Mort d'un ex-interprète afghan de l'armée française : "Ces personnes ont été trahies par la France"
Deux journalistes spécialisés ont révélé la mort d'un ancien interprète de l'armée française en Afghanistan lors d'un attentat-suicide à Kaboul. Interrogés par franceinfo, ils racontent le sort de ces centaines de traducteurs afghans, abandonnés par l'Etat français.
L'armée française a-t-elle abandonné ses alliés sur le terrain après s'être retirée d'Afghanistan ? C'est la question que pose la mort de Qader Daoudzai. Cet ancien interprète afghan, qui a travaillé pour les forces françaises entre 2010 et 2012, a été tué, samedi 20 octobre, lors d'un attentat-suicide à Kaboul. Dans une lettre adressée au Parlement français, il se disait victime de menaces et avait demandé un visa pour venir en France. Mais cette demande avait été refusée en 2015, comme celles de dizaines d'interprètes ayant collaboré avec l'armée française.
La mort de Qader Daoudzai a été révélée par deux journalistes : Brice Andlauer et Quentin Müller. Ensemble, ils ont enquêté pendant deux ans sur le sort des anciens interprètes de l'armée française, dont la vie est menacée en Afghanistan par les factions islamistes qui les considèrent comme des traîtres. Leur livre sur le sujet – Tarjuman, une trahison française – sera publié chez Bayard le 6 février prochain. Interrogés par franceinfo, les journalistes livrent en avant-première les grandes lignes de leur enquête.
franceinfo : Comment avez-vous appris la mort de Qader Daoudzai, ancien interprète de l'armée française en Afghanistan entre 2010 et 2012 ?
Brice Andlauer : Les anciens interprètes des forces françaises sont organisés en groupes en Afghanistan, et c'est par l'intermédiaire du chef d'un de ces groupes que nous avons appris la mort de Qader. Il a été tué lors d'une attaque-suicide dans un bureau de vote de Kaboul, en marge des élections législatives en cours dans le pays. Il laisse derrière lui une femme et trois petits garçons.
Quentin Müller : Dans une lettre adressée au Parlement français, Qader expliquait avoir travaillé en tant qu'interprète pour l'armée française pendant l'intervention en Afghanistan, entre 2010 et 2012. Il y demandait un visa pour se rendre en France et expliquait craindre pour sa vie dans son pays, mais sa demande a été refusée sans explication, en 2015. Ils sont aujourd'hui des centaines dans sa situation.
Qui sont ces traducteurs ? Quel était leur rôle auprès de l'armée française ?
Brice Andlauer : L'armée française utilise un terme spécifique pour ces personnes : Personnels civils de recrutement local (PCRL). Cette désignation regroupe toutes les personnes amenées à collaborer avec les forces françaises sur le terrain. Cela va du magasinier au cuisinier en passant par l'interprète, qui, lui, est particulièrement exposé puisqu'il accompagne les militaires français lors des opérations. Très concrètement, ce sont eux qui négocient auprès des locaux lorsqu'il faut réquisitionner une maison ou qui font la traduction lorsque les militaires interpellent un chef taliban. En Afghanistan, ils étaient entre 800 et 900 PCRL, parmi lesquels quelques centaines d'interprètes, même si les autorités refusent de communiquer des chiffres précis sur ce point.
Quentin Müller : L'écrasante majorité de ces interprètes sont des jeunes, nés dans les années 1980 ou 1990. Presque tous sont issus de la classe moyenne-supérieure, car ils sont éduqués. Ce sont des fils de médecins, de professeurs ou de militaires de l'armée afghane. Ces jeunes-là, l'armée française est allée les chercher directement dans le lycée français de Kaboul ou dans les universités. Mais après le retrait des troupes françaises, fin 2012, ils ont tous été abandonnés.
Leur vie est-elle menacée en Afghanistan ?
Quentin Müller : Evidemment ! Ces traducteurs sont considérés comme des traîtres ayant collaboré avec l'envahisseur. Une bonne partie de la société afghane pratique un islam très rigoriste et, pour les franges les plus radicales comme les talibans, ces personnes sont considérées comme des mécréants à abattre. Certains se sont fait tirer dessus ou ont vu des membres de leur famille se faire assassiner.
Brice Andlauer : Un des interprètes que nous avons rencontrés à Kaboul cet été a survécu à deux tentatives de meurtre et a aujourd'hui six impacts de balles dans le corps. Un interprète américain a été décapité et la vidéo a été diffusée sur les réseaux sociaux. Ces personnes ne trouvent plus de travail et déménagent régulièrement pour se cacher. D'autres se sont réfugiés à l'étranger. Nous avons trouvé la trace de certains d'entre eux au Sri Lanka, en Indonésie, en Russie, en Turquie ou en Europe. Ils ont emprunté la route des migrants.
Que reprochez-vous à l'Etat français ?
Quentin Müller : Après deux ans d'enquête, nous sommes en mesure de démontrer que les autorités françaises sont responsables de la mise en danger de ces interprètes. Ces personnes ont été trahies par la France et il n'y a aucune volonté de la part de l'Etat de leur venir en aide, malgré le devoir moral que nous avons vis-à-vis d'elles. Même si les comparaisons sont toujours délicates, nous sommes avec les interprètes afghans dans le prolongement historique de l'abandon des Harkis.
Que vous ont répondu les autorités ?*
Quentin Müller : Nos échanges se sont souvent arrêtés à quelques mails et des coups de fil de relance aux attachés de presse ou secrétaires de cabinets. Il y a un mois, le chef de cabinet de la ministre des Armées Florence Parly m'a accusé de harcèlement, après plusieurs échanges où on me promettait une réponse. Il y a une grande crainte de parler de ce dossier dans tous les ministères impliqués, car il suscite la honte. Très peu de fonctionnaires travaillent sur le sujet et ceux qui le suivent de près ont pour ordre formel de ne pas parler de cette affaire.
*Sollicité par franceinfo, le ministère des Armées n'a pour le moment pas apporté de réponses à nos questions. De son côté, le ministère des Affaires étrangères a réagi à la mort de Qader Daoudzai dans un communiqué. "Certaines demandes de visa ont été refusées car elles ne correspondaient pas aux cas de délivrance prévus par le droit applicable", explique le quai d'Orsay, précisant qu'"à ce jour, ce jour, plus de 100 anciens PCRL accompagnés de leurs familles ont été accueillis en France où ils ont été pris en charge".
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