"Ce n'est pas aller plus vite, mais identifier les pertes de temps" : comment s'organisent les entreprises qui adoptent la semaine de quatre jours
Sur le papier, de nombreux salariés en rêvent. Week-ends de trois jours, équilibre vie professionnelle-vie personnelle… La semaine de quatre jours semble afficher d'alléchants avantages. Si l'on se fie à la large expérimentation menée depuis 2022 au Royaume-Uni, ce n'est pas un mirage. Celle-ci a conclu à une baisse du nombre de burnouts, de départs de salariés et d'arrêts pour maladie. Si bien que sur 61 employeurs britanniques engagés dans l'expérience, 56 veulent l'adopter pour de bon.
Pour instaurer la semaine de quatre jours travaillés au lieu de cinq, les entreprises, quelle que soit leur taille et leur secteur d'activité, doivent néanmoins adapter leur organisation. Certaines vont réduire leur temps de travail, quand d'autres vont reporter les heures du vendredi sur les autres jours. Alors que le gouvernement prépare une nouvelle loi Travail et n'exclut pas de nouvelles expérimentations, franceinfo s'intéresse de plus près à six entreprises qui ont testé la semaine de quatre jours, sans perte de salaire pour les employés.
"Des journées plus denses, mais pas plus stressantes"
Orignal, agence de communication à Lorient (Morbihan), 7 salariés.
Avant de se lancer, en avril 2022, les dirigeants d'Orignal ont défini les critères de réussite de l'expérience. "Il fallait que notre chiffre d'affaires ne baisse pas, que les clients et les employés soient satisfaits", liste Catherine Radenac, dirigeante de cette agence de communication bretonne. "On ne voulait pas non plus que la réduction du temps de travail des employés se reporte sur les associées." Au début de l'expérimentation, chacun a choisi un jour de repos dans la semaine. Mais ça n'a pas fonctionné du premier coup.
"Avec le télétravail en plus, il n'y avait qu'un jour de la semaine où on était tous là, ce n'était vraiment pas assez donc on est passé à deux jours fixes de présence."
Catherine Radenac, dirigeante d'Orignalà franceinfo
Au fil des semaines, les employés ont fait part de leurs difficultés dans un journal de bord. Ils ont constaté que certaines informations se perdaient lors de la transmission des dossiers. "Maintenant, quand on fait un point sur un projet, on le fait systématiquement à l'écrit plutôt qu'à l'oral, explique Catherine Radenac. Ça fait partie des procédures qu'on a adaptées en cours de route."
Après un an d'expérimentation, le chiffre d'affaires de l'entreprise a augmenté (sans que le lien avec cette nouvelle organisation soit établi). Les salariés sont aussi très satisfaits. "J'ai l'esprit reposé et libéré quand j'attaque la semaine", témoigne Tiphaine Loison, graphiste. Pour le même salaire, les employés travaillent désormais 32 heures sur quatre jours, contre 35 heures sur cinq jours auparavant. "Ça fait des journées un peu plus longues et denses, mais pas plus stressantes, on est plus à fond dans le boulot", conclut la jeune femme.
"Un véritable changement de culture"
Sellerie Voltaire, à Bidart (Pyrénées-Atlantiques), 90 salariés.
Cette entreprise qui fabrique et vend des selles de cheval a instauré la semaine "4-100-100", selon la formule de son fondateur. Comprendre : quatre jours de travail, pour 100% du salaire et 100% des résultats. Et ce, depuis janvier. A l'atelier de fabrication, pas question toutefois d'augmenter les cadences, assure le PDG, Brice Goguet. "Il ne s'agit pas d'aller plus vite mais d'identifier les pertes de temps." Depuis le passage aux quatre jours, le lieu a été réaménagé pour limiter les déplacements inutiles.
Côté bureaux, c'est sur les réunions que du temps a pu être économisé. Elles sont moins nombreuses, plus courtes, avec un ordre du jour clair. "Ça nous est déjà tous arrivés de nous dire : 'Si je n'avais pas été là, ça aurait été pareil'", se souvient Elodie Velter. Depuis qu'elle travaille 32 heures sur quatre jours, la gestionnaire de paie se trouve plus performante. Mais pour y arriver, les salariés ont dû changer leurs habitudes. "Souvent, c'est mal vu de refuser de participer à une réunion, ajoute Brice Goguet. Ici, on essaie d'avoir un véritable changement de culture."
"Maintenant, si on ne se sent pas concerné par une réunion, ou si on a quelque chose de prioritaire, on n'est pas obligé de venir. De toute façon, on reçoit le compte-rendu."
Eloïse Velter, gestionnaire de paie chez Voltaireà franceinfo
"On évite aussi d'aller voir un collègue directement, explique Brice Goguet. On préfère lui envoyer un message si ce n'est pas urgent." De "P0" (le bâtiment est en feu) à "P3" (la demande peut être réglée dans les prochaines semaines), l'entreprise s'applique à prioriser les communications, "parce que quand on est interrompu, on a une chute énorme de la concentration", développe le PDG. Les salariés peuvent aussi bloquer des plages de concentration, signalées à leurs collègues par un drapeau dans leur agenda.
"On se sent tellement valorisé qu'on donne plus"
Menuiserie Senave, à Roncq (Nord), 12 salariés.
Les salariés de la menuiserie Senave travaillent toujours 35 heures par semaine, réparties sur quatre journées depuis six mois. Au départ, Gregory Depoortere, dans l'entreprise depuis six ans, était très réticent à l'idée de faire des journées de 8h45 au lieu de 7 heures. "Je pensais qu'on allait nous demander beaucoup plus de travail, mais en fait on est tellement content de ne faire que quatre jours que ça va tout seul." Un avantage, "même pour les patrons", selon le menuisier-poseur. "On se sent tellement mieux et valorisé qu'on donne plus dans le travail."
A la tête de cette entreprise familiale, Morgan Tognarini doute qu'il soit possible de réduire le temps de travail hebdomadaire. "Dans notre secteur, il y a une tâche à faire du début à la fin, avec le même rythme tout au long de la journée", explique-t-il. Il voit mal comment il pourrait augmenter la productivité de ses équipes pour rester compétitif.
"Il faudrait que les salariés fassent la même chose sur un temps plus court, donc on augmenterait la pression et le stress, juste pour une heure de moins par jour, je ne suis pas sûr du bénéfice."
Morgan Tognarini, patron de Senaveà franceinfo
Au départ, Morgan Tognarini a instauré la semaine de quatre jours pour faire des économies de carburant, avec des camionnettes qui se déplacent un jour de moins. Le chef d'entreprise espérait aussi pallier les difficultés de recrutement en augmentant le bien-être au travail. Mais s'il a réussi à garder ses employés, il peine toujours à trouver de la main-d'œuvre. "J'ai du mal à trouver des gens avec du savoir-être, qui ont l'envie de travailler", assure-t-il.
"L'objectif n'est pas de faire des plus longues journées, mais de travailler mieux"
SharingCloud, éditeur de logiciels d'organisation du travail et du télétravail en entreprise, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), 100 salariés.
Avec une centaine de salariés, de multiples services (marketing, développement web, support technique...) et des clients dans le monde entier, la société ne peut pas fermer boutique, ne serait ce qu'un jour dans la semaine. "Dans mon service, on gère les serveurs qui hébergent les logiciels, s'il y a une urgence, on ne peut pas se permettre d'être tous absent le même jour", explique Pauline Criaud, administratrice système et représentante du personnel. Avant le lancement de l'expérimentation, début avril, les salariés ont chacun choisi un jour d'absence, le mercredi ou le vendredi, afin d'assurer une continuité de service. Les réunions ces jours-là ont été supprimées.
Pour gagner du temps, une attention particulière est aussi apportée aux communications. Qu'il s'agisse d'un mail, d'un message privé, ou d'un document interne, chaque production écrite doit être "précise, concise, compréhensible par tous", explique Thomas Rechter, directeur de l'environnement de travail de SharingCloud. "Cela permet de mieux intégrer les gens, que chacun ait bien compris la même chose, sache quelle est l'avancée du travail et comment il peut y contribuer", insiste-t-il. Des adaptations nécessaires, pour arriver à l'objectif de 180 jours travaillés par an (au lieu de 218), avec le même salaire.
"On pense que l'objectif des RTT, qui devaient permettre de se reposer, a été galvaudé. Les gens se crèvent à la tâche, et ensuite, ils prennent des grandes périodes de congés."
Thomas Rechter, directeur de l'environnement de travail de SharingCloudà franceinfo
L'entreprise privilégie une réduction du temps de travail hebdomadaire. "L'objectif n'est pas de faire des plus longues journées, mais de travailler mieux", assure-t-il. Au fil de l'expérimentation, un questionnaire hebdomadaire permettra aux employés de partager leur ressenti avec la direction. Le CSE sera aussi particulièrement attentif aux risques psychosociaux. "Notre rôle, ça sera d'être à l'écoute pour savoir si les collaborateurs le vivent bien, s'ils arrivent à gérer leur temps, s'ils ont besoin de conseils", confirme Pauline Criaud.
"On est tellement heureux d'avoir le vendredi"
Love Radius, marque de porte-bébés, à Toulon (Var), 18 salariés.
Chez ce fabricant de porte-bébés, les salariés changent de rythme deux fois par an depuis 2017. De septembre à avril, ils travaillent cinq jours hebdomadaires, mais de mai à août, "quand on a envie d'être dehors", ils travaillent quatre jours par semaine, sans perte de salaire. "On va faire un peu moins de pauses, être plus concentrés, peut-être travailler un peu plus tard, mais on est tellement heureux d'avoir le vendredi", assure Marie Chamoux, responsable commerciale chez Love Radius. Olivier Sales, le patron, rejette le présentéisme et les méthodes de certaines entreprises dont il ne partage pas la vision du bien-être au travail.
"Le fun forcé qu'on peut voir chez Google, c'est un peu de la démagogie. Moi, je donne du temps libre à mes salariés. Après, si pendant ce temps, ils veulent se retrouver, tant mieux. Mais faire de la 'captivité' avec une piscine à boules, c'est pas mon but."
Olivier Sales, dirigeant de Love Radiusà franceinfo
L'entreprise mise sur l'autonomie des salariés, qui estiment leur charge de travail et s'organisent en fonction. Si un employé n'y arrive pas ou s'il y a un imprévu, l'objectif est remis à jour. "On ne fait pas de la chirurgie, personne ne va mourir si on ne finit pas une illustration avant vendredi, on adapte la structure à l'humain", insiste-t-il. Pour lui, ce système offre une "asymétrie" bénéfique aux salariés :"La réduction du temps de travail est mineure, mais c'est beaucoup pour la vie privée des personnes."
A partir de septembre, les salariés apprécient même d'avoir plus de temps pour les tâches de fond ou la formation. "Le format quatre jours est plus intense, mais l'humain n'est pas fait pour être cadencé toute l'année", assure Marie Chamoux. "On compresse pendant quatre mois, on décompresse le reste du temps", conclut Olivier Sales.
"Des journées de neuf heures, ça fait vraiment beaucoup"
Urssaf Picardie, 200 salariés éligibles au dispositif.
Avant l'expérimentation, les salariés de l'Urssaf Picardie pouvaient déjà choisir leur organisation parmi sept options (par exemple 38 ou 39 heures avec des RTT, ou 36 heures réparties sur quatre jours et demi). Lorsque la direction et les syndicats ont proposé la semaine de quatre jours, en octobre 2022, près de 40 employés, sur les 200 éligibles, se sont dit intéressés. Mais lors du lancement, il n'en restait plus que quatre.
Contrairement aux entreprises privées, l'Urssaf n'a pas le droit de réduire le temps de travail hebdomadaire (36 heures) en maintenant les salaires. Ceux qui ont choisi la semaine de quatre jours doivent donc travailler 9 heures quotidiennement, au lieu de 7h20 auparavant. "Ça fait beaucoup, et puis il y a peu de latitude sur l'heure d'arrivée et de départ", explique Franck Barbazin, salarié et élu syndical CFE-CGC.
Si c'était 32 heures sur quatre jours, évidemment ça aurait intéressé plus de monde, mais ça n'est pas légal dans notre organisation."
Franck Barbazin, représentant syndicalà franceinfo
La direction pensait que les employés à temps partiel avec enfants, majoritairement des femmes, pourraient être intéressés. "Pour qu'elles puissent passer à temps plein sur quatre jours et gagner en pouvoir d'achat, explique Pierre Feneyrol, directeur régional de l'Urssaf. Mais des journées de 9 heures, ça fait vraiment beaucoup sans mode de garde alternatif pour les enfants." La semaine de quatre jours aurait aussi pu permettre aux seniors de souffler, mais selon Pierre Feneyrol, "eux aussi ont préféré des journées plus courtes".
Malgré ces longues journées, les quatre collaborateurs qui ont adopté la semaine de quatre jours se disent satisfaits, selon Franck Barbazin, élu syndical. "Une de nos collègues prend son mercredi, ça fait une pause au milieu de la semaine. Elle dit que quand elle est plongée dans une analyse juridique, les heures passent vite. Evidemment, il faut aimer son métier, sinon c'est plus compliqué."
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