: Reportage Elections européennes 2024 : en Allemagne, le parti d'extrême droite AfD tente de conquérir les jeunes, notamment grâce à TikTok
La rencontre affiche complet. Dans cette brasserie de Straussfurt, en Thuringe, ce soir d'avril, le public a plutôt entre 40 et 70 ans, mais de jeunes visages émergent dans l'assemblée. "Je suis pour l'AfD, mais je n'ai pas le droit d'en parler à l'école", clame Adrian, 16 ans, micro en main. L'invité qu'il est venu voir est le député régional Björn Höcke, "l'un des visages les plus extrêmes" du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), résume Politico. Un élu dont les opinions et les discours publics "rappellent les théories fascistes et nazies des années 1930". Il a d'ailleurs été condamné à 13 000 euros d'amende le 14 mai, pour un slogan nazi prononcé en meeting en 2021.
Pourtant, Adrian est un convaincu. Il votera pour la première fois aux élections européennes, et sa voix ira sans l'ombre d'un doute à l'AfD.
"Ce qui me plaît beaucoup au sein de l’AfD, c’est qu’il y a une volonté de s’occuper des jeunes, de faire beaucoup pour les 15-25 ans."
Adrian, jeune sympathisant de l'AfDà franceinfo
A l'image du lycéen, la jeunesse allemande apparaît de plus en plus réceptive aux idées de l'extrême droite. En avril, l'AfD s'élevait à la deuxième place dans les intentions de vote aux élections européennes en Allemagne, à plus de 18%, d'après Euronews. La progression du parti est claire chez les 14-29 ans. Il arrive premier dans cette tranche d'âge, avec 22% des intentions de vote, selon l'étude Jeunesse en Allemagne 2024. Alors que près de cinq millions d'Allemands pourront voter pour la première fois, dès 16 ans, l'AfD tente de séduire ce jeune électorat, en meetings comme sur les réseaux sociaux.
Auprès des jeunes, jouer sur l'identité
Vers la fin du meeting, Adrian s'empresse de prendre une photo avec Björn Höcke. "J'ai l'impression que sur les retraites, l'école, les dépenses publiques, l'AfD a des réponses", avance l'adolescent, très enthousiaste. Il suit de près le parti sur les réseaux sociaux, tout comme Lennart et Mika, 15 ans, restés à la porte de cette rencontre à guichets fermés. L'AfD, de l'avis de Mika, "est le parti qui représente le mieux la jeunesse".
Le député AfD en Thuringe, Land du centre-est du pays, Stefan Möller a bien saisi l'importance de cet électorat. "On ne doit pas décevoir, garder le contact avec cette jeunesse", souligne-t-il d'une voix posée. Dans la région de Straussfurt notamment, "on doit trouver des thèmes qui parlent aux jeunes". Leurs moyens de transport, "la question du manque d'argent" et aussi leur identité. "L'AfD se considère comme le parti de l'identité et ce sont des questions que les jeunes se posent. 'Qui je suis, qui je veux devenir.'" Adrian le confirme. Avec l'AfD, il se sent "très renforcé" dans son identité, "en tant qu'homme" et contre l'immigration.
Deux heures à l'est de Straussfurt, Florian Russ et deux collègues se dirigent vers un quartier résidentiel de Magdebourg, le camion rempli d'affiches. D'une rue à l'autre, ils accrochent leurs pancartes pour les prochaines élections, locales et européennes. Celles-ci appellent à "stopper l'immigration illégale", à voter AfD "pour notre sécurité". Tous trois sont membres de Jeune Alternative, un autre levier pour amener des jeunes vers l'extrême droite. En février, un tribunal de Cologne a estimé que l'organisation jeunesse de l'AfD était "clairement un mouvement extrémiste", prônant une "vision ethno-nationaliste" de l'Allemagne. Ce que confirme l'idéologie défendue par Florian Russ, qui raconte avoir rejoint l'AfD parce qu'il se sentait "étranger dans [son] propre pays".
TikTok, un moyen de "toucher les masses"
L'Allemand de 25 ans affirme avoir trouvé là "un groupe, une communauté". L'organisation propose des activités sociales, entre fêtes et randonnées, raconte-t-il en collant ses affiches, en plus d'activités militantes. "Pour les européennes, on va écrire directement aux 16-17 ans, pour les encourager à s'inscrire sur les listes et à voter pour l'AfD", poursuit-il. Néanmoins, l'essentiel de la communication se trouve ailleurs : "C'est sur les réseaux sociaux que l'on va toucher le plus les masses."
Sur ce point, l'AfD a peut-être une longueur d'avance. D'après une analyse du consultant politique Johannes Hillje, cité par la Deutsche Welle, les vidéos TikTok de députés AfD obtiennent en moyenne 458 000 vues, contre 72 000 pour le groupe du Parti social-démocrate (SPD). L'AfD a été "le premier à utiliser la plateforme de manière systématique et stratégique", pointe-t-il auprès de l'AFP. Le chancelier allemand social-démocrate, Olaf Scholz, n'a ouvert son compte qu'en avril, en promettant de "ne pas danser".
Pour porter sa stratégie numérique, l'AfD s'appuie sur un vaste réseau composé d'élus nationaux et locaux, de groupes parlementaires et d'influenceurs, relève le Social Media Watchblog. Et rien qu'en Thuringe, trois personnes travaillent à plein temps sur les réseaux sociaux du groupe parlementaire AfD, assure le député Stefan Möller. "Nos équipes donnent aussi des informations à des influenceurs, pour qu'ils créent du contenu", développe-t-il.
"Il est obligatoire d’avoir ces influenceurs pour gagner l’opinion. TikTok peut clairement être un réseau qui porte le message de l’AfD auprès de la jeunesse."
Stefan Möller, député AfD en Thuringeà franceinfo
Un député régional a trouvé son public sur TikTok : Ringo Mühlmann, 48 ans, quelque 7 000 abonnés et 130 000 likes. Au Parlement d'Erfurt, la capitale de la Thuringe, l'élu AfD décrit les formations, les contacts avec des influenceurs d'extrême droite pour gagner en visibilité, et même quelques astuces. "On écrit nos discours de telle sorte qu'on puisse les couper, en faire de courtes vidéos", glisse-t-il. Sur TikTok, Ringo Mühlmann publie des extraits de ses interventions, critique les écologistes ou encore "la folie du genre". L'élu use sans fard d'une rhétorique transphobe.
Autant que les questions migratoires et l'écologie, les identités de genre sont au cœur des discours de l'AfD sur TikTok. Maximilian Krah, tête de liste du parti pour les européennes, y fustige les études sur le sujet, dénonce "les wokistes" et dispense des conseils en séduction. Sa vidéo la plus vue consiste en une série de propos masculinistes à l'attention des jeunes hommes.
"Ne te laisse pas dire que tu dois être mignon, doux, faible et de gauche. Les vrais hommes sont de droite. (...) Alors tu trouveras une copine."
Maximilian Krah, tête de liste de l'AfD pour les élections européennessur TikTok
"Ma compagne venait de rompre avec moi, donc je pensais beaucoup à ça", raconte Erik Ahrens. Le jeune consultant d'extrême droite, très confiant, raconte avoir collaboré avec le candidat sur cette vidéo et sa stratégie TikTok. "Les jeunes hommes se reconnaissent dans ces sujets. Je savais que c'était une bonne manière d'attirer l'attention."
Face à l'AfD, un combat difficile contre la désinformation
Ces jeunes hommes, "surtout de l'est de l'Allemagne, mais pas uniquement", sont pour Erik Ahrens l'audience à capter sur TikTok. Le consultant dit multiplier les formations avec des membres de l'AfD, pour les aider à gagner ce terrain numérique. Avec trois conseils clés : "parlez à la caméra et à votre audience, créez beaucoup de contenus, et parlez directement, avec émotion, aux gens". Les ressorts du populisme ? "Nos opposants disent que c'est populiste. Nous, on appelle ça de l'authenticité."
Fin mars, TikTok a décidé de limiter la diffusion des vidéos de Maximilian Krah, gêné depuis peu par une affaire d'espionnage pour la Chine. "Il a partagé des théories du complot telles que celle du 'grand remplacement'", a justifié un porte-parole de la plateforme, cité par Politico. Une "censure" aux effets limités, affirme Erik Ahrens. "Nous allons inonder TikTok de vidéos à l'avenir."
À Berlin, Theresa Lehmann, spécialiste des phénomènes de haine en ligne, s'inquiète de cette tendance et relève que "le populisme de droite et les algorithmes fonctionnent très bien ensemble." Au sein de la fondation Amadeu Antonio, elle mène le projet pre:bunk sur TikTok, qui s'empare de fausses informations circulant en ligne – en particulier du fait de l'extrême droite – pour les déconstruire. D'une vidéo à l'autre, "on aide les jeunes à détecter des stratégies de désinformation".
Sur TikTok, les membres de pre:bunk se voient aussi comme des travailleurs sociaux auprès des jeunes. Ceux qui passent du temps sur la plateforme, qui se sentent seuls ou désorientés, et que l'AfD peut convaincre.
"Ces jeunes sont inondés d'informations avec très peu de sources. Ils ont beaucoup de ressenti par rapport à ce qu'ils voient, et personne ne répond à cela. C'est là que l'AfD intervient."
Theresa Lehmann, du projet pre:bunkà franceinfo
L'équipe de Theresa Lehmann tente d'atteindre ce public et de répondre à ces ressentis, mais la tâche n'est pas simple. TikTok, résume-t-elle, reste "un terrain de jeu" pour l'extrême droite. "Ils peuvent s'y présenter comme des politiciens sympathiques, accessibles. Et qui ne seraient pas une menace." Jusqu'à convaincre de jeunes électeurs de voter pour eux ?
Ce reportage a été réalisé avec l'aide de Salomé Hénon Cohin, journaliste en Allemagne, pour la préparation et la traduction.
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