"J'ai mis un mouchoir dessus" : au procès des viols de Mazan, le grand déni de nombreux accusés face à l'ombre de violences sexuelles subies dans l'enfance
Devant une salle d'audience médusée, mercredi 6 novembre, Cédric G., décrit par ses ex-compagnes comme un homme violent, pervers et dangereux, est revenu sur ce qu'il appelle "le premier point de bascule" de sa vie. "C'est bizarre pour moi parce que j'ai beaucoup de mal à utiliser le terme de viol, explique cet homme grisonnant de 50 ans. J'ai même tendance, dans le travail que je fais avec le psychologue, à utiliser le mot 'vol'. Je pense que le fait de ne pas employer ce terme m'amène à ce dont je suis accusé aujourd'hui", avance-t-il depuis son box. Poursuivi pour avoir violé Gisèle Pelicot dans la nuit du 3 au 4 octobre 2017, le quinquagénaire fait partie des 51 hommes poursuivis dans le cadre du procès des viols de Mazan.
Ce dernier d'une fratrie de quatre enfants – il a trois grandes sœurs – a grandi à Avignon (Vaucluse) au sein d'un milieu "prolétaire", dans lequel il assure n'avoir manqué "de rien". Un père "droit, juste, bon", une "mère aimante". Et un oncle maternel, avec qui il passait "souvent du temps". Cédric G. n'avait "aucune notion de ce qu'était la sexualité" quand il a subi, à 12 ans, les premiers viols de la part de ce membre de la famille. "J'ai beaucoup de mal à l'exprimer… Il va m'amener à la masturbation dans un premier temps. Puis, ensuite, à la fellation, confie-t-il. Un jour, ça s'arrêtera, car cet oncle meurt d'un accident de voiture, lors du baptême d'une de mes cousines, lâche l'accusé depuis son box. C'est terrible parce que j'ai mis un voile, je pense que j'ai fait un déni de la chose. C'est terrible." Cédric G. répète ces mots des dizaines de fois, presque au début de chacune de ses phrases.
"Je crois que ce gamin a été massacré"
Cédric G. est l'un des rares à avoir amorcé une introspection. Pourtant, le quinquagénaire n'est pas le seul accusé de ce procès à avoir vécu des violences sexuelles dans l'enfance : plus d'un quart d'entre eux déclarent en avoir été victimes. Une proportion de "30, 35% des auteurs de violences sexuelles ont été victimes eux-mêmes", pointe Walter Albardier, responsable du Centre de ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (Criavs) en Ile-de-France. Ce psychiatre accompagne les auteurs condamnés par la justice, dans le cadre de leur injonction de soins.
Dans la population générale, la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Civiise) estime à 10% le nombre d'enfants victimes, soit un enfant sur dix. "Il y aurait donc trois fois plus de victimes chez les auteurs que dans la population générale", observe le psychiatre. Il faut toutefois se garder d'établir un lien direct de causalité. "On n'est pas sur du 100 fois plus : le facteur aggravant est relatif", souligne-t-il.
Face à la cour criminelle, le psychiatre Laurent Layet, qui a expertisé la moitié des accusés, a lui aussi appelé à mettre à distance "la croyance tenace qui veut que la majorité des abusés deviendraient abuseurs", assurant "qu'un autre chemin est toujours possible". Ce constat posé, il observe que la transition de victime à auteur s'inscrit dans ce qu'il nomme "le cycle de la violence". "Selon l'âge auquel débutent les agressions sexuelles et leur durée, les conséquences ne seront pas les mêmes", relève-t-il. La relation qui s'est nouée entre l'agresseur et l'enfant victime est également un point important à prendre en compte : "Etait-ce un proche qui était censé le protéger et qui l'a agressé ? Est-ce que l'abus a été divulgué et pris en compte judiciairement, médicalement ?"
Avant le procès des viols de Mazan, la plupart des accusés se disant victimes de violences sexuelles n'avaient jamais parlé de ce qui leur était arrivé. A l'image de Ludovick B., sorti du silence lorsqu'il a été placé en détention en octobre 2021, dans le cadre de cette affaire. Ce père de deux enfants a écrit à ses proches et leur a révélé avoir été violé à l'âge de 12 ans par le beau-père d'un de ses copains d'enfance. Son agresseur n'est autre que Fabrice Motch, un ancien capitaine de pompiers des Yvelines, condamné en 2010 pour viols et agressions sexuelles sur sept jeunes sapeurs-pompiers qu'il encadrait, ainsi que sur les deux fils de son ex-épouse, comme le relate Le Figaro. L'accusé de 39 ans a récemment porté plainte contre son agresseur. Une confrontation a même eu lieu.
Une euphémisation des faits subis
Cela faisait des années que l'entourage de Ludovick B. constatait un profond mal-être chez ce père de deux enfants, dépressif et accro au cannabis. "J'ai connu un enfant riant, sympathique, amusant. Et au fil des années, au collège, les choses se sont gâtées. On a mis ça sur le compte de la séparation de ses parents. En fait, c'était plus profond", a relaté son médecin de famille face à la cour criminelle du Vaucluse. "Je crois que ce gamin a été massacré par monsieur Fabrice Motch", lâche celui qui a suivi en consultation plusieurs victimes de ce prédateur.
"Pourquoi n'a-t-il pas parlé plus tôt ? C'est toujours un peu comme ça."
le médecin généraliste de Ludovick B., accusédevant la cour criminelle du Vaucluse
A la barre, l'intéressé ne parle d'ailleurs toujours pas de viol. "Il s'est passé ce qu'il s'est passé", dit-il simplement. Même présentation des faits pour Lionel R. : "Il y a eu un incident dans ma jeunesse", explique cet accusé de 44 ans pour qualifier l'agression sexuelle qu'il aurait subie de la part du président du club de pétanque de son village du Vaucluse, "à 12, 13 ans". L'accusé fait partie des très rares à en avoir immédiatement parlé à ses parents, qui auraient été dissuadés de porter plainte, a-t-il relaté, l'agresseur étant un homme influent de leur village. "Il fallait éviter de trop grosses vagues", glisse le quadragénaire.
Comme l'écrasante majorité de ses coaccusés, Simone M. n'a jamais mis les pieds chez un psychologue, malgré les viols répétés dont il déclare avoir été victime de ses 11 à ses 15 ans, commis par un ami de la famille chez qui il travaillait à Nouméa, d'où il est originaire. Ses parents, très modestes, l'y envoyaient régulièrement pour s'occuper des chèvres, en échange d'une petite somme d'argent de la part de l'agresseur. "Il en garde un fort sentiment de honte, car il pense avoir consenti d'une certaine manière", a souligné l'experte psychiatre. Son avocat a demandé à son client ce qu'il pensait "des gens qui violent". "Je dirais que ce sont des monstres", a alors tranché l'ex-militaire de 43 ans.
Des hommes "incapables d'identifier leurs émotions"
"Beaucoup d'auteurs de violences sexuelles ne font pas le lien entre ce qu'ils ont vécu et ce qui leur est reproché. Souvent, ce sont leurs avocats qui le font pour eux", note Walter Albardier. Chez les patients qu'il reçoit, beaucoup sont "alexithymiques", c'est-à-dire "incapables d'identifier leurs émotions, dont ils se coupent".
"Ils ne se sont jamais posé la question de ce qu'ils vivaient, ressentaient car ils s'en sont détachés, pour ne pas avoir à subir le trauma."
Walter Albardier, psychiatreà franceinfo
Ainsi, pour Didier S., l'agression qu'il aurait subie adolescent n'est même pas un sujet. Cet ancien chauffeur poids lourd, très volubile, en a fait mention aux enquêteurs, sans s'appesantir. Le président lit ce qu'il a rapporté en audition : un homme l'a forcé à lui faire une fellation et sodomisé dans un parc, lorsqu'il avait "15, 16 ans". "Ça s'appelle un viol", souligne le magistrat.
L'intéressé balaye : "J'ai été surpris, ça a été rapide. Il m'a dit de le faire, je l'ai fait quoi… J'ai mis un mouchoir dessus, et j'ai vécu ma vie tranquillement. Après ça, j'ai toujours été hétéro", certifie l'homme aujourd'hui âgé de 68 ans, qui a pourtant eu plusieurs expériences homosexuelles. "Sans cette histoire, jamais personne n'aurait su", insiste-t-il. "Cette histoire" : l'expression aura été utilisée par plusieurs accusés pour parler des faits de viols aggravés sur Gisèle Pelicot, pour lesquels ils encourent jusqu'à vingt ans de réclusion.
Des conduites addictives, notamment au sexe
Cette conscientisation balbutiante s'accompagne de conséquences qui, elles, sont souvent bien réelles. A commencer par des conduites addictives, à l'alcool ou à la drogue. Et, pour presque tous, au sexe. Mais rares sont ceux qui le reconnaissent clairement. Certains le formulent tout de même, se décrivant comme "très demandeurs" auprès de leurs compagnes. Ce qui expliquerait, selon eux, leurs nombreuses infidélités.
Les experts parlent de "sexualité débordante", qui s'accompagne d'une forte consommation d'images pornographiques, jusque sur des sites réputés pour leurs contenus sulfureux comme coco.gg, où Dominique Pelicot a recruté l'ensemble des coaccusés. Nombre d'auteurs de violences sexuelles suivis par Walter Albardier sont aussi passés par ce site, fermé depuis juin par les autorités. "C'est une catastrophe : en quelques clics, ils pouvaient accéder à des contenus très hard, notamment pédophiles", relève le psychiatre, ajoutant : "Malheureusement, ils continuent à trouver tout ça sur bien d'autres sites."
Il explique voir en consultation beaucoup "d'addicts sexuels traumatisés petits". "Quand on met le sexe dans la tête d'un enfant pas mûr pour ça, ça peut créer un phénomène étrange, l'intrusion de quelque chose qu'ils ne comprennent pas et qui vient les travailler", expose-t-il. Sa consœur Muriel Salmona, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie, parle d'une "disjonction du cerveau, avec un phénomène de dépendance et, souvent, le besoin de violences de plus en plus importantes, pour pouvoir se dissocier du trauma".
Les femmes majoritairement prises pour cibles
Mais alors que plusieurs accusés reconnaissent avoir des relations sexuelles avec des hommes, cette violence converge massivement vers les femmes. C'est le cas pour Cédric G., qui se déclare lui aussi bisexuel mais a fait subir des pratiques sexuelles humiliantes uniquement à ses partenaires féminines. Ainsi qu'à la victime de ce procès. "Est-ce que vous auriez pu violer un homme ?", lui demande Antoine Camus, l'un des avocats de Gisèle Pelicot. "Non, un homme, non", répond l'accusé du tac au tac.
Les victimes de violences sexuelles sont toujours très majoritairement des femmes, quels que soient le contexte des agressions et l'âge des victimes : 85%, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur. "Et les agresseurs sexuels, dans plus de 90% des cas, sont des hommes", rappelle Muriel Salmona, notant que "les filles traumatisées sexuellement vont plutôt s'en prendre à elles-mêmes pour pouvoir survivre, avec des automutilations par exemple". Elles adoptent aussi des "comportements d'évitement, comme la dissociation ou l'amnésie", ajoute la psychiatre.
Walter Albardier explique ces différences comportementales par la "non-condamnation d'un système patriarcal et machiste, qui fait qu'un homme traumatisé, ne sachant pas se définir, va prendre la représentation que la société lui renvoie : celle du masculin, dans la pire des formes qui soit" avec, en particulier, "du sexuel violent, parce que c'est le modèle dominant, notamment dans le porno". De manière générale, "dans notre société, on tolère beaucoup plus la violence chez les hommes que chez les femmes", conclut Muriel Salmona.
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