"Les terroristes ont gagné" : dix ans après l'attentat contre "Charlie Hebdo", les dessinateurs de presse font grise mine

Article rédigé par Clément Parrot
France Télévisions
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Plusieurs dessins de presse illustrant la liberté d'expression et la difficulté du métier de dessinateur de presse trouvent un nouvel écho le 7 janvier 2024, à l'occasion des dix ans de l'attentat contre la rédaction de "Charlie Hebdo". (VISANT / THIERRY DOUDOUX / OLIVIER MENEGOL / PATRICK CHAPPATTE / DAMIEN GLEZ / HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Le 7 janvier 2015, les frères Kouachi assassinaient douze personnes à la rédaction du journal satirique. Une attaque contre la liberté d'expression qui "a changé le rapport au dessin" des dessinateurs interrogés par franceinfo.

Le dessin comme une pulsion de vie. Après l'attentat contre Charlie Hebdo, la dessinatrice Coco s'est plongée dans le travail "corps et âme" pour ne pas sombrer. Dix ans plus tard, cette rescapée du 7 janvier 2015 porte toujours en elle la mémoire de Cabu, Charb, Tignous, Honoré, Wolinski et les autres, au moment de prendre la plume. "A Charlie, on a toujours à cœur de poursuivre le travail de nos amis assassinés, de continuer à dessiner, à rire", proclame-t-elle.

L'équipée meurtrière des frères Kouachi a écorché tout un pays et bouleversé une profession entière. "On a perdu des amis, des gens qu'on admirait, nos maîtres... La passion du dessin m'est venue grâce à Cabu", témoigne Cambon, dessinateur de presse depuis une trentaine d'années. "Ce jour-là, je me suis dit que faire un dessin pouvait tuer", se souvient aussi Antoine Angé, alias Kokopello, qui s'est lancé dans le métier quelques mois après l'attentat.

"On se contraint parce qu'il y a une menace"

Le 7 janvier 2015, les jihadistes ont tenté de bâillonner la liberté d'expression en s'attaquant à des dessinateurs de presse. Avec l'attentat de Charlie Hebdo, l'opinion publique a été sensibilisée à ce format qui mêle art, journalisme, politique et humour. Dix ans plus tard, toutes les plaies ne se sont pas refermées.

Dessin de Michel Cambon. (MICHEL CAMBON)

"Pour moi, les terroristes ont tout à fait gagné", déplore Olivier Ménégol, qui publie en ligne ses dessins toutes les semaines. "Il y a eu un avant et un après. A part ceux de 'Charlie', je pense que les dessinateurs de presse ne dessinent plus comme avant. On fait des dessins beaucoup plus consensuels", estime le caricaturiste qui a travaillé plusieurs années avec Le Figaro. "On se contraint parce qu'il y a une menace claire au-dessus de nos têtes et qui est prête à dégainer si on dessine un sujet qui ne plaît pas aux uns et aux autres."

"Clairement, la liberté d'expression en France s'est cassé la gueule."

Ménégol, dessinateur de presse

à franceinfo

"Pour beaucoup, le 7-Janvier a changé notre rapport au dessin, si ce n'est de la religion, de l'islam en particulier, explique Monsieur Kak, qui travaille pour L'Opinion. Le sujet n'est pas plus protégé que les autres, mais la petite différence, c'est qu'on a évidemment tous le trauma de l'attentat, donc sur ce sujet, on va avoir une réflexion supplémentaire." Avant de prendre la plume, Kak se demande toujours si les gens vont comprendre son travail et s'il sera capable de le défendre. "Si en raison de la façon dont vous l'avez réalisé, le dessin peut être mal interprété, vous portez une petite responsabilité", estime-t-il. "Ma principale crainte, c'est que mon dessin soit mal compris", confirme Damien Glez, dessinateur franco-burkinabé, qui travaille notamment pour le magazine Jeune Afrique.

"On réfléchit forcément. Les dessinateurs qui vous disent qu'il n'y a aucune autocensure, je pense que ce sont des menteurs."

Damien Glez, dessinateur pour "Jeune Afrique"

à franceinfo

"Mais à partir du moment où vous réfléchissez trop sur un dessin, il n'est plus spontané, pas intéressant, pas drôle", enchaîne Ménégol. "Pour ma part, plus c'est con en face, plus j'ai envie de taper dessus. Je trouve que les médias qui se pré-censurent en extrapolant d'éventuelles réactions font le jeu de toutes les formes de tyrannie", ajoute Visant, dessinateur pour Sud Ouest. Les journaux demandent généralement plusieurs esquisses à leurs dessinateurs et en retiennent une. "Je n'ai pas à me brider, si un dessin est un peu 'dur', ils peuvent en prendre un autre", explique Kak.

Dessin de Ménégol publié après les attentats du 7 janvier 2015 contre la rédaction de "Charlie Hebdo". (OLIVIER MENEGOL)

Corinne Rey, alias Coco, estime qu'il faut s'emparer de l'espace de liberté "immense" offert par le droit français : "Il faut pouvoir l'utiliser pleinement, intelligemment ou pas, même de manière irresponsable. Pour moi, le dessinateur n'a pas à se soucier des conséquences de son dessin. Pour être libre, il faut pouvoir exprimer ses idées dans son plein droit. On essaye de bousculer, déranger, parfois choquer pour amener du débat. Il ne faut rien s'interdire."

"Le 7-Janvier, sur le terrain de l'expression, de mon travail, du dessin, ça m'a rendu encore plus combative."

Coco, dessinatrice pour "Charlie Hebdo"

à franceinfo

La dessinatrice, qui a reçu des menaces de mort, est accompagnée au quotidien par deux gardes du corps. "On ne peut pas faire comme si le 7-Janvier n'avait pas existé. On peut se dire que c'est lamentable qu'aujourd'hui des dessinateurs soient sous protection policière juste pour avoir fait leur travail, mais c'est comme ça. On fait avec, raconte-t-elle. Après l'attentat, c'était très dur, un vrai chaos. Mais on est restés soudés pour continuer à user de notre liberté, comme une réponse politique."

Dessin de Visant daté de fin septembre 2020, publié après une tentative d'attaque contre les anciens locaux du journal "Charlie Hebdo". (VISANT)

Ils sont plusieurs à raconter le traumatisme des menaces reçues après la publication d'une caricature. "Il y a une accélération de la haine sur les réseaux sociaux, qui peut pousser certains à se censurer. Parce que prendre des tempêtes de merde avec des menaces de mort, on n'en sort pas indemne", explique Kak, qui préside aussi Cartooning for Peace, l'association créée par Plantu et Kofi Annan pour soutenir les dessinateurs de presse. La structure a d'ailleurs mis en ligne un "guide pratique" de protection pour les dessinateurs de presse menacés afin de distiller les bons réflexes à suivre. "La 'blague' entre nous, c'est de se dire qu'on commence à être connu à partir du moment où on reçoit nos premières menaces de mort", confie Visant.

"Un dessin peut partir en sucette"

En plus des intimidations, il est parfois difficile de faire abstraction des répercussions de son travail, estime Damien Glez, qui se souvient d'une caricature du roi du Maroc publiée dans Le Monde. "On n'a pas le droit de dessiner Mohammed VI au Maroc, car il a une parenté avec Mahomet, explique-t-il. Un ado marocain a mis mon dessin sur sa page Facebook. Il a été arrêté et condamné à 18 mois de prison. On ne peut pas être insensible à ça." Avec les réseaux sociaux, les caricatures voyagent. Un croyant au Pakistan peut se retrouver confronté à des caricatures du prophète Mahomet réalisées dans le contexte culturel de la France. "Je me souviens d'un excellent dessin de Luz sur Mahomet dans Charlie, faisant référence à une fameuse scène du Mépris de Godard où Brigitte Bardot a les fesses en l'air. Si effectivement, vous n'avez pas la référence, le dessin devient autre chose, estime Damien Glez. Certains dessinateurs balayent ça du revers de la main en disant : 'Moi, je dessine pour un lectorat français', mais ce n'est pas si simple."

Dessin de Damien Glez, après l'attentat de "Charlie Hebdo", lors du débat sur le fait de montrer ou non les caricatures de Mahomet. (DAMIEN GLEZ / 2001 SNOWBOUND, ALL RIGHTS RESER)

"On ne peut pas réfléchir à la manière dont les choses vont être perçues, c'est impossible", argumente pour sa part Patrick Chappatte, dessinateur pour de nombreuses publications comme Le Canard enchaîné, Le Temps ou The Boston Globe. La seule chose qu'on peut contrôler, ce sont nos intentions et notre message par rapport à notre lectorat." 

"Dans un monde ouvert avec des esprits fermé, les malentendus sont programmés."

Patrick Chappatte, dessinateur de presse

à franceinfo

Patrick Chappatte se souvient avoir déclenché une crise diplomatique en publiant un dessin quand l'Inde a dépassé la Chine au nombre d'habitants. "J'ai représenté un train indien, avec cette image assez cliché des gens sur le toit, qui dépasse allègrement un TGV chinois. Et un conseiller du gouvernement Modi a allumé la mèche en qualifiant le dessin de raciste, raconte-t-il. Cela a pris une ampleur assez phénoménale. C'est devenu une affaire presque géopolitique." Le dessinateur, qui voulait montrer les disparités économiques entre les deux pays, s'estime victime de "l'intolérance" d'un gouvernement envers les humoristes. "Un dessin peut partir en sucette sans qu'on ne s'y attende vraiment."

Dessin de Chappatte paru dans le journal allemand "Der Spiegel", en avril 2023. (PATRICK CHAPPATTE)

Le dessin de presse se retrouve donc soumis à des pressions variées. "On a celle des extrémistes, avec le cas de Charlie Hebdo, celles des foules moralisatrices sur les réseaux sociaux pour des dessins qui heurtent les sentiments. Et puis, on a les gouvernements, énumère Patrick Chappatte. Les limites à la liberté d'expression se sont multipliées." Le dessinateur n'a pas oublié que le New York Times a choisi d'arrêter en 2019 le dessin de presse et de rompre son contrat, après une publication controversée de l'un de ses confrères sur Benyamin Nétanyahou et Donald Trump. "Il y a dix ans, après Charlie, le même journal m'avait demandé un dessin pour le mettre en une du site en geste de solidarité. On a donc un changement d'attitude du 'Je suis Charlie' au principe de précaution", se désole-t-il.

"On n'est pas des doudous affectifs"

Ils sont aussi nombreux à déplorer l'impact pris ces dernières années par les réseaux sur leur vie professionnelle. "Les dessins sont de plus en plus mal compris ou jugés au premier degré. Chacun décrypte, regarde à la loupe. Il y a des choses qu'on ne peut plus se permettre. On marche sur des œufs", observe Thierry Doudoux, qui officie pour France 3 Champagne-Ardenne. "Avec la loi des réseaux sociaux, il suffit que deux ou trois mecs crient plus fort que les autres, s'agace Ménégol. C'est l'exemple avec Xavier Gorce dans Le Monde [qui avait suscité une polémique avec un dessin sur l'inceste]. Ils n'ont pas compris son dessin et ils se sont couchés devant une minorité."

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"Qu'importe le sujet, si vous n'êtes pas d'accord, au bout de deux secondes, vous êtes un nazi, estime aussi Visant. On ne fait pas du dessin de presse pour être des doudous affectifs. On n'est pas là pour rassurer les gens, mais pour questionner, amener du débat." De son côté, Kokopello ressent un écart générationnel. "Je sais que chez certains dessinateurs plus anciens, il y a ce sentiment du 'on ne peut plus rien dire', explique-t-il. Mais notamment avec la vague #MeToo, on s'est rendus compte que certaines blagues étaient peut-être misogynes à l'époque, qu'on pouvait éviter de dessiner les filles avec des gros seins sur des motos, de sexualiser les corps des femmes, de dessiner une personne africaine de telle manière..."

"Ce sont des combats que je comprends, et donc je vais faire naturellement attention dans mes dessins sans avoir pour autant une forme d'autocensure."

Kokopello, dessinateur de presse

à franceinfo

Au-delà de ces débats, tous s'accordent à déplorer la crise de la presse qui affecte directement leur profession. "Le business model est complètement chamboulé. Les rédactions ont moins de moyens et peuvent choisir de se passer du photographe ou du dessinateur de presse", déplore Kak. Pour ne rien arranger, Ménégol regrette aussi la faible exposition de son métier. "On ne nous défend pas assez. Vous ne voyez plus de dessins de presse à la télé." L'animateur Laurent Ruquier avait mis un temps des caricatures à l'honneur dans son émission "On n'est pas couché", mais le programme n'est plus à l'antenne. 

Dessin de Thierry Doudoux diffusé dans le journal télévisé de France 3 Champagne-Ardenne. (THIERRY DOUDOUX / FRANCE 3)

Certains pessimistes se demandent si le métier a encore de l'avenir. "D'un côté, on a un lectorat vieillissant qui disparaît. De l'autre, je remarque que les plus jeunes n'ont pas forcément les codes", observe Visant, qui intervient régulièrement en milieu scolaire. D'autant qu'avec la montée des populismes et des régimes autoritaires, la liberté des dessinateurs reste menacée. "Avec le retour de Donald Trump, je me fais des soucis pour les confrères américains, il y a déjà eu des pertes d'emplois avec des propriétaires de journaux qui ne veulent pas déplaire à la future administration", déclare Chappatte. "On voit l'évolution politique dans le monde entier, s'inquiète aussi Damien Glez. Et on se dit que ce qui s'est passé à Charlie Hebdo peut toujours arriver, la menace terroriste est toujours là."'

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