Expulsion d'Alain Finkielkraut : le mouvement Nuit debout est-il vraiment démocratique ?
L'académicien a été prié de quitter la place de la République, samedi soir, et dénonce depuis les dérives du mouvement.
"Ceux qui s'enorgueillissent de revitaliser la démocratie réinventent, dans l'innocence de l'oubli, le totalitarisme", a réagi Alain Finkielkraut après avoir été chassé, samedi, du rassemblement de la Nuit debout à Paris. L'épisode, très commenté dans les médias depuis deux jours, alimente également les conversations sur la place de la République, lundi 18 avril au soir, au 19e jour de ce rassemblement citoyen.
"Ce n'est pas l'image qu'on veut montrer du mouvement"
Au centre de la place, près de la petite tente bleue qui sert de lieu d'accueil aux nouveaux arrivants, un petit groupe s'anime à l'évocation du nom d'Alain Finkielkraut. Camille, un jeune homme de 17 ans, tient à rappeler les faits : "ça ne s'est pas passé aussi violemment qu'il le raconte, il a pu rester une bonne heure sur la place et au bout d'un moment un groupe de jeunes communistes lui a demandé de partir". Le compte Twitter des Jeunes communistes a effectivement revendiqué l'expulsion.
"C'est une erreur de l'avoir viré, tout le monde a le droit de venir", lâche Julien, 36 ans, qui discute avec quelques personnes près de la tente, "ce n'est pas l'image qu'on veut montrer du mouvement, même si l'on n'aime pas ce qu'il pense, ça reste un intellectuel et il en manque sur la place". "Oui, mais beaucoup de gens, ici, préfèrent ne pas avoir d'intellectuel du tout dans le mouvement, que ce genre d'intellectuel là", rétorque Camille. "On cherche à être le plus inclusif possible, mais toute la question est de savoir où fixer la limite", estime de son côté Marion, une jeune femme de 27 ans, très impliquée dans le mouvement.
"Ce n'est pas stratégique"
Le "bad buzz" médiatique n'empêche pas les membres de Nuit debout de continuer leur travail de réflexion en commissions, des petits cercles qui discutent longtemps afin d'élaborer des propositions ou d'esquisser des prises de position. Près de la commission "liberté d'expression", créée à la suite de "l'affaire Finkielkraut", Louis n'est pas tendre. "Je trouve que c'est d'une inintelligence crasse de l'avoir jeté, ce n'est pas stratégique", estime le jeune homme de 23 ans, qui tient à rappeler comme les autres qu'il s'exprime en son nom propre. Pour lui, l'épisode fait du mal à Nuit debout et permet à Finkielkraut de "se plaindre" dans les médias
Tout le monde doit pouvoir s'exprimer, même les cons.
Pour Louis, qui s'appuie sur les réflexions du blogueur militant Etienne Chouard, le mouvement Nuit debout peut être mis en danger par "une police informelle, formée par des antifascistes, qui peut agir comme une police de la pensée". Des gens qui n'hésiteraient pas à "balancer du 'facho' et jeter les gens en dehors de la place", ajoute le jeune homme, qui note malgré tout que pour l'instant le mouvement tient debout.
"Construire un espace politique libéré de toute parole xénophobe"
"Je trouve ça très bien qu'il ait été viré", lâche de son côté Victor, après s'être écarté d'un cercle de discussion pour donner son avis, "on tente de construire un espace politique libéré de toute parole xénophobe... Des mecs comme Finkielkraut n'ont rien à faire là." Ce jeune étudiant de 20 ans, présent sur la place depuis le début du mouvement et membre de la commission "Action", reconnaît que la question provoque le débat sur les stands. "Est-ce qu'on doit laisser des fascistes prendre la parole ? Moi je ne le pense pas, mais d'autres considèrent qu'il faut laisser parler tout le monde."
Si Marine Le Pen débarque ici, on la vire aussi.
"Monsieur Finkielkrait divise tout le monde", regrette une femme lors de l'Assemblée générale du mouvement où de nombreuses interventions évoquent le philosophe. De fait, deux écoles s'affrontent au sein de Nuit debout : il y a ceux qui veulent une agora ouverte à tous sans distinction, et ceux qui veulent tracer une ligne rouge afin de bannir certains propos de la place. Ceux qui condamnent toute forme de violence, et ceux qui soutiennent les casseurs. "Pour certains, Nuit debout est juste une sorte de 'happening politique', pour d'autres c'est avant tout un tremplin révolutionnaire", résume Victor.
"Il faut qu'on trouve notre processus démocratique"
Mais comment trancher les désaccords au sein d'un mouvement qui voit cohabiter militants vegan, étudiants de passage, bobos parisiens et révolutionnaires partisans de la lutte armée ? "On y travaille, il faut qu'on trouve notre processus démocratique", répond Julien. Justement une commission discute de la manière dont les décisions peuvent être votées au sein de Nuit debout. "Il y a trois grandes possibilités : la majorité des 4/5e, le consensus ou la majorité simple", rappelle Anthony aux personnes présentes dans le cercle. Il ajoute que si le vote électronique a été évoqué, celui-ci présente des risques au niveau de la surveillance étatique ou du piratage.
Ce tâtonnement démocratique prend du temps et plusieurs personnes reconnaissent que le mouvement s'essouffle un peu. "Disons qu'on est passé à une autre phase, où on prend le temps de réfléchir à la suite", nuance Victor. "Tout cela demande du temps, appuie Marion, on essaye d'inventer quelque chose pour prendre les décisions qui n'a jamais réussi auparavant, ni avec 'Occupy', ni avec 'les Indignés'". La jeune femme reste très optimiste : "Aujourd'hui, on vient d'acter qu'on ne savait pas faire, et que qu'on allait, du coup, passer par l'expérimentation avant de prendre une décision."
Une des premières décisions consistera peut-être à déterminer si tout le monde est le bienvenu sur la place. En partant de la place, entre le stand de soupe et l'aire de jeux, Thomas, un étudiant venu en simple curieux, raconte une mésaventure : "Après m'avoir demandé une clope, une fille m'a dit 'vous portez un 'Barbour' [du nom d'une marque britannique], faites gaffe, on a traité des gens de 'fascistes' pour moins que ça'."
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