"Déverser du fumier, c'est souvent négocié avec la préfecture" : face aux agriculteurs, la tolérance des forces de l'ordre est habituelle, selon un sociologue

Article rédigé par franceinfo
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Des agriculteurs bloquent l'autoroute A77 au niveau de la sortie Varennes-Vauzelles, près de Nevers (Nièvre), le 26 janvier 2024. (FREDERIC MOREAU / HANS LUCAS / AFP)
La retenue demandée par les autorités et assumée par Gérald Darmanin s'explique notamment par le caractère prévisible des dégradations commises, analyse Fabien Jobard.

"On ne répond pas à la souffrance en envoyant les CRS". Jeudi 25 janvier, sur TF1, Gérald Darmanin a justifié une nouvelle fois son choix de ne pas demander aux forces de l'ordre d'intervenir face aux agriculteurs en colère, sauf en dernier recours. "Il y a une grande compassion et une grande écoute à avoir avec nos agriculteurs", a insisté le ministre de l'Intérieur, ne reniant pas le terme de "laisser-faire".

Depuis le début de la mobilisation des exploitants, partie du blocage de l'autoroute A64 en Haute-Garonne, la mansuétude du gouvernement et des autorités a fait l'objet de nombreux commentaires. Les agriculteurs ont pourtant multiplié les actions spectaculaires et parfois violentes. Vendredi, au lendemain de l'interview télévisée de Gérald Darmanin, les locaux de la Mutualité sociale agricole à Narbonne (Aude) ont ainsi été incendiés, sans faire de blessés. De telles scènes pourraient se répéter, la FNSEA ayant appelé à la poursuite du mouvement, vendredi soir, malgré les annonces du Premier ministre, Gabriel Attal.

Cette situation s’explique notamment par la proximité historique des pouvoirs publics avec les syndicats du secteur, analyse pour franceinfo le politiste Fabien Jobard. Directeur de recherches au CNRS et spécialiste du maintien de l'ordre, il est notamment auteur de Politiques du désordre. La police des manifestations en France (Seuil, 2020), avec le sociologue Olivier Fillieule.

Franceinfo : Comment analysez-vous la posture de Gérald Darmanin dans son interview, jeudi soir ?

Fabien Jobard : Le maintien de l'ordre, c'est d'abord un usage politique de la police, la mainmise du politique sur l'instrument policier, alors que le policier, dans sa vie quotidienne, prend des décisions qui reposent sur son appréciation personnelle des situations, ce qu'on enseigne sous le terme de "discernement".

Le ministre de l'Intérieur a dit tout haut ce que tout le monde sait tout bas depuis des décennies, à savoir que les manifestations d'agriculteurs sont cogérées par le gouvernement et la FNSEA.

Fabien Jobard, sociologue spécialiste de la police

à franceinfo

Le fait de déverser du fumier, par exemple, c'est bien souvent négocié avec la préfecture. On lui annonce à l'avance qu'on fait venir 5, 15 ou 50 tracteurs, et elle va faire en sorte que l'acheminement se déroule dans les meilleures conditions pour éviter l'accident que l'on a vu il y a quelques jours [la mort en Ariège d'une agricultrice et de sa fille, percutées par un automobiliste]. Et on va négocier avec le préfet, pour savoir si on peut s'approcher de la préfecture, si on peut déverser des choses...

Les manifestations d'agriculteurs, c'est un très haut degré de ritualisation de la protestation, en cogestion avec l'Etat. C'est vraiment la manifestation canonique, d'une certaine manière. Avec les "gilets jaunes", on en était très loin.

Mais ça n'empêche pas qu'il peut toujours y avoir des dérapages des organisations d'agriculteurs qui contestent à la FNSEA cette hégémonie et le fait qu'elle cogère l'agriculture avec l'Etat. Dans ce cas, on peut avoir des actions coup de poing, des actions commando qui échappent à FNSEA et, dans ce cas-là, on verra les CRS intervenir.

Le fait de devoir dégager des kilomètres entiers de route n'est-il pas aussi plus compliqué pour les forces de l'ordre ?

Ça veut dire quoi, concrètement, faire intervenir les CRS, face à une colonne de cinquante tracteurs sur l'autoroute ? Gérald Darmanin fait un aveu de réalisme : d'un point de vue opérationnel, technique, on ne peut pas faire dégager cinquante tonnes comme on peut nasser 300 manifestants.

Les émeutes urbaines sont spatialement concentrées, elles n'impliquent pas des milliers de personnes... Je ne dis pas qu'elles sont faciles à gérer, surtout quand elles sont simultanées, sur plein de villes différentes. Mais autant elles peuvent être globalement maîtrisables, autant ce n'est pas envisageable d'aller dégager les autoroutes.

D'une certaine manière, les agriculteurs montrent leur force pour faire en sorte de ne pas avoir à s'en servir.

Fabien Jobard, sociologue spécialiste de la police

à franceinfo

Ils n'ont pas besoin de foncer avec leur tracteur dans la cour de la préfecture : le fait de déverser du purin et du fumier suffit déjà. Les "gilets jaunes" au Puy-en-Velay (Haute-Loire) n'avaient pas de purin. Ils sont rentrés dans la préfecture, ils ont vu qu'il y avait quelques agents de sécurité, qu'eux étaient beaucoup plus nombreux, et ils ont décidé de mettre le feu. Les actions de dégradations menées par les "gilets jaunes" révélaient que leur capacité d'influence était faible. Là, il n'y a pour l'instant pas de grosses dégradations agricoles, car il y a une forte puissance matérielle et politique.

Les demandes des "gilets jaunes" n'étaient pas du même ordre que celles des agriculteurs...

Les "gilets jaunes" s'adressait à l'Etat comme à leur adversaire. Ils s'adressaient à Emmanuel Macron, même. C'était très personnalisé, avec des slogans du type : "On vient te chercher chez toi". Je ne suis pas sûr que l'Etat soit l'adversaire direct des agriculteurs, c'est plutôt l'Europe. L'Etat a besoin de démonstrations de force des agriculteurs pour pouvoir dire à Bruxelles : "Attention, ne sous-estimez pas la force sociale en France et, quand vous réformez, pensez d'abord à l'agriculture française". On comprend donc qu'il n'envoie pas les CRS.

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