: Vrai ou faux Elections européennes 2024 : l'Europe a-t-elle toujours un problème de dumping social et fiscal ?
Elles promettent de "l'éviter", de "lutter contre", voire d'"en finir". Le "dumping" s'invite dans les programmes des principales listes candidates aux élections européennes, avant le scrutin du dimanche 9 juin. Souvent "social", parfois "fiscal", ce terme désigne une forme de concurrence économique déloyale entre les Etats membres de l'Union européenne. Et tous s'accordent sur la nécessité de l'éviter, de l'extrême droite à l'extrême gauche en passant par le camp présidentiel. Seules divergent les solutions proposés, telles que l'alignement par le haut des droits sociaux dans toute l'UE ou un encadrement plus strict du travail détaché. Mais ce problème du dumping, dénoncé de longue date, est-il toujours une réalité au sein de l'Union européenne ? Franceinfo fait le point avec plusieurs spécialistes du droit européen et de la fiscalité.
On se souvient du "plombier polonais", érigé en symbole d'une main d'œuvre étrangère à prix cassé menaçant le marché national. Cet épouvantail avait été brandi par les partisans du Brexit et, avant eux, par les opposants au traité constitutionnel européen de 2005. Cinq ans plus tôt, un rapport parlementaire français pointait déjà le problème du dumping social au sein de l'UE, défini comme la pratique d'un Etat ou d'une entreprise visant "à violer, à contourner ou à dégrader, de façon plus ou moins délibérée, le droit social en vigueur (...) afin d'en tirer un avantage économique, notamment en termes de compétitivité".
Des délocalisations favorisées par l'entrée de nouveaux Etats
Aux origines de l'Union européenne, bien avant la création du marché unique, l'espoir était pourtant qu'elle encourage une harmonisation au bénéfice des travailleurs, relève Eloïse Beauvironnet, docteure en droit public à l'université Paris-Descartes : "Au sein des traités fondateurs est inscrit un alignement par le haut des modèles sociaux des Etats membres", explique-t-elle à franceinfo.
Mais les élargissements de l'UE ont, à l'inverse, favorisé une concurrence sociale, constate Séverine Picard, juriste et fondatrice du cabinet de conseil Progressive Policies. En particulier en 2004, lors de l'intégration de dix nouveaux pays dont la Pologne, la République tchèque ou la Hongrie, puis en 2007, avec l'entrée de la Bulgarie et la Roumanie. "Vous placez dans un même ensemble économique des Etats aux modèles sociaux très disparates. Evidemment, il y une concurrence par le social, confirme Eloïse Beauvironnet. A long terme, la conséquence est un alignement vers le bas, une course à l'échalote au moins-disant social et au moins-disant fiscal".
Elle décrit une sorte de chassé-croisé : la délocalisation d'entreprises vers l'Europe centrale et orientale, d'une part ; et de l'autre, la fuite des travailleurs qualifiés et peu qualifiés de ces pays vers l'Europe occidentale. Selon l'Insee, sur la période 1995-2017, environ un millier d'entreprises françaises auraient délocalisé chaque année, pour une moyenne de 25 000 emplois par an, dont "près de la moitié à destination de pays européens".
La "logique pervertie" du travail détaché
La directive sur les travailleurs détachés de 1996 a renforcé le dumping social, observe Séverine Picard. L'objectif du texte était de permettre à une entreprise de l'UE d'envoyer temporairement ses salariés dans un autre Etat membre, en appliquant le "noyau dur" de la réglementation (Smic, conditions de travail...) du pays d'accueil, tout en payant les cotisations sociales du pays d'origine. Il s'applique dans une Union européenne où les situations restent très disparates. Selon l'Insee, en 2021, le coût horaire d'un travailleur français était entre 3 et 5,5 fois supérieur à celui d'un travailleur polonais, croate, roumain ou bulgare. Les cotisations sociales à la charge de l'employeur étaient entre 6 et 29 fois inférieur dans ces pays à leur niveau en France.
Le système du travail détaché a eu pour conséquences "une baisse des salaires et une précarisation croissante des conditions de travail", avance Séverine Picard. "La logique du système a été pervertie, car les gens avaient trouvé toutes les failles", juge de son côté Philippe Pochet, conseiller en affaire sociales de l'Institut Jacques-Delors.
Un rapport du Sénat de 2013 a constaté une "explosion de la fraude au détachement", allant du simple "manquement" administratif au "trafic d'être humains" : non-déclaration, détachement permanent, rémunérations très inférieures au Smic, dépassement des durées maximales de travail, hébergement indigne... "Cette fraude organisée fait souvent apparaître cascade de sous-traitants et sociétés 'boîte aux lettres' au sein du pays d'envoi", détaillent encore les sénateurs. Dans un autre rapport, en 2019, la Cour des comptes s'interrogeait aussi sur la situation de près de 44 000 travailleurs français détachés dans leur propre pays, dont 55% étaient employés par des agences d'intérim basées au Luxembourg, à Monaco ou en Suisse.
Un phénomène qui s'adapte au durcissement des règles
L'Europe a tenté de rectifier le tir. En 2017, un socle européen de droits sociaux a été adopté. La directive sur les travailleurs détachés a, elle, été révisée en 2018, imposant un principe de salaire égal pour un travail égal, et la prise en charge du déplacement et de l'hébergement par l'employeur. En 2022, une autre directive, visant à fixer les salaires minimums des Etats membres à un niveau décent, a été adoptée.
Mais, en dépit d'un renforcement de cet arsenal, les dérives se poursuivent : la France "est passée à une autre étape dans le dumping social", avec des entreprises implantées dans des pays membres qui procèdent à des "recrutements hors Union européenne", constate Séverine Picard. C'est le cas de saisonniers latino-américains employés dans les exploitations agricoles, ou encore de routiers ukrainiens qui concurrencent les chauffeurs polonais. Pour Philippe Pochet, la révision de 2018 a bien "corrigé l'essentiel des problèmes qui étaient rencontrés, mais n'a pas empêché des pratiques mafieuses".
"Le problème, c'est le manque de contrôle. S'il y a des lois mais pas de contrôle, ce n'est d'aucune utilité."
Philippe Pochetconseiller en affaires sociales à l'Institut Jacques-Delors
Séverine Picard préconise une réforme du droit des sociétés afin d'appliquer le principe du "siège réel" : "Une entreprise ne devrait s'établir que là où elle peut démontrer qu'elle a véritablement des activités économiques", limitant sa capacité à choisir la législation nationale qui lui est la plus favorable. L'avocate y voit un instrument pour lutter contre le dumping social, mais aussi le dumping fiscal, autre fléau pointé par de nombreux partis.
La fiscalité, levier pour attirer les entreprises
Certains pays, y compris dans l'UE, proposent en effet une fiscalité plus faible que leurs voisins pour inciter les entreprises à s'installer sur leur territoire. "Des sociétés vont, de la même manière [qu'elles le font en matière de droit du travail], se localiser artificiellement dans des paradis fiscaux pour bénéficier d'une fiscalité beaucoup plus favorable", constate Eloïse Beauvironnet.
L'impôt sur les sociétés en France atteignait 25,8% en 2023 selon l'OCDE, contre 31,5% au Portugal, mais 16% en Roumanie, 12,5% en Irlande, 10% en Bulgarie et 9% en Hongrie. Ces disparités instaurent une concurrence entre les Etats membres. Le taux moyen dans l'UE a été divisé "par deux depuis 40 ans", explique Vincent Vicard, directeur adjoint du Centre des études prospectives d'informations internationales. En 2020, l'ONG Oxfam accusait même les Pays-Bas, l'Irlande, Chypre, le Luxembourg et Malte d'être cinq paradis fiscaux au sein de l'Union.
Les députés européens ont tenté d'enrayer cette tendance lors de la précédente mandature. Dans une résolution de 2021, le Parlement européen affirmait que si la concurrence fiscale entre pays n'est pas un problème en soi, des principes communs devraient régir la manière dont les pays utilisent leurs politiques fiscales pour attirer les entreprises et les profits. Citée dans le rapport d'activité de la sous-commission chargée des questions fiscales, en avril, l'élue française Aurore Lalucq (Parti socialiste-Place publique) plaide pour la mise en place d'un nouveau code "contraignant" pour "lutter efficacement contre les pratiques fiscales dommageables et la concurrence fiscale agressive".
La solution imparfaite d'un impôt minimum à l'échelle de l'UE
En 2022, le Parlement a voté une directive "visant à assurer un niveau minimum d'imposition" sur les bénéfices des grandes entreprises opérant dans l'UE. Ce taux minimum imposé aux Vingt-Sept a été fixé à 15%, et le texte est entré en vigueur le 1er janvier. Valérie Hayer, tête de liste de la majorité présidentielle pour les élections européennes, se félicite dans son programme d'avoir "fait reculer" le dumping fiscal grâce à cette directive.
Si elle représente "un très grand pas", elle est loin d'être parfaite, nuance Séverine Picard. "Les paradis fiscaux vont effectivement monter leur taux d'imposition de quasiment 0% à 15%". Mais ils pourront toujours inciter les multinationales à s'installer sur leur territoire en leur reversant une partie des recettes "sous forme de subventions et de crédits d'impôts", souligne l'avocate. Un processus légal qui n'est pas pris en compte par la nouvelle directive, qu'Eloïse Beauvironnet décrit comme un "fromage avec beaucoup de trous".
Même en France, domicilier son siège social à "La Défense ou dans certaines villes de Seine-Saint-Denis" permet d'obtenir "des avantages fiscaux non-négligeables", souligne Eloïse Beauvironnet. Le crédit d'impôt recherche est un autre dispositif français très utilisé, pointe Vincent Vicard. "Si une entreprise investit dans la recherche et le développement, ce crédit d'impôt lui permet d'obtenir une réduction de taxation ou une taxation nulle", illustre-t-il. En 2023, un rapport de la commission des finances de l'Assemblée nationale relevait que le taux réel d'imposition des grandes entreprises en France était de 17%, contre 23,7% pour les petites et moyennes entreprises, soulignant la capacité des grands groupes à réduire la note. Pour les deux experts, le taux minimum d'imposition à 15% pour les multinationales aura donc peu de conséquences en pratique.
Pour autant, il est difficile d'imputer à l'Union européenne seule la responsabilité de ce dumping social ou fiscal, d'après les spécialistes interrogés par franceinfo. D'abord pour des raisons de pouvoir décisionnaire. "L'Union européenne n'a aucune compétence dans toutes les décisions en matière de fiscalité directe", rappelle Eloise Beauvironnet. Pour aligner la fiscalité dans l'UE, il faudrait donc que chaque Etat membre vote, au niveau national, des réformes identiques. "C'est de la science-fiction", explique-t-elle. "L'Union européenne n'est finalement que la somme des chefs de gouvernement des États membres qui la composent."
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