu pour l’intimité et la promiscuité, et où le masque ne protège pas de grand-chose une communauté traumatisée, au moins pour les plus anciens, par le sida. Il y a eu, ensuite, les anti-pass vaccinal, puis les anti-vax, qui ne pouvaient pas être accueillis. Puis la variole du singe, le "monkeypox", qui a fait fuir un certain nombre de clients. "Avant ces 'grands tourments', poursuit Arnaud Pépin, on tournait autour de 180, 200 clients par jour. Là, on est plutôt entre 140 et 180, pendant l'hiver. L'été un peu moins, puisque les gens sont en vacances, ou ne recherchent pas forcément les lieux où il fait très chaud."

Le prix de l'électricité a explosé

C’était sans compter le temps de l’inflation, de la guerre en Ukraine, du prix de l’électricité qui galope, et des charges, incompressibles, qui augmentent. Comme une malédiction. "On est ouvert 365 jours par an, de 7 heures du matin à 22 heures, pendant lesquelles on consomme de l'électricité, indique le quadragénaire, par ailleurs producteur dans l’audiovisuel. Cela représentait il y a un an environ 2 500 euros HT par mois. Aujourd'hui, c'est plutôt 3 000 euros HT. Pendant le Covid, on a eu des aides, mais maintenant… il faut les rembourser. Avec l’inflation, on a été obligés d'augmenter un peu le salaire de nos employés, mais donc aussi nos prix, alors que nos clients ont moins de pouvoir d'achat, et donc moins envie de dépenser pour du loisir. Le paradigme est devenu extrêmement complexe pour nous."

D’ici le 1er novembre, il augmentera d’un euro son ticket d’entrée : 24 euros, plutôt que 23 euros. "Ça ne semble pas énorme, soupire-t-il, mais je sais qu'on va perdre quelques clients. Mais je n'ai pas le choix : j'ai cinq salariés, deux caissiers et trois employés polyvalents. On est à un euro près, et je dois renégocier tous mes contrats avec mes prestataires, par exemple pour le ménage, pour maintenir l’activité."

"On serre les fesses et on attend que ça passe : ça ira, je ne suis pas inquiet, mais c'est devenu très dur de se projeter."

Arnaud Pépin

à franceinfo

"On doit faire attention à tout et être 100% impeccables pour ne pas perdre de clients, poursuit Arnaud Pépin. Notamment au niveau accueil, hygiène, discrétion, où il faut être irréprochable, affable, accueillant : un seul commentaire négatif sur Google peut nous faire perdre beaucoup de clients." Sa marge de manœuvre est mince : depuis quelques mois, un community manager anime un compte Instagram créé pour attirer un public plus jeune. L’effort semble porter ses fruits : l’Euromen’s a récupéré quelques nouvelles âmes, un peu plus jeunes, et qui se sont passé le mot. Une stratégie plus efficace, assure Arnaud Pépin, que lorsqu’il achetait des espaces publicitaires dans la presse spécialisée.

Son concurrent, les Bains d’Odessa, niché dans le 14e arrondissement de Paris, doit composer avec les mêmes contraintes. Bernard Sellem, propriétaire des murs depuis vingt ans, constate lui aussi une baisse de fréquentation. "Avant, on avait autour de 100-140 clients par jour, mais aujourd’hui, avec l'inflation, c’est plutôt 100-115 clients", explique cet ancien antiquaire, 72 ans, en "pleine forme", "100% hétérosexuel" et qui confie son infinie tendresse pour sa clientèle homosexuelle, "en contraste", balancée entre "parfois beaucoup de tristesse" et "beaucoup, beaucoup de bonheur".

"C’est un peu dur en ce moment, mais on se serre les coudes et on fait avec : avant, je pouvais faire mes prévisions sur trois semaines, quinze jours, mais aujourd'hui, c'est au jour le jour, c'est vraiment en dents de scie."

Bernard Sellem

à franceinfo

Sa clientèle, dit-il, ce n’est pas vraiment les "jeunes-jeunes" : "La moyenne c'est 35-40 ans, et jusque 70 ans, surtout les bears, les barbus, les tatoués, les… gentils !", sourit-il. Ils sont restés fidèles et ils reviennent, pour le moment. Aussi, pour les garder dans ses murs à un prix raisonnable, à l’heure des marges resserrées et des factures d’électricité qui galopent, Bernard Sellem, en entrepreneur avisé, a joué sa meilleure carte : le pragmatisme. "Avant, explique-t-il, on laissait tout allumé lors du ménage de 9 heures du matin jusqu'à midi, même les vestiaires. Maintenant, on éteint au fur et à mesure, et on ne laisse plus la lumière allumée dans la buanderie quand on n'y est pas. Et j'ai fait installer des détecteurs de présence pour ne pas gaspiller."

Le Sun City, boulevard de Sébastopol, est le plus grand sauna gay de Paris. (LUDOVIC PAUCHANT / RADIO FRANCE)

Onze arrondissements plus au nord, boulevard de Sébastopol, le Sun City, annexe en vapeur du Dépôt, sex-club emblématique des soirées "Total Beur", fermé depuis la crise sanitaire et qui pourrait ne jamais rouvrir, fait valoir des reins solides et une réputation internationale. Lui non plus, pourtant, n’a pas été épargné par le ressac des crises qui ont tapé dur sur l’économie des établissements du genre.

"L'augmentation des prix de l'énergie dans nos commerces, qui sont extrêmement énergivores, est un nouveau défi pour nous", souligne Michel Mau, directeur artistique du sauna, une trentaine d'employés, des soirées à thèmes, et la promesse de "3 000 m2 sur trois étages dédiés à la détente, au sport et à la drague", un spa, une piscine, un hammam, un espace ciné-bar, une salle de sport et un espace "drague et sexe", 7j/7, de 12 heures à 2 heures du matin. Et jusqu’à l'aube, 6 heures les vendredis, samedis et veilles de jours fériés. 

"On consomme énormément d'électricité : on a des bassins, des saunas, on sèche les serviettes au gaz, on a une chaudière. Et nos locaux ne sont pas forcément toujours très bien isolés."

Michel Mau

à franceinfo

 

Et puis, il y a aussi le prix de tout, qui augmente, comme partout en France : celui du papier toilette a augmenté de 40 %, et le bidon de lessive, explique un autre responsable du Sun City, s’achète désormais cinq euros de plus qu’auparavant. "Avant, on donnait des serviettes de façon illimitée mais maintenant, on n'en propose que deux, et on fait payer la suivante un euro. On a aussi baissé un peu la température des bassins. Et il est probable que d'ici quelques semaines, on soit obligés de répercuter ces coûts sur notre ticket d'entrée et l'augmenter d'un euro." 

Beaucoup ne seront pas éligibles aux aides gouvernementales

Le Sun City, comme de nombreuses autres entreprises hexagonales liées à la communauté LGBT, adhère au Sneg, le Syndicat des lieux festifs et de la diversité. "On perçoit ces difficultés chez tous nos adhérents sur notre secteur très spécialisé : dans les cafés, hôtels, restaurants, discothèques, saunas, explique le directeur exécutif du syndicat, Rémi Calmon. Pour être aidé par le gouvernement, il faut que les dépenses énergétiques représentent 3 % du chiffre d'affaires de l'entreprise et que le coût unitaire du prix de l'énergie ait été multiplié par deux. Ces conditions, fixées par décret, permettent de définir qui sera éligible aux aides sur le volet énergie. Est-ce que tous les établissements seront concernés ? À cette date, nous n’avons aucun moyen de le savoir."

Dans l’incertitude, les saunas ont des arguments à faire valoir. L’arrivée des applications de rencontres comme Grindr, Scruff ou Tinder, qui permettent, ou à tout le moins promettent des rencontres rapides avec un voisin, auraient pu sonner le glas de ces établissements. Et finalement non. "On a perdu quelques clients au début, admet Michel Mau. Mais ils sont revenus, parce qu'ils se sont rendu compte que les applis, c'était parfois beaucoup de mythomanes, beaucoup de blabla, de temps perdu, des heures devant son téléphone pour rien, alors que chez nous, on ne peut pas tricher sur la photo : on a ce que l'on voit." 

Rémi Calmon et Michel Mau, accoudés au bar du Sun City, une heure avant l'ouverture du sauna. (LUDOVIC PAUCHANT / RADIOFRANCE)

Après le temps des applis, c’est le rouleau compresseur queer, heureuse invitation au mélange, à l’intergenre, à la dilution des frontières sexuées et sexuelles, qui s’est imposée, facilement, d'abord dans les jeunes générations et ensuite chez les plus âgés, déplaçant la population autrefois spécifiquement gay dans des espaces mixtes. Les saunas n’ont pas eu à y résister : "Sur les lieux de consommation sexuelle, qui correspondent à une sexualité spécifique, homme-homme, il y a toujours un besoin, note Michel Mau. Le côté politiquement correct des autres soirées fait qu'on peut proposer des lieux qui sont des objets de fantasmes, attirants, excitants. Et c’est ce que nous proposons."

Résilients, confortés dans leur place à part dans l'offre de divertissement adressée à une clientèle spécifique, ces établissements font par ailleurs figure de vigie. Acteurs et spectacteurs de la réalité des rencontres sexuelles entre hommes, qui mieux qu'eux pour y proposer un cadre ?

Les ravages du chemsex, qui consiste à prendre des psychotropes (méphédrone, 3MMC, 4MMC, NRG3, MDPV, crystal, métamphétamine, cocaïne...) dans le but d'avoir un rapport sexuel, à deux ou à plusieurs, est à cet égard éloquent. "C'est clairement devenu problématique pendant les confinements, analyse Michel Mau. Ceux qui ne pouvaient pas sortir dans des établissements de nuit à cause du confinement se sont tournés vers des soirées privées, avec des pratiques de slam ["claquer", en anglais : le slam désigne l'injection de psychostimulants dans un contexte sexuel] et de chemsex, et qui y sont restés. Ou ils sont revenus, mais avec une problématique addictive que nous devons gérer dans nos murs. Et ce n'est pas toujours évident."

Chemsex, IST : les saunas sont des relais essentiels de prévention

"Les établissements comme les saunas sont des relais de prévention très efficaces : c'était déjà le cas au moment du VIH, ajoute Rémi Calmon. On n'est ni dans le jugement ni dans la stigmatisation : les clients font ce qu'ils veulent, mais on a clairement un rôle à jouer pour les accompagner."

Tous les vendredis, le Sun City propose des dépistages gratuits et anonymes aux infections sexuellement transmissibles avec l'association Aremedia, en partenariat avec l'hôpital Fernand Vidal. "Nous sommes des postes avancés en matière de prévention, insiste Michel Mau. On peut capter des gens qui ne feraient pas forcément cette démarche ailleurs et on peut les sensibiliser aux comportements responsables."Par ailleurs, depuis la loi sur le mariage pour tous, le nombre d'actes homophobes a bondi, ajoute le quadragénaire, en soulignant que la parole homophobe, depuis, s'est décomplexée. Or nous, nous offrons un cadre safe pour tout un tas de gens qui ne peuvent pas vivre leur sexualité ouvertement. On est là pour encadrer, filtrer et veiller à la sécurité de tous, pour que chacun puisse vivre sa sexualité comme il l'entend, dans un cadre serein et sans stigmatisation."

Midi a sonné quelque part, au loin. Derrière la vitrine du Sun City, un employé, chiffon en main, astique la devanture, comme dans n'importe quel autre commerce. Quelqu'un vient de sonner au numéro 62 et la porte du sauna s'est refermée sur un trentenaire souriant. C'est l'heure de l'ouverture, des premiers clients. Il restera une heure ou peut-être jusqu'au soir. Il en ressortira seul, ou plus ou moins bien accompagné. Et là-bas, personne ne caftera.

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