: Grand entretien Réforme des retraites : "Les manifestations ne suffisent plus à faire reculer les gouvernements"
Le gouvernement se prépare à l'épreuve de force. La grève contre la réforme des retraites, qui prévoit notamment le recul de l'âge légal de départ à 64 ans, s'annonce très suivie, jeudi 19 janvier, en particulier dans l'éducation et les transports. Entre les manifestations, les écoles fermées et les trains circulant au compte-gouttes, la France s'apprête à vivre une journée mouvementée. L'ensemble des syndicats français se sont donné rendez-vous dans la rue. Impossible de savoir, à ce stade, si les opposants à la réforme réussiront à inscrire le mouvement dans la durée et à obtenir des concessions de la part du gouvernement. Mais les ingrédients permettant à une contestation sociale d'aboutir sont-ils réunis ? Franceinfo a interrogé l'historien Michel Pigenet, professeur émérite d'histoire contemporaine à Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste des mouvements sociaux.
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Franceinfo : Au moment où les syndicats appellent à descendre dans la rue pour protester contre la réforme des retraites, que dire du climat social actuel en France ?
Michel Pigenet : Il y a une accumulation d'insatisfactions. Le problème reste celui des canaux d'expression de ces mécontentements et des objectifs qu'ils peuvent se donner. On constate que les syndicats sont en difficulté. On l'a bien vu à travers l'épisode des "gilets jaunes". Les syndicats existent mais ils n'ont plus la même densité militante que par le passé. Sans compenser ce rétrécissement, le fait qu'il y ait une unité de tous les syndicats change quand même la donne aujourd'hui. Mais est-ce qu'elle suffira à ouvrir une perspective là où les syndicats sont peu présents ?
Dans l'histoire sociale, quelles sont les mobilisations qui ont réussi à faire reculer des gouvernements, et avec quelles méthodes ?
Personne n'a vu venir les mouvements d'envergure. Cela démarre en général avec une accumulation de mécontentements. La France est championne en la matière, avec son système de relations professionnelles, de contournement des syndicats. La tension s'accumule jusqu'au moment où ça casse. L'histoire enchaîne ainsi des périodes relativement calmes, et puis d'un coup ça s'emballe avec un mouvement d'envergure : c'est 1936, 1947-48, 1953, 1968 et enfin 1995. Il se passe généralement au moins une décennie avant une reprise des mobilisations.
Il faut donc une accumulation, une étincelle et des outils qui relaient le mouvement. Et on ne sait pas pourquoi, il y a alors une contagion que personne n'a vue venir mais que les syndicats sont en mesure de prendre en charge. Ils peuvent diffuser le mouvement, aider à sa propagation. Il n'est pas sûr que ce facteur-là soit suffisamment présent aujourd'hui.
Comment se comporte le pouvoir politique face à ces mobilisations ?
Tous les cas de figure sont possibles. Il peut parfois accompagner le mouvement, comme en 1936, avec une victoire électorale de la gauche, porteuse d'aspirations sociales, et un mouvement social qui suit très peu de temps après. En 1968, le général de Gaulle est au pouvoir et le gouvernement n'a pas de sympathie pour le mouvement.
En 1995, c'est la même chose, mais là le pouvoir met le feu aux poudres. L'élection présidentielle s'est faite sur la réduction de la fracture sociale promise par Jacques Chirac, qui devait se démarquer d'Edouard Balladur. Et, à peine installé, le vainqueur de l'élection prend à contre-pied les Français et lance un projet en contradiction [le plan Juppé visait à réduire le déficit de la Sécurité sociale, en alignant notamment les retraites du public sur le privé]. Actuellement, on est plutôt dans le schéma de 1995, avec un pouvoir qui prend l'initiative.
Avant qu'une grande mobilisation se produise, existe-t-il des indices d'une montée en tension dans la société française ?
En Mai-68, on a d'abord une période d'unité d'action entre la CGT et la CFDT. Cela donne confiance, ouvre des perspectives. Ainsi assiste-t-on à une montée des conflits sociaux à partir de 1966, qui peuvent être durs. Il y a une augmentation de la conflictualité. A un moindre niveau, on a pu le percevoir avant 1995. Aujourd'hui, je ne sais pas, quand bien même l'inflation actuelle suscite un mouvement revendicatif diffus et à bas bruit.
On a aussi eu le mouvement des "gilets jaunes", qui a pu laisser des traces…
Absolument. Une partie de la population, même si elle n'était pas sur les ronds-points, a perçu la peur du côté du pouvoir.
Les gens, notamment ceux qui craignent le plus le déclassement, ont en tête qu'il est possible de faire peur. C'est un élément important et tout à fait nouveau.
Michel Pigenet, professeur émérite d'histoire contemporaineà franceinfo
Toute la période qui s'est écoulée depuis 1995 est ponctuée d'échecs des mobilisations. Même quand elles étaient amples et soutenues par une partie de l'opinion, cela ne débouchait pas. Il y a bien eu le CPE [contrat première embauche] en 2006, mais la parenthèse s'est vite refermée. Le mouvement des "gilets jaunes" a rendu visible, perceptible, la peur de ceux d'en haut. Il est probable qu'il en reste quelque chose chez ceux d'en bas. Y compris dans les syndicats, avec l'idée qu'il existe des formes d'actions qui peuvent marcher.
Justement, existe-t-il une évolution des modes d'action de ces mouvements sociaux ?
Il y a eu plusieurs phases. Jusqu'en 1968, la forme principale d'action massive pour les salariés, c'est la grève. Cela reste le cas dans les années 1970. Puis il y a 1981, avec la victoire de François Mitterrand à la présidentielle et des conquêtes sociales obtenues sans mobilisation. Malgré le tournant de la rigueur en 1983, les mobilisations ne reprennent pas, ou à un niveau beaucoup plus faible. On assiste alors à une montée en régime de la forme "manifestation", massive et spectaculaire. Pendant toute une période, la manifestation semble efficace pour faire reculer les gouvernements. Surtout quand les jeunes s'en mêlent.
Depuis les années 1980, la grève perdure comme moyen d'action, mais elle a tendance à ne devenir possible que dans le secteur public, là où il y a encore des protections statutaires et un syndicalisme assez consistant. Cela explique la coexistence de grèves et de manifestations, parfois impressionnantes. Exemple en 1995, où le Premier ministre Alain Juppé a le malheur de fixer lui-même à deux millions, convaincu qu'il est inatteignable, le nombre de manifestants auquel son gouvernement "ne résisterait pas". Mauvaise idée, car ce seuil est précisément franchi peu après. Mais on a aussi, en 1995, des grèves imposantes dans les services publics. Elles sont par ailleurs comprises par une partie de la population, qui délègue aux agents du public son propre droit de grève. Globalement, la conflictualité recule pour se concentrer dans des professions ainsi érigées, bon gré mal gré, en porte-parole du salariat.
Cela se passe donc de plus en plus dans la rue ?
Oui, sauf que, et c'est la leçon des deux dernières décennies, aussi massives que soient les manifestations, cela ne suffit plus à faire reculer les autorités. Se pose alors à nouveau la question de la grève. Loin d'être redevenue une pratique aussi fréquente qu'autrefois dans le privé, elle réapparaît comme une arme efficace. On a l'exemple récent de la grève dans les raffineries.
La manifestation seule a, semble-t-il, atteint ses limites. Alors que la grève, elle, peut retrouver l'évidence d'autrefois : celle de l'utilité du travail et du travailleur. Quand il se met en grève, cela se sent et a un coût pour l'employeur.
Michel Pigenet, professeur émérite d'histoire contemporaineà franceinfo
Lors des grèves de 1953, la question des retraites est déjà sur la table. Que s'est-il passé lors de ce mouvement social ?
Oui, la mobilisation de 1953 est la première grande épreuve de force sur les retraites. Les élections, en 1951, ont amené une majorité de droite et de centre-droit. Et déjà, alors, on parle du problème des retraites, avec l'argument démographique récurrent du déséquilibre à venir entre actifs et retraités. Le gouvernement prévoit donc de modifier les régimes de retraite dans le secteur public, au moyen de décrets-lois – c'est un peu le principe des ordonnances. Le pouvoir travaille bien le timing, puisqu'on a prévu de faire ça en plein mois d'août, pendant les congés d'été. Classique, sauf qu'on touche là au tabou des statuts dans la fonction publique. Par ailleurs, le gouvernement s'attend à des protestations, mais comme tout le monde est en congé, il pense qu'elles passeront inaperçues. Il n'en est rien, car la seule chose qui fonctionne en plein cœur du mois d'août, ce sont les services publics.
Au départ, les syndicats sont prudents, ils appellent à de simples débrayages le 4 août en fin de journée. Sauf qu'à Bordeaux, les postiers votent la grève générale illimitée et que le mouvement se propage dans tous les services des PTT [Postes, télégraphes et téléphones] puis gagne, les jours suivants, les cheminots, les électriciens, les gaziers... C'est une grève dure. A la SNCF, des trains s'arrêtent à l'heure du début de la grève et on débarque les voyageurs à la première gare. Au départ, le gouvernement tient bon et s'engage dans l'épreuve de force, use des réquisitions, etc. Le président du Conseil, Joseph Laniel, dénonce la grève à la radio. Il tente de braquer l'opinion. Mais comme la grève se poursuit, l'opinion se retourne contre le gouvernement, accusé de prolonger le mouvement par son obstination. Ainsi mis en difficulté, le pouvoir finit par reculer. Le souvenir cuisant de cet épisode hantera longtemps les politiques et la haute fonction publique, rendus prudents dans le maniement des régimes spéciaux, classés matière inflammable. Jusqu'en 1995.
Un mouvement social peut-il réussir sans le soutien de l'opinion ?
Cela dépend des branches, mais pour le secteur public, ce soutien est décisif. Ce sont des activités de proximité et le propre du service public, c'est sa continuité. C'est pour cela que régulièrement revient dans le débat la question du droit de grève, qui serait contradictoire avec ce principe de continuité. Il est donc clair qu'il faut une compréhension, voire un soutien, mais c'est encore autre chose, de l'opinion publique.
Les syndicats des services publics en ont aujourd'hui conscience. Et ça n'a pas toujours été le cas. Il y a eu dans le passé des moments où les agents faisaient grève, que ça plaise ou non, ce n'était pas leur problème. On a vu des grèves, par exemple à EDF dans les années 1980, avec des coupures franches de courant. Cela a provoqué un tel tollé dans l'opinion que les syndicats ont rapidement changé de méthode. Ils ont vu qu'ils allaient perdre, parce qu'ils auraient l'opinion publique contre eux. Le gouvernement non plus ne peut pas négliger l'opinion, même s'il est déjà passé outre. Ce qui est d'ailleurs l'un des facteurs de crise du politique, de l'exercice du pouvoir, car cela érode le rapport des citoyens au pouvoir.
Finalement, pour résumer, quelles sont les conditions pour qu'un mouvement social réussisse au regard de l'histoire ?
Il faut qu'il y ait des revendications, des objectifs bien identifiés. Même si, quand un mouvement s'amplifie, il tend à multiplier et diversifier ses revendications. Deuxième élément : il faut des relais et des forces expérimentés, en mesure de traduire, d'orienter le mouvement, de lui tracer des perspectives en rapport avec ses objectifs initiaux. Il faut ensuite la compréhension de l'opinion. C'est vrai qu'actuellement, l'asphyxie d'une partie des commerçants, les problèmes du monde paysan n'effacent pas les tensions entre les groupes sociaux mais peuvent créer des compréhensions, sinon des rencontres et des convergences.
Il faut enfin qu'il y ait en face des responsables politiques avec suffisamment d'expérience pour savoir jusqu'où ne pas aller, à quel moment reculer sans perdre la face. Il me semble que de ce côté-là, il y a un problème. En ce domaine aussi, Emmanuel Macron n'est pas Jacques Chirac. Le président n'a pas d'ancrage solide dans la société, il ne dispose pas de l'épaisseur politique que donne l'expérience du terrain. On ne brutalise pas impunément une société aussi indocile que la société française. La France n'est pas une entreprise. Le monde de l'entreprise a appris, d'ailleurs, qu'il valait mieux ménager les "ressources humaines".
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