Mercosur : l'article à lire pour comprendre le conflit autour de l'accord commercial qui provoque la colère des agriculteurs
Fumier déversé, panneaux arrachés, bureaux dégradés... Des centaines d'agriculteurs sont mobilisés depuis plusieurs jours à travers la France pour protester contre le "traité UE-Mercosur" : un projet d'accord de libre-échange entre l'Union européenne et un groupe de pays d'Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay et Bolivie).
L'un des syndicats d'agriculteurs impliqués dans le mouvement, la Coordination rurale, promet même de "provoquer un chaos" pour faire entendre son opposition au projet de traité. En France, toute la classe politique – ou presque – est contre : Emmanuel Macron, le Premier ministre Michel Barnier, et la grande majorité des parlementaires. Les députés se prononceront prochainement sur le sujet lors d'un débat à l'Assemblée, le 26 novembre. Mais plusieurs questions restent en suspens. Franceinfo revient sur le contenu des négociations à l'origine de certaines frictions.
1 A quoi sert cet accord entre l'UE et le Mercosur ?
Il s'agit d'un accord de libre-échange qui vise à supprimer presque toutes les taxes sur les produits échangés entre les deux blocs commerciaux. L'objectif : que chacun puisse vendre ses produits moins cher aux consommateurs de l'autre bloc, et ainsi augmenter les échanges. A terme, 91% des taxes imposées par le Mercosur aux produits européens disparaîtraient, contre 92% de celles imposées par l'UE en contrepartie, selon le site de la Commission européenne.
Dans le détail du texte, le Mercosur devra cesser d'imposer des taxes (droits de douane) sur les voitures européennes (qui augmentent leur prix d'achat de 35%), les équipements industriels (14% à 20%), la chimie (jusqu'à 18%), l'habillement (jusqu'à 35%), ou les produits pharmaceutiques (jusqu'à 14%). Sont aussi concernés des produits agroalimentaires comme le vin (27%), le chocolat (20%), les biscuits (16 à 18%) et d'autres boissons alcoolisées ou non (de 20 à 35%). Les entreprises européennes auront aussi le droit de concourir pour l'obtention des marchés publics des pays du Mercosur.
Dans l'autre sens, l'UE devra ouvrir davantage son marché aux produits du Mercosur, notamment agroalimentaires. Les quotas de sucre et de volailles autorisés à entrer dans l'UE seraient relevés (respectivement de 190 000 et 180 000 tonnes par an), et le bloc sud-américain pourrait exporter vers l'Europe 99 000 tonnes de viande bovine supplémentaires avec des droits de douane de seulement 7,5%. D'où le surnom de l'accord : "viande contre voitures".
Ce projet s'accompagne d'un autre volet, politique celui-là. Il vise à "promouvoir la coopération et un dialogue politique entre les deux alliances sur des questions de migration, d'économie digitale, de recherche, d'éducation, de droits humanitaires, de protection de l'environnement ou encore de cybercriminalité", résume le site vie-publique.fr. Et ce, en harmonisant les régulations et en réduisant les barrières réglementaires dans un sens comme dans l'autre.
2 Pourquoi des agriculteurs français dénoncent-ils ce traité ?
Des milliers d'agriculteurs, à l'appel d'organisations professionnelles comme la FNSEA, les Jeunes Agriculteurs et la Coordination rurale, se sont mobilisés ces derniers jours contre le projet d'accord (entre autres). Leurs griefs sont nombreux.
Ils affirment notamment que ce traité menace leur viabilité économique, en exposant leurs filières à une concurrence accrue, alors qu'ils jugent déjà leurs revenus insuffisants et menacés par l'enchaînement de crises sanitaires et climatiques. La Coordination rurale affirme par exemple que "plus de 4 000 fermes [en France] pourraient être fermées" à cause de l'accord, ce qui est incertain car elle ne détaille pas son calcul.
Si les sucriers français, déjà ébranlés par les facilités accordées à l'Ukraine, sont préoccupés, les éleveurs sont particulièrement inquiets. Ils refusent l'autorisation de quotas de viande supplémentaires du Mercosur vers l'UE. Ils redoutent que leurs concurrents sud-américains se concentrent sur les morceaux "nobles", plus rentables et produits en plus faibles quantités. La Commission souligne que les montants de viande importés du Mercosur devraient rester faibles par rapport à ce que produit l'UE (le quota de bœuf supplémentaire représentera 1,6% de la production annuelle de l'UE, 1,4% de celle de volaille, et 1,2% de celle de sucre).
Les opposants dénoncent aussi une forme de "concurrence déloyale". Ils affirment que les producteurs sud-américains ne seront pas obligés de suivre toutes les normes de production imposées dans l'UE et en France, comme sur le droit du travail, l'usage des pesticides, des hormones et antibiotiques pour accélérer la croissance des animaux. Ils pourraient donc produire autant qu'en Europe pour moins cher, et menacer la viabilité des exploitations françaises contraintes par des réglementations supplémentaires. Les agriculteurs européens réclament ainsi des "clauses miroirs" pour obliger leurs concurrents à suivre les mêmes règles qu'eux.
3 Quelles filières agricoles pourraient néanmoins bénéficier de l'accord ?
Dans l'agroalimentaire, la baisse des droits de douane sud-américains peut malgré tout bénéficier à certaines entreprises françaises. Les producteurs de vins et spiritueux, de lait ou encore de chocolat sont concernés et pourraient donc vendre leurs produits moins chers. Ce coup de pouce aux exportateurs devrait surtout profiter aux acteurs majeurs du secteur. "La logique de cet accord, c'est de favoriser les plus compétitifs, c'est-à-dire l'agrobusiness très industrialisé", estime Maxime Combes, économiste au sein de l'Aitec, un groupe de réflexion altermondialiste. "Il faut être très gros, très compétitif ou très reconnu pour pouvoir réellement tirer son épingle du jeu."
Par ailleurs, les producteurs de 357 appellations géographiques protégées de l'UE (comme le comté, le jambon de Bayonne ou les vins de Bordeaux) peuvent également y gagner, car le Mercosur a accepté de les reconnaître. Elles ne pourront théoriquement plus être copiées.
4 Les produits importés depuis le Mercosur devront-ils respecter les normes de l'UE ?
La Commission européenne assure que "tout produit du Mercosur doit respecter les normes strictes de l'UE en matière de sécurité alimentaire". Mais certaines normes de production alimentaires en vigueur dans l'UE ne concernent pas les produits importés. Par exemple, l'interdiction des antibiotiques pour augmenter la croissance des animaux d'élevage, "effective en Europe depuis 2006 (...), ne s'applique toujours pas aux importations", note Le Monde. "Une mesure miroir devrait entrer en vigueur en 2026, mais celle-ci ne s'appuierait que sur de l'autodéclaration", ajoute le quotidien.
Or, selon des spécialistes, il sera difficile de savoir si les produits du Mercosur respectent vraiment les normes, car leur traçabilité est souvent imparfaite. "Il y a des audits d'abattoirs organisés avec la Commission européenne, mais on ne suit pas facilement le bétail avant cette étape", souligne pour l'AFP Stefan Ambec, économiste à l'institut de recherche Inrae.
Le Brésil, par exemple, ne présente pas les garanties suffisantes pour s'assurer qu'aucune viande aux hormones interdites au sein de l'UE n'est vendue sur le continent, selon un rapport de la Commission européenne publié le 16 octobre et cité par France 2. Des résidus de pesticides interdits, ou strictement réglementés dans l'UE, ont déjà été retrouvés dans 12% des aliments échantillonnés exportés du Brésil vers l'UE, selon une étude (lien en PDF) de l'ONG Pesticide Action Network Europe en 2020.
5 Qu'en pensent les écologistes ?
De nombreux responsables politiques de gauche et associations écologistes dénoncent le risque de l'accord pour l'environnement. Il encouragerait les agriculteurs et éleveurs du Mercosur à augmenter leur production vers l'UE, ce qui accélérerait la déforestation.
Des inquiétudes appuyées par le rapport d'une commission d'experts rendu au gouvernement français en 2020. Selon elle, il existe un risque d'une "accélération de la déforestation annuelle de l'ordre de 5% pendant la période de six ans prévue par l'accord". Et ce, en comptant seulement le déboisement nécessaire à l'expansion des pâturages pour les bovins du Mercosur, alors qu'il faudrait aussi évaluer la surface à déboiser pour produire les céréales nécessaires à leur alimentation.
6 Au sein de l'UE, qui est pour et qui est contre ?
Paris est pour l'instant la seule grande capitale européenne à lutter contre le projet d'accord. L'Autriche, l'Irlande et la Pologne s'étaient aussi exprimées en sa défaveur, mais des élections législatives ont brouillé la position des deux premiers pays. Les industries du troisième pays gagneraient à voir l'accord adopté. L'Italie semble aussi divisée : son ministre de l'Agriculture a déclaré le 19 novembre que "le traité, sous sa forme actuelle, n'est pas acceptable", mais il a rapidement été désavoué par son collègue des Affaires étrangères.
En parallèle, plusieurs poids lourds de l'UE sont très favorables au traité : l'Allemagne, l'Espagne ou le Portugal. La première y trouve de nouveaux débouchés pour son industrie automobile, alors que le marché chinois se referme. La deuxième y voit "des opportunités énormes pour les deux blocs régionaux", selon le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, cité par le magazine Marianne.
Et la Commission européenne insiste pour que l'accord soit signé rapidement, aux motifs qu'il "augmenterait de 15 milliards d'euros" le produit intérieur brut de l'UE et qu'il dissuaderait le Mercosur de chercher un rapprochement commercial avec la Chine.
7 Quelles sont les prochaines étapes jusqu'à la ratification du traité ?
Actuellement, la Commission européenne négocie encore le traité. Elle a présenté un premier projet d'accord en 2019, mais celui-ci n'a jamais été ratifié, et on ne sait pas à quel point le texte final ressemblera à cette version avant la fin des discussions. La Commission négocie seule, en vertu du droit européen, mais elle doit tenir compte des avis des différents Etats membres, car ceux-ci doivent ensuite valider le traité.
Une fois le projet d'accord validé par les négociateurs des deux blocs, la Commission dispose de deux possibilités. La première : soumettre le texte intégral au vote d'un seul coup, avec la partie commerciale mais aussi politique. Elle serait donc obligée d'obtenir l'unanimité des Parlements des Etats membres, car le texte fait appel à des compétences réservées aux Etats, explique sur son site Olivier Costa, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des politiques et institutions de l'UE.
Une option peu probable vu l'opposition revendiquée de la France. "Cela voudrait dire qu'on signe un texte pour le mettre directement à la poubelle", explique à franceinfo Elvire Fabry, chercheuse à l'Institut Jacques-Delors. La seconde, plus plausible, consiste à scinder le texte en deux parties, en mettant dans l'une d'elles toutes les mesures commerciales qui n'ont pas besoin d'être adoptées à l'unanimité.
Cette partie pourrait donc être proposée au Conseil européen, qui regroupe les chefs d'Etat et de gouvernement des 27, et être adoptée avec une simple majorité qualifiée (avec 15 Etats rassemblant au moins 65% de la population de l'UE). Le Parlement européen devrait enfin donner son assentiment à ce volet commercial, à la majorité simple (plus de votes "oui" que de "non"), pour que celui-ci soit définitivement adopté.
8 Que peut changer le vote à l'Assemblée nationale demandé par Michel Barnier ?
A peu près rien. Dans le détail, l'Assemblée va organiser le 26 novembre une déclaration du Premier ministre à propos du traité, suivie d'un débat entre les députés, puis d'un vote, a détaillé la présidente de la chambre, Yaël Braun-Pivet. Que les députés votent pour ou contre la déclaration de Michel Barnier, ou sur le traité lui-même, ce vote n'impose rien au gouvernement, en vertu de l'article 50-1 de la Constitution.
Il peut seulement avoir une valeur symbolique, pour montrer l'unité de la classe politique française contre le traité. Et ainsi maintenir la pression sur les institutions européennes, en espérant que l'avis de la France soit pris en compte.
9 J'ai la flemme de tout lire, pouvez-vous me faire un résumé ?
L'UE négocie un accord commercial avec une alliance de pays d'Amérique du Sud, le Mercosur, pour réduire les taxes et favoriser les échanges. Mais certaines filières, notamment l'agriculture, auront alors plus de concurrents qui produisent pour moins cher et qui ne sont pas contraints par les mêmes règles, ce qui pourrait les obliger à mettre la clé sous la porte, clament-ils.
La Commission européenne, qui mène les négociations, assure que les risques sont pris en compte. Mais pas suffisamment, selon de nombreux critiques. En France, l'Etat et des agriculteurs militent pour un abandon de l'accord. Pour cela, il faudrait que Paris trouve suffisamment d'alliés au sein de l'UE pour constituer une minorité de blocage, or la majorité des pays européens sont indécis ou favorables au traité.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.