Présidentielle 2022 : face au risque d'une abstention record, l'impuissance de la classe politique est-elle irréversible ?
Si la perspective d'une abstention massive pour l'élection présidentielle peut s'expliquer par un contexte sanitaire et international inédit, qui interfère avec la campagne, le rejet des institutions et de leurs représentants continue d'amplifier ce phénomène de contestation citoyenne.
L'abstention pourrait voler la vedette au futur ou à la future présidente de la République. A moins de trois semaines du premier tour, les instituts de sondages redoutent une participation en berne, voire historiquement faible pour un scrutin présidentiel.
Selon une récente étude Ipsos pour franceinfo, seuls 65 à 69% des électeurs pourraient se déplacer pour aller voter. L'abstention pourrait donc franchir la barre des 30% le 10 avril prochain, ce qui constituerait un record pour une élection présidentielle sous la Ve République, devant les 28,4% enregistrés le 21 avril 2002, lors d'un premier tour qui avait débouché sur la qualification surprise de Jean-Marie Le Pen.
Vingt ans plus tard, les raisons du désintérêt annoncé pour ce nouveau scrutin électoral majeur ne sont pas forcément les mêmes. Avec l'épidémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, la campagne présidentielle a bien du mal à s'imposer dans le quotidien des Français. Le refus d'aller voter continue également d'être brandi comme une arme de contestation par de nombreux électeurs désabusés.
Un contexte très particulier et des enjeux passés sous silence
Pour Mathieu Gallard, directeur d'études chez Ipsos, les douze candidats à l'élection présidentielle y sont aussi pour beaucoup. "Contrairement à la présidentielle de 2017, il n'y a pas d'enjeux forts dans cette campagne qui touchent directement les Français dans leur vie de tous les jours. On parle de l'Ukraine et du Covid, mais pas ou très peu du pouvoir d'achat, qui est pourtant leur principale préoccupation. Il y a cinq ans, il y avait des propositions fortes. Marine Le Pen voulait sortir de l'euro, Benoît Hamon proposait de mettre en place un revenu universel, François Fillon voulait réduire le nombre de fonctionnaires...", énumère le sondeur, en rappelant que 78% des Français s'étaient alors rendus aux urnes, ce qui correspond au taux de participation moyen pour un scrutin présidentiel depuis 1959.
"Les candidats ont des programmes qui sont très bien pour plaire à leur électorat, mais qui n'incitent pas l'électeur moyen à aller voter. La proposition de Lionel Jospin en 1997 sur les 35 heures, là oui, cela avait un vrai impact sur le quotidien des gens."
Mathieu Gallard, directeur d'études chez Ipsosà franceinfo
Si le contexte sanitaire et international empêche les candidats d'être audibles sur certaines propositions qui n'impriment pas dans l'opinion publique, le fait que les sondages promettent une élection quasiment déjà jouée d'avance détourne également les Français de ce scrutin pourtant capital. "C'est vrai que, sur le terrain, on mesure assez vite ce sentiment chez les gens. Ils sont nombreux à penser que la réélection d'Emmanuel Macron est déjà acquise alors que ce n'est pas le cas", reconnaît un cadre de la macronie.
La démobilisation des électeurs d'une gauche historiquement divisée peut également expliquer la perspective d'une abstention massive le 10 avril. Les enquêtes d'opinion actuellement au plus bas pour la candidate socialiste, Anne Hidalgo, pourraient "condamner" les électeurs traditionnels du PS à s'abstenir. "Sur le terrain, les militants nous disent qu'ils préfèrent ne pas voter plutôt que de voter pour une candidate qui n'a aucune chance, malheureusement, de se qualifier pour le second tour et qui va sans doute faire pire que Benoît Hamon en 2017 [6,36% au premier tour]", confie un député socialiste, dépité.
Emmanuel Macron souligne le rôle des médias
Face à l'abstention, ce phénomène qui frappe, d'ordinaire, surtout les scrutins intermédiaires – moins d'un tiers des inscrits sont allés voter aux dernières élections régionales – la classe politique semble bien impuissante. En témoigne la réaction d'Emmanuel Macron, jeudi dernier, lors de la présentation de son "projet présidentiel pour la France" devant plus de 300 journalistes.
Interrogé par franceinfo sur sa part de reponsabilité dans la très faible mobilisation citoyenne annoncée pour cette présidentielle, Emmanuel Macron, visiblement agacé, a préféré renvoyer tout le monde dos-à-dos, en particulier les médias. "Vous êtes autant responsables que moi. Plutôt que de dire : 'Ça va être un drame, cette élection n'a aucun intérêt', allons-y, expliquez aux compatriotes que c'est une élection essentielle", a-t-il lancé. Avant d'ajouter : "J'ai les épaules larges, je veux bien endosser beaucoup de choses, mais je ne considère pas que je sois le seul responsable de ce qui se passe dans la vie démocratique du pays. Nous sommes tous responsables."
"Nous n'avons pas intérêt à réveiller les abstentionnistes"
L'abstention record qui se profile, notamment chez les jeunes, ne préoccupe pas tous les candidats de la même façon. Du côté des écuries politiques traditionnelles, on ne mise pas, ou très peu, sur les Français qui hésitent à aller voter. Un parlementaire Les Républicains l'avoue : "Les vieux partis comme le nôtre n'ont pas intérêt à réveiller les abstentionnistes. Il vaut mieux mobiliser nos électeurs traditionnels. Ce sont les extrêmes qui ont besoin des abstentionnistes, pas nous", assure-t-il à franceinfo, confirmant que "les efforts des équipes militantes de Valérie Pécresse ne sont actuellement pas du tout portés dans ce sens-là".
A l'inverse, chez Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, convaincre les abstentionnistes fait partie de la stratégie. Si le candidat de La France insoumise doit d'abord tenter de rassembler la gauche pour espérer accéder au second tour, il est conscient qu'il a la possibilité de grappiller de précieux points du côté des électeurs indécis. "Nous devons récupérer des voix à gauche mais, le reste, c'est à prendre sur l'abstention. D'ailleurs, il y a zéro campagne de communication de l'Etat sur ce sujet, alors que c'est son boulot. Nous savons que si nous prenons deux points sur le reste de la gauche et deux points sur l'abstention, on peut atteindre les 16-17%. Et là, nous sommes dans le match", confie un cadre LFI.
"L'abstention est un enjeu pour nous avec, on l'espère, une participation plus proche de 80% que de 60%. On est à 500 porte-à-porte par semaine et on a mis en place des correspondants d'immeubles chargés de faire de l'affichage et du tractage. C'est un micro-maillage."
Un cadre de La France insoumiseà franceinfo
Pour tenter d'endiguer cette hausse de l'abstention quasi continue depuis plus de trente ans et réconcilier les citoyens avec une classe politique discréditée, le gouvernement a demandé en juillet à l'Assemblée nationale de mener une mission d'information sur l'abstention. Après huit mois de travaux, 70 auditions d'experts et une consultation citoyenne, 28 propositions pour "améliorer les commodités de vote et renouer le liens entre les électeurs et leurs élus" ont été remises en novembre à Marlène Schiappa, la ministre déléguée chargée de la Citoyenneté.
Problème : le rapport a été livré quelques mois seulement avant l'élection présidentielle. Les préconisations des députés n'ont donc pu être réellement étudiées et encore moins mises en application pour ce scrutin présidentiel. "C'est vrai que pour des questions de calendrier, nous n'avons pas pu aller plus loin. En même temps, quand on voit les promesses non tenues par Emmanuel Macron, qui voulait renouveler la démocratie lors de son arrivée au pouvoir en 2017, on doute que nos propositions soient vraiment reprises", tacle Xavier Breton, député LR de l'Ain et président de cette mission d'information, favorable à la reconnaissance du vote blanc.
Pour son collègue LREM Stéphane Travert, rapporteur de la mission, les mesures proposées ont au moins le mérite de permettre une réflexion pour les prochaines élections. "Rendre l'inscription automatique sur les listes grâce à un répertoire électoral unique lorsque, par exemple, vous déménagez, ou encore permettre la double procuration sont de très bonnes mesures et on aurait aimé les mettre tout de suite en place", assure l'ancien ministre de l'Agriculutre d'Emmanuel Macron.
"Si nous avions décidé de mettre en place ces mesures à six mois du scrutin, on nous aurait forcément accusé de tripatouillage électoral. On s'est donc bien gardés de le faire et on a préféré travailler pour l'avenir."
Stéphane Travert, député LREMà franceinfo
"Une conflictualité très forte" pour relancer la participation ?
Le recours au vote électronique fait également partie des mesures techniquement difficiles à mettre en place en raison, notamment, du risque de fraudes. "Il faut surtout davantage de démocratie participative et directe à partir desquelles les Français ont le sentiment d'être vraiment associés à la prise de décision. L'Assemblée nationale doit aussi être plus représentative de la société. Et enfin, les partis politiques qui ont beaucoup moins de militants qu'à la grande époque du parti gaulliste ou communiste doivent se reconnecter avec la réalité", explique le sondeur Mathieu Gallard.
Pour rabibocher les électeurs avec la classe politique et leur redonner le goût d'aller voter, la plupart des candidats à l'élection présidentielle se disent aussi favorables à l'introduction d'une dose de proportionnelle à l'Assemblée nationale. Une promesse formulée en 2017 par le candidat Macron, que le chef de l'Etat avait finalement dû enterrer faute de consensus, mais à laquelle il s'est récemment dit "favorable".
La crainte d'une généralisation d'un vote intermittent, où certains Français choisissent à quelles élections ils vont voter, laisse également penser aux spécialistes du sujet que le travail de remobilisation s'annonce long. "Pour cette élection présidentielle qui tombera en plus pour de nombreux Français en pleine période de vacances scolaires, la seule chose qui entraînera un regain de participation, c'est sans doute qu'il y ait une conflictualité très forte dans les derniers jours, avec des oppositions marquées", se projette Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de l'institut de sondages Harris Interactive. Réponse dans moins de trois semaines.
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