Prix bas, marketing rodé, multiplication des collections... Changer de déco comme de chemise, une tendance qui cache un "désastre" écologique
Dans l'appartement d'Alexia, rien n'a été laissé au hasard. Des fauteuils rétro aux couleurs acidulées aux petits meubles inspirés de grands designers, jusqu'à la vaisselle en forme de fruits : l'intérieur de cette Lyonnaise de 29 ans reflète sa "passion" du moment pour la décoration pop et maximaliste. Un style largement emprunté aux années 1960 et 1970, qui fait fureur dans les boutiques et sur les réseaux sociaux. "J'ai commencé par acheter la table verte en formica il y a quelques mois, puis un meuble vitrine jaune, et ça a été le début de la fin", plaisante la jeune femme, confortablement assise contre une palanquée de coussins multicolores.
Comme Alexia, un nombre croissant de Français ont pris goût à relooker régulièrement leur chez-soi. Entre 2017 et 2022, le nombre de meubles et d'objets de décoration commercialisés a presque doublé, passant de 269 à 505 millions d'unités, selon les données de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Plus de la moitié des ménages achètent des articles de déco plusieurs fois par an, et environ 10% cèdent tous les mois, alertent Zero Waste France, Les Amis de la Terre et le Réseau national des ressourceries et recycleries dans un rapport publié en mai. Les trois organisations s'inquiètent d'une surconsommation dopée par "l'émergence d'un modèle de fast déco reposant sur les mêmes pratiques" que celles de la fast fashion dans le secteur de l'habillement : la production frénétique de produits à bas prix, dans des conditions environnementales et sociales décriées.
Des collections renouvelées en permanence
Les enseignes capitalisent sur un engouement qui a explosé depuis la crise sanitaire, quand le domicile s'est mué à la fois en lieu d'enfermement contraint et en refuge. "Le confinement a renforcé l'idée qu'il est essentiel d'être bien chez soi", analyse Pascale Hébel, spécialiste de la consommation et directrice associée au cabinet de marketing C-Ways. "Je le vois dans la clientèle de mon magasin : la décoration est devenue importante même chez ceux pour qui ce n'était pas primordial auparavant", acquiesce Alexia, qui officie dans une boutique de décoration en plein cœur de Lyon.
En face, l'offre s'est opportunément démultipliée. A côté des magasins traditionnels d'ameublement et de décoration, "les grandes surfaces alimentaires misent de plus en plus sur ces produits", relève Gloria Taoussi, cheffe de projet plaidoyer et communication du Réseau national des ressourceries et recycleries. Avec leurs prix bradés, les marques de déstockage comme Action ou Noz "remportent également un franc succès ces dernières années", ajoute-t-elle. Et après les enseignes de prêt-à-porter (Zara Home et H&M Home), c'est désormais au tour des plateformes d'"ultra fast fashion" (Shein, Temu) de se positionner sur la décoration.
"Il y a sans cesse de nouveaux acteurs qui arrivent pour casser un peu plus les prix."
Pascale Hébel, spécialiste de la consommationà franceinfo
Sur ce marché ultraconcurrentiel, les enseignes misent sur des promotions permanentes et un renouvellement incessant de leurs collections. En moyenne, Ikea et Maisons du Monde ajoutent respectivement 2 000 et 3 000 nouvelles références par an, relate l'étude sur la fast déco. En rachetant des surplus de stocks, Action propose de nouveaux produits chaque semaine. "Alors que la durée de vie d'un meuble ou d'un objet de décoration devrait être de plusieurs années, voire dizaines d'années, les enseignes produisent plusieurs collections saisonnières par an, complétées par des collections 'capsules' à durée limitée, destinées à inciter encore davantage à la consommation", s'insurgent les auteurs du rapport.
Dans son salon, Alexia s'émerveille ainsi de son énième lampe bariolée achetée il y a tout juste quelques jours : un produit vendu par une grande surface en collaboration avec un artiste brésilien branché.
"Sur ce genre de produits en édition limitée, je fonce directement car je sais que ça va partir très vite."
Alexiaà franceinfo
Si elle chine "plusieurs fois par mois" dans les brocantes et déniche des articles sur les sites de seconde main, la connaisseuse, qui "marche au coup de cœur", reconnaît qu'elle achète aussi "beaucoup" d'objets en magasin et qu'elle "craque" souvent pour les dernières tendances. Depuis l'acquisition de son deux-pièces en 2020, elle a d'ailleurs repeint "trois ou quatre fois les murs de son entrée", orange depuis peu, une couleur très en vogue en 2024.
Alexia puise l'essentiel de son inspiration sur les réseaux sociaux. Sur Instagram et TikTok, certains influenceurs français qui mettent en scène leur intérieur rassemblent plusieurs dizaines de milliers d'abonnés. Sur son compte, Alexia partage ses trouvailles avec près de 8 000 personnes. Un chiffre qui a été multiplié par cinq depuis janvier. "Ça a commencé quand j'ai publié une photo de mon nouveau fauteuil en identifiant la marque, raconte-t-elle. Très vite, j'ai atteint 2 000, puis 3 000 abonnés... J'ai rien compris."
Forte de sa nouvelle popularité, elle reçoit de plus en plus de sollicitations de marques qui souhaitent afficher leurs produits sur son profil. Les réseaux sociaux leur permettent de "cibler une audience très qualifiée, intéressée par les sujets de décoration, contrairement à d'autres types de publicité", souligne le rapport sur la fast déco.
Des ressources forestières menacées
A l'instar de la fast fashion, "ce secteur prend une direction tragique en termes d'impact social et environnemental", met en garde Gloria Taoussi, du Réseau national des ressourceries et recycleries. L'empreinte carbone d'une armoire neuve est évaluée à 900 kg d'équivalent CO2 par l'Ademe, soit autant qu'un vol Paris-New York. La phase de production, qui comprend l'extraction et la transformation des matières premières ainsi que leur assemblage, représente "entre 50% et 80% de l'impact environnemental des meubles", selon le rapport.
Les associations à l'origine de l'étude s'alarment des "conséquences désastreuses" de cette fabrication effrénée sur les ressources forestières. "La production se fait au détriment de certaines forêts primaires où on fait des coupes rases", dénonce Pauline Debrabandere, membre de Zero Waste France. En février, une enquête documentaire de Disclose sur Ikea estimait que le géant du meuble suédois abattait un arbre toutes les deux secondes.
Un recyclage à la marge
A l'heure où "les objets ont une durée de vie de plus en plus courte" comme le rappelle Gloria Taoussi, la fast déco participe également à l'accumulation des déchets. En 2022, près de 1,3 million de tonnes de déchets d'ameublement ont été collectées en France par les éco-organismes dédiés, soit 18,7 kg par habitant, note le rapport. Or, seuls 3% de ces rebuts sont réutilisés.
"Contrairement aux vieilles armoires des années 50, les nouveaux meubles ne peuvent plus être réemployés au bout d'un ou deux déménagements."
Gloria Taoussi, cheffe de communication au Réseau national des ressourceries et recycleriesà franceinfo
"La grande majorité d'entre eux sont envoyés à l'incinération ou, au mieux, au recyclage", déplore Gloria Taoussi. "Même si on observe une croissance importante du secteur de la seconde main, cela reste mineur par rapport au neuf", poursuit-elle. Avec Zero Waste France et Les Amis de la Terre, son réseau appelle à "doubler les fonds" dédiés au réemploi et à rendre le bonus réparation plus attractif.
Leur rapport préconise par ailleurs un système de "bonus-malus", sur le modèle de celui adopté en mars par les députés pour réguler la fast fashion. Les trois organisations proposent en outre d'encadrer davantage la publicité sur ces produits et d'inscrire dans la loi une trajectoire de réduction des produits d'ameublement mis en vente. "Parmi les plus grosses mises sur le marché, le nombre de tables basses et de porte-manteaux explose", rappelle Gloria Taoussi. Et d'interroger : "Est-ce qu'on a vraiment besoin d'avoir trois ou quatre nouveaux modèles de porte-manteaux dans les rayons chaque année ?"
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