: Enquête Sûreté nucléaire : ASN-IRSN, les coulisses d'une fusion sous haute tension
D’ici la fin 2023, le gouvernement doit présenter son projet de réforme du contrôle de la sûreté nucléaire. Il devrait déboucher en 2025 sur la création d’un organisme unique qui fondra l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et ses 1 700 salariés de droit privé dans l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), dotée elle de 500 inspecteurs fonctionnaires. Bref, réunir dans une seule entité le gendarme du nucléaire et l’institut qui le conseille au plan technique. Un comité piloté par le patron de l’ASN, Bernard Doroszczuk, y travaille actuellement.
Cette réforme devrait donc revenir sur le système à double tête qui contrôle le nucléaire français depuis le début des années 2000. Auparavant, "c’était un petit service au sein du ministère de l’Industrie qui jouait le rôle de l’autorité, explique Michaël Mangeon, chercheur au laboratoire Environnement ville société de l’université de Lyon. L’expertise technique était partagée entre le CEA [Commissariat de l’énergie atomique] et le ministère de la Santé". Et au sein du ministère de la Santé, c’était le service du professeur Pierre Pellerin qui était en charge de la mesure de la radioactivité dans l’environnement et de ses effets sanitaires. Mais il va se décrédibiliser en 1986 avec la catastrophe de Tchernobyl. "Comme la France était loin de l’Ukraine, il pensait que le panache radioactif n’aurait pas de conséquences pour la santé, rappelle Jacques Repussard, l’ex-directeur général de l’IRSN. Il l’a affirmé sans le démontrer scientifiquement. Cela a provoqué un scandale parce qu’à Strasbourg, on pouvait faire son marché, alors qu’à Kehl, en face en Allemagne, on ne pouvait pas acheter de salade."
À l’époque, la France construit encore de nouveaux réacteurs. Il faut vite rétablir la confiance dans le nucléaire. En 1998, un rapport intitulé La longue marche vers l’indépendance et la transparence va déboucher sur la création en 2001 de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), puis en 2006 de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) avec la loi sur la transparence du nucléaire.
L’IRSN dérange très vite
"Il y a toujours eu des débats houleux entre les experts qui effectuent les contrôles et les opérateurs, notamment EDF. Mais là, les débats deviennent publics", explique Michaël Mangeon, auteur d’une thèse sur l’évolution du contrôle de la sûreté. Cette tension va éclater au grand jour lorsque la loi de 2006 crée des instances consultatives : des commissions locales d’information (CLI) qui regroupent autorités, experts, élus locaux, représentants d’EDF et associations de riverains autour de chaque centrale. "Nous avons passé une convention avec l’IRSN, pour permettre à des gens qui n’y connaissaient rien de comprendre les termes techniques du nucléaire", explique Jean-Claude Delalonde, le président de l’Association nationale des commissions locales d’information (Anccli). L’IRSN va alors former des membres de la société civile, y compris des opposants au nucléaire. "Les avis de l’IRSN sont beaucoup plus clairs que ce que dit l’ASN. Cela nous permet de poser ensuite des questions précises à EDF", estime Joël Guerry, membre du réseau Sortir du nucléaire et de la CLI de la centrale de Bugey (Ain). Mais cette approche est mal vécue par la filière nucléaire.
Plusieurs affaires vont ainsi mettre EDF dans l’embarras. Dernière en date : en 2019, une association citoyenne plutôt antinucléaire, l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (Acro), mesure une quantité élevée de tritium (un isotope radioactif rejeté par les centrales dans l’eau) à Saumur. Rien d’inquiétant sur le plan sanitaire, mais le seuil de 310 becquerels relevé interpelle l’IRSN. "L’institut a débloqué des moyens pour refaire des mesures et a créé un comité de suivi pour comprendre comment ce seuil avait pu être atteint", explique David Boilley de l’Acro. L’IRSN ne retrouvera pas un niveau de tritium aussi élevé, mais en réalisant son étude, il va s'interroger sur l'efficacité de la station de surveillance des rejets de la centrale de Chinon située en amont. "Cette étude a donné une caisse de résonnance à un sujet qui ne posait pas de problème sanitaire", tempête Virginie Neumayer, déléguée CGT d’EDF. Elle lui reproche aussi son coût : 650 000 euros, et sa durée, deux ans. À cela, Névéna Latil-Querrec de l’IRSN rétorque : "Nous sommes interpellés par une association. Notre mission c’est d’aller voir ce qu’il se passe."
Un premier projet de réforme
En fait, l’IRSN était dans le viseur depuis longtemps. Un premier projet de réforme avait été envisagé dès la fin des années 2000, lorsque Nicolas Sarkozy prévoit lui aussi de relancer la construction de réacteurs nucléaires. L’IRSN fait déjà l’objet de reproches. "Il avait tendance à vouloir exprimer de façon publique ses avis, alors qu’il aurait dû les garder pour l’ASN", estime Hervé Machenaud, ancien membre du comité exécutif d’EDF, et militant dans plusieurs groupes de lobbying pronucléaire. L’accident de Fukushima fera temporairement taire ces critiques. Mais en 2013, la sortie dans la presse d’une étude de l’IRSN sur la somme faramineuse que coûterait un accident nucléaire remet le feu aux poudres. "Je me souviens que d’autres parties prenantes n’étaient pas contentes de cette sortie non concertée", rappelle Philippe Bourachot, représentant CGT de l’IRSN.
Autre source de tensions : la loi de transition énergétique et de croissance verte de Ségolène Royal, en 2015, va accorder encore plus d’autonomie à l’IRSN. L’institut peut désormais, sous convention, publier ses avis avant même que l’ASN ait pris une décision. Alors que cette convention est valable jusqu’en 2026, cette disposition ne passe toujours pas auprès de Virginie Neumayer, de la CGT d’EDF. "L’IRSN n’a pas à publier ses avis avant la décision de l’ASN, proteste-t-elle. Cela met l’Autorité sous pression, alors qu’elle doit prendre une décision en fonction d’un avis technique, mais aussi d’autres enjeux comme la faisabilité industrielle."
L’IRSN pousserait-elle l’ASN à prendre des décisions plus sévères envers l’opérateur ? L’Autorité serait-elle plus faible que son expert technique ? C'est ce que l'on pense chez EDF. Et on en veut pour preuve ce qu’il se passe en 2017. Fait rarissime, l’ASN demande à EDF d’arrêter les quatre réacteurs de la centrale du Tricastin, afin de consolider une partie de la digue d’un canal située en amont du site. EDF conteste cette décision dans un communiqué de presse. Pour l’opérateur, les travaux pouvaient être faits sans stopper la production. Un jour d’arrêt de réacteur est un manque à gagner de plus d’un million d’euros. "Cela faisait plusieurs fois que l’on avait demandé à EDF de regarder la fragilité de la digue en cas de séisme", se défend pourtant Thierry Charles, ex-directeur général adjoint de l’IRSN, mais rien n’avait été fait.
La colère du PDG d’EDF
La tension montera encore d’un cran au sujet de l’EPR de Flamanville. En 2018, l’IRSN émet un avis d’alerte face à la série de problèmes que rencontre le chantier. Après le béton et la cuve, ce sont des soudures qui sont mal faites. Dans une interview accordée au site internet Montel, le directeur général adjoint de l’IRSN évoque un possible nouveau retard du chantier. Ces propos vont faire sortir de ses gonds le patron d’EDF. Dans un courrier que la cellule investigation de Radio France s’est procuré, adressé au ministre de l’Environnement d’alors, Nicolas Hulot, Jean-Bernard Lévy se plaint ouvertement du haut cadre de l’IRSN. "Il nous apparaît que ce type de communication publique n’est pas dans les prérogatives de l’IRSN. (…) Cette communication est préjudiciable à EDF", peut-on lire.
Mais le coup de grâce intervient fin 2021. EDF annonce avoir découvert de la corrosion pouvant créer des fissures sur certains circuits de la centrale nucléaire de Civaux. Le problème peut être commun à plusieurs réacteurs. L’entreprise propose donc de faire des contrôles, mais sans arrêter la production d’électricité pour autant. La situation est d'autant plus tendue que la guerre en Ukraine a éclaté, entrainant une hausse du prix de l’énergie.
L’IRSN publie alors une note pour dire qu’elle émet des réserves sur cette option. "Par déduction, on comprend ce qu’il va se passer, explique un expert du secteur énergétique. On va arrêter des réacteurs au moment où on en a le plus besoin. Cet épisode a été très mal vécu dans l’écosystème des cabinets ministériels." L’arrêt des réacteurs coûtera plus de 30 milliards d’euros. Thierry Charles, ancien directeur adjoint de l’IRSN, mesure alors la mauvaise image qu'a désormais son institut au sein de l’administration et du gouvernement.
Un passage en force raté
Une première tentative de réforme du gouvernement Macron échouera faute de majorité au printemps 2023. Alors que les parlementaires discutent depuis des semaines du projet de loi d’accélération du nucléaire, le ministère de la Transition énergétique annonce, en février, après un Conseil de politique nucléaire à l’Élysée, la fusion de l’ASN et de l’IRSN. Cette réforme s’inspire d’un rapport rédigé par un responsable du Commissariat de l’énergie atomique (CEA), Daniel Verwaerde, pour mettre fin à la "diaphonie" du système. Rapport qui a été classé secret-défense par Emmanuel Macron. La ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, défend alors un projet destiné, selon elle, à "fluidifier le système" au moment où l’Autorité de sûreté nucléaire va devoir se prononcer sur le vieillissement des centrales et la construction de nouveaux réacteurs. Elle donne deux semaines aux dirigeants de l’ASN et de l’IRSN pour préparer cette fusion. Mais les syndicats sont vent debout, y compris ceux d’EDF et de l’ASN.
Le gouvernement tente alors d’intégrer son projet sous forme d’amendement dans la loi de relance du nucléaire. Mais la levée de boucliers des parlementaires, elle aussi, est immédiate. Au sein de la majorité, Barbara Pompili, ex-ministre de l’Environnement, aujourd’hui députée Renaissance, estime elle-même que "c’est une folie". La tentative échoue donc. Mais le projet n’est pas abandonné pour autant. Le Sénat commande un rapport à l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) sur les conséquences de cette fusion. Une cinquantaine de pages, écrites en un temps record par le député Renaissance Jean-Luc Fugit et le sénateur LR Stéphane Piednoir, sont publiées en plein été. Elles prônent, sans réaliser pour autant d’étude d’impact précise, un regroupement. Un accord entre le parti présidentiel et Les Républicains est trouvé sur la nécessité de faire la réforme.
Le sort de l’IRSN semble donc scellé. Parallèlement, un lobbying se développe. Des groupes de réflexions pronucléaires comme PNC-France et le Cercle d’étude réalités écologiques et mix énergétique (Cérémé) se font entendre en haut lieu. Eux aussi plaident pour que l’Autorité de sûreté prenne mieux en compte la faisabilité industrielle, et ne soit pas gênée par les communications de l’IRSN. Alors que l’ancien directeur général de l’institut n’a pas été auditionné par les rapporteurs de l’OPECST, l’ex-directeur exécutif d’EDF, Hervé Machenaud est lui reçu plusieurs fois par des parlementaires, des conseillers du ministère de la Transition énergétique, de l’Élysée et de Matignon. Jean-Claude Delalonde, membre du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) réalise alors lui aussi à quel point l’IRSN est la cible de reproches. On estime, confie-t-il, "qu’il parle trop vite. Il dit trop de choses. Et il n’attend pas qu’on leur dise : tu peux y aller !"
La question du nucléaire militaire
Bouleverser une organisation vieille de 20 ans demande cependant de préciser certains points. Et pas des moindres : comment fusionner deux entités dont le statut des personnels est si différent (les uns relevant du droit privé et les autres du public) ? Et que faire des experts de l’IRSN qui travaillaient jusqu’ici sur les installations nucléaires de défense ? Les rattacher directement au ministère des Armées poserait un problème d’indépendance. "Il y a là un nœud à défaire pour le gouvernement", reconnaît Stéphane Piednoir, le sénateur LR du Maine-et-Loire, co-auteur du rapport parlementaire. D’autant plus que ces experts ne sauraient faire partie de la future autorité indépendante puisque, comme l’ASN aujourd’hui, explique-t-il, elle ne s’occupera que du nucléaire civil. L’amiral Louis-Michel Guillaume, directeur général adjoint délégué de ce pôle Défense au sein de l’IRSN, préconise pour sa part "d’envisager un rattachement de ces services au ministère de la Défense". C’est écrit noir sur blanc dans le rapport. Il reste donc à voir comment le gouvernement réglera cette question, si le Parlement valide, cette fois-ci, sa réforme.
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