Hausse des prix et files qui s'allongent : derrière les Restos du cœur, tout le secteur de l'aide alimentaire est piégé par l'"effet ciseau" de l'inflation
Le président des Restos du cœur a été le premier à alerter, dimanche 3 septembre, en évoquant sur TF1 les 35 millions d'euros manquant au budget de son association. Mais ce sont les difficultés de tout un secteur, celui de l'aide alimentaire, que cette intervention a mises en lumière. La Croix-Rouge a levé le voile lundi sur ses propres difficultés, estimant son déficit entre 45 et 50 millions d'euros cette année. Sans avancer de montant, les Banques alimentaires, le Secours populaire ou encore le Secours catholique ont aussi témoigné du poids de l'inflation sur leur activité.
De quoi s'interroger sur la pérennité de tout un système auquel de plus en plus de personnes ont recours. "Est-ce que chaque année, Bernard Arnault devra faire un chèque ?", ironise auprès de franceinfo Jean Stellittano, secrétaire national du Secours populaire, en référence aux 10 millions d'euros versés par la première fortune de France aux Restos du cœur.
Moins de denrées issues des invendus
Le réseau fondé par Coluche a distribué 170 millions de repas en un an, soit 30 millions de repas supplémentaires par rapport aux 12 mois précédents. Ces chiffres avancés dimanche par son président, Patrice Douret, n'illustrent pas seulement l'efficacité des Restos, mais aussi et surtout la hausse spectaculaire de la demande. Sur la même période, les prix de l'alimentation ont augmenté de 11,1%, selon l'Insee.
Même constat à la Croix-Rouge, où la recrudescence des demandes date de 2022 (+22% par rapport à 2021), mais se confirme cette année (+9,3% au premier semestre). Au Secours populaire, Jean Stellittano estime que le nombre de bénéficiaires a augmenté "de 20 à 40%" selon les antennes locales. Il s'alarme de voir arriver des personnes en théorie à l'abri de la faim, comme des salariés ou même des propriétaires : "Ils travaillent au taux horaire du smic, ou à temps partiel, et ne s'en sortent pas avec le carburant qui frise les 2 euros, les prix de l'énergie, et +20% pour certains produits alimentaires de base".
Pour répondre à ces nouvelles demandes, les associations ont besoin de davantage de produits. Si toutes ont leurs réseaux pour s'approvisionner, les dons suffisent rarement. "Nous constatons depuis quelques années déjà une baisse de qualité et de la quantité des denrées alimentaires" issues des invendus des grandes surfaces, affirme ainsi la Croix-Rouge à franceinfo.
Des associations prises en tenaille
L'anthropologue Bénédicte Bonzi, qui a suivi pendant cinq ans le travail de l'aide alimentaire pour en tirer le livre La France qui a faim (éd. Seuil), y voit un effet délétère de la loi contre le gaspillage adoptée en 2016 : "Elle autorise les supermarchés à vendre les produits plus longtemps. Des start-up se sont créées pour leur offrir de nouveaux débouchés. Les denrées qui sont finalement données aux associations le sont plus tardivement, parfois trop tard pour être consommées".
Pour répondre aux besoins, les associations se tournent vers le marché et deviennent, elles aussi, des victimes de l'inflation. "Cet hiver, nous sommes passés d'une moyenne de 2,5 millions d'euros de commandes alimentaires par semaine à environ 5 millions d'euros", expliquent les Restos du cœur au Figaro, un chiffre qui reflète la double hausse des quantités et du prix d'achat.
L'aide alimentaire est prise au piège d'"un effet ciseau", résume la Croix-Rouge. Celle-ci met en avant des problèmes qui vont au-delà de l'alimentaire : sa facture énergétique "augmente de 45 millions d'euros" en 2023 du fait de l'inflation, dont 25 millions qui restent à sa charge malgré les dispositifs d'aide. L'ONG dit avoir "alerté à plusieurs reprises les pouvoirs publics sur cette facture qui met en tension l'ensemble [de ses] activités". Le cours des carburants est également un poids pour des structures qui doivent gérer de nombreuses livraisons, et parfois transporter des bénéficiaires qui n'ont pas les moyens de posséder un véhicule ou de remplir son réservoir.
"Quatre briques de lait plutôt que six"
Chaque association fait face à sa manière, mais aucune ne peut épargner totalement ses bénéficiaires. Alors que les Restos du cœur envisagent de durcir les conditions de ressources, excluant 150 000 personnes de ses distributions, le Secours populaire se refuse à trier les demandeurs, mais va réduire les quantités, explique Jean Stellittano : "Une maman de deux enfants repartira avec quatre briques de lait plutôt que six". Le secrétaire national craint que cette crise marque un retour en arrière dans la volonté de l'association de fournir "de meilleurs produits et de soutenir l'agriculture locale".
"On ne pourra plus continuer d'acheter les tomates au maraîcher du coin pour 3 euros le kilo."
Jean Stellittano, secrétaire national du Secours populaireà franceinfo
Le Secours catholique, de son côté, refuse de transiger sur la qualité de ce qu'il vend dans ses épiceries solidaires, "une question de dignité" selon sa présidente, Véronique Devise. Mais ses équipes au niveau local pourront "faire des arbitrages" quand elles n'ont pas les moyens d'aider tous ceux qui le demandent. L'organisation en elle-même ne sera pas épargnée par les choix difficiles. "On est en réflexion sur notre fonctionnement interne", concède-t-elle.
Dans ce contexte pesant, "les bénévoles sont en colère et frustrés", prévient Jean Stellittano. Comment se faire à l'idée de ne pas ravitailler tout le monde ? Avant la flambée des prix, l'anthropologue Bénédicte Bonzi observait chez les équipes la volonté de ne léser personne, quitte à "tricher sur certains papiers pour faire passer des familles" ne remplissant pas les critères fixés au niveau national. Mais cette générosité demande d'avoir encore des denrées à donner. Aujourd'hui, le manque de moyens place ces bénévoles dans une situation de contrainte inédite.
"Mettre des bénévoles face au fait de devoir dire non, cela ne va pas de soi. Ce ne sont pas des agents administratifs. Ils sont là pour dire oui."
Bénédicte Bonzi, anthropologue spécialiste de l'aide alimentaireà franceinfo.fr
La chercheuse redoute que cette nouvelle position les expose à la colère de certains demandeurs. Et approfondisse la crise des vocations que ces associations observent déjà depuis la pandémie de Covid-19. Ce coût psychologique s'ajoute à celui de l'inflation, qui n'épargne pas les bénévoles, notamment ceux qui ont été bénéficiaires avant de s'engager. "Des personnes qui ont réussi à sortir de l'extrême précarité se retrouvent en difficulté pour se déplacer", pointe notamment Véronique Devise, qui explique que le Secours catholique "a commencé à indemniser" certaines d'entre elles.
Des mesures de l'Etat attendues
Depuis dimanche, les Restos du cœur voient se presser à leur chevet des donateurs aussi divers que la première fortune de France, Bernard Arnault, les joueurs de l'équipe de France masculine de football et la marque de pâtes Panzani. La ministre des Solidarités, Aurore Bergé, a annoncé que 15 millions d'euros étaient "sur la table" pour aider l'association fondée par Coluche, une somme qui provient en grande partie d'un programme dont les Restos auraient de toute façon bénéficié, a reconnu le ministère auprès de Libération.
L'émotion provoquée par le cri d'alarme de Patrice Douret ne doit pas éclipser les problèmes de l'ensemble du secteur, prévient par Jean Stellittano, secrétaire national du Secours populaire. "Il ne faudrait pas que cela siphonne la générosité du public au détriment des petites associations", qui souffrent également. Selon France générosités, le syndicat du secteur, la France a perdu 11,2% de donateurs en dix ans, principalement chez ceux qui envoyaient de petites sommes, du fait de "budgets plus contraints".
Dans ce contexte troublé, impossible de se reposer sur la générosité du public, estiment les associations du secteur, qui attendent des réponses de l'Etat, après avoir demandé dès juin à être reçues par Emmanuel Macron. Au-delà de leurs soucis budgétaires, elles espèrent des mesures pour lutter contre la pauvreté qui pousse de plus en plus de personnes dans leurs bureaux. "On demande une augmentation du RSA qui permette aux personnes d'aller acheter elle-mêmes leur alimentation", et le triplement du chèque énergie pour les plus modestes, explique Véronique Devise. "La vocation des associations humanitaires n'est pas d'aider les salariés à finir le mois", insiste Jean Stellittano. "C'est une délégation de service public qui est en train de se mettre en place. L'Etat doit absolument aider les Français, pour qu'on puisse revenir sur l'aide aux plus démunis."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.