"La force de Gisèle Pelicot permet à des femmes comme moi de se réparer" : comment l'affaire des viols de Mazan bouleverse intimement les victimes de viols

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
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De nombreuses femmes ont répondu à notre appel à témoignages pour confier leur ressenti vis-à-vis du procès des viols de Mazan, et plus particulièrement de la figure de Gisèle Pelicot. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Sept femmes âgées de 24 à 74 ans reviennent sur leur perception du procès des viols de Mazan et regrettent l'aveuglement de la société vis-à-vis d'un "phénomène de masse".

"C'est la première fois que je suis un procès de si près : je m'y suis plongée comme si j'y étais." De Nancy où elle vit, Chloé a les yeux rivés sur Avignon depuis le 2 septembre. Elle suit le procès principalement via les live-tweets sur X, pour avoir le plus de détails possible. "Je suis passée par un peu toutes les émotions", confie cette secrétaire médicale. Certains propos tenus dans la salle d'audience l'ont mise hors d'elle, notamment lorsque l'un des accusés a soupçonné Gisèle Pelicot d'être complice de son mari. "J'ai imaginé ce qu'elle pouvait ressentir en entendant certaines de ces horreurs", rapporte la jeune femme de 31 ans. La douleur de la septuagénaire lui est familière : Chloé a été violée lorsqu'elle avait 18 ans par un ami de son compagnon de l'époque.

Après ça, la honte l'a envahie. Le dégoût d'elle-même aussi. "Je me suis mis dans la tête que j'étais un bout de viande : on m'a traitée comme ça, donc c'est de ma faute", décrit-elle, relatant "une descente aux enfers au niveau de [sa] sexualité". Pendant dix ans, elle accepte tout des hommes. "Ils me prenaient, me lâchaient. Je me disais : 'C'est normal, c'est ma condition'." Jusqu'à ce qu'elle rencontre son conjoint, lui aussi violé par son supérieur chez les pompiers lorsqu'il était plus jeune. "Nous vivons avec ce traumatisme, sans oser en parler autour de nous", confie-t-elle.

Malgré le poids du silence, Chloé réapprend à s'aimer. Et le procès des viols de Mazan, à travers celle qui l'incarne aux yeux du monde entier, a agi comme un déclic dans sa reconstruction. "Voir Gisèle aussi forte, voir qu'elle ne culpabilise pas : ça me redonne foi en moi. Je me dis que je ne suis pas une coupable", déclare la Nancéienne d'une voix assurée. Et d'ajouter : "Je suis extrêmement fière qu'une femme comme elle puisse représenter les personnes qui ont été victimes de viols."

"Un effet catharsis"

Comme Chloé, elles sont nombreuses à avoir répondu à notre appel à témoignages, pour confier leur ressenti vis-à-vis du procès des viols de Mazan, déjà annoncé comme historique. Le verdict est imminent, jeudi 19 décembre, après quatorze semaines d'audiences, relayées mondialement. S'il est encore difficile d'en mesurer l'impact, une chose est certaine : chez les victimes de violences sexuelles, le parcours de Gisèle Pelicot les bouleverse au plus profond d'elles-mêmes. 

"A partir du moment où j'ai vu cette femme à la télévision, j'aurais voulu la prendre dans mes bras", raconte Marie, qui se souvient s'être tout de suite "sentie proche" de Gisèle Pelicot. Et pour cause : cette ancienne standardiste de 74 ans n'a que deux ans de plus que la victime de ce procès. Et une vie marquée par les violences sexuelles. A 19 ans, elle échappe in extremis à un homme qui lui propose de la ramener en voiture, alors qu'elle vient d'enterrer son fiancé. "Je lui fais croire que j'ai la syphilis, ça me sauve : il me laisse partir", raconte-t-elle.

Quatre ans après, Marie a 23 ans et cette fois, elle ne parvient pas à s'enfuir. Le patron d'un bar qu'elle fréquentait régulièrement la viole en la raccompagnant chez elle, l'insultant de "salope" et lui affirmant qu'elle "paye pour toutes les autres". A 27 ans, elle se réveille en pleine agression, après avoir partagé deux verres de vin avec un chanteur célèbre de l'époque, qu'elle rencontre alors qu'elle est hôtesse d'accueil dans une radio nationale. "J'étais paralysée : mon corps ne répondait plus", se souvient-elle, certaine d'avoir été victime de soumission chimique, à une époque où le terme n'existait pas. 

Marie n'a déposé plainte contre aucun de ces hommes, craignant de ne pas être crue. La septuagénaire vit encore avec "les séquelles affectives" de ces agressions qui ont "sali" les relations qu'elle a eues ensuite avec les hommes. Le procès des viols de Mazan ravive les mauvais souvenirs. Mais pas seulement. La "résilience extraordinaire" de Gisèle Pelicot "apaise" la retraitée.

"Sa force permet à des femmes comme moi de se réparer, quand on n'a pas pu dire, pas pu se défendre... J'ai l'impression de me battre avec et pour elle."

Marie, victime de viols

à franceinfo

Julie ressent aussi "un effet catharsis" à travers le retentissement massif de ce procès. Et notamment de la fameuse formule : "Il faut que la honte change de camp", prononcée par Stéphane Babonneau, l'avocat de Gisèle Pelicot. "Ça fait des années que les féministes brandissent cette phrase, mais elle n'avait jamais eu l'occasion de réellement s'incarner et se répandre dans la société : il manquait la caisse de résonance", observe cette chargée de développement de 41 ans. "Cette fois, ça fonctionne !" se réjouit-elle.

"Est-ce qu'à la barre je resterai droite ?"

Victime d'inceste par son frère de 8 à 12 ans, Julie a commencé à en parler à 30 ans. Et l'onde de choc provoquée début 2021 par l'ouvrage de Camille Kouchner, La Familia grande, parachève la libération de sa parole. "J'ai posté une photo de moi petite fille, en mentionnant mon histoire : je me suis étonnée de n'avoir aucun jugement, de ne recevoir que des commentaires chaleureux. Ça m'a fait prendre conscience que j'avais toujours honte, presque trente ans après", raconte la quarantenaire.

"La honte, c'est diffus, comme un magma, quelque chose qu'on ne visualise pas. On n'a pas forcément conscience qu'on la trimballe, mais elle est toujours avec nous."

Julie, victime d'inceste

à franceinfo

Elle comprend "la rage" de Caroline Darian, la fille du couple Pelicot, persuadée d'avoir été victime de son père, qui se considère comme "la grande oubliée de ce procès". "Elle a raison", tranche Julie, qui estime que les deux photos d'elle dénudée devraient suffire à établir son statut de victime. "Ce procès illustre un fonctionnement classique de l'inceste : tout est là, mais on ferme les yeux", regrette-t-elle.

Julie a déposé plainte il y a maintenant sept ans. L'enquête est au point mort. Mais elle espère un jour franchir les portes d'un tribunal pour demander réparation. Elle dit "s'inspirer" de Gisèle Pelicot pour aborder cette épreuve. "Est-ce que moi je refuserai le huis clos ? Est-ce que comme elle, j'irai la tête haute ? Est-ce qu'à la barre je resterai droite ?" s'interroge-t-elle, espérant avoir "sa détermination".

"Un geste sacrificiel pour les victimes"

Chez Anaïs, c'est plutôt "la vulnérabilité" de la septuagénaire qui fait écho à son histoire personnelle. La question du consentement, centrale dans ce procès, la travaille particulièrement. Son ancien petit ami a outrepassé le sien pendant cinq ans, la forçant à avoir des relations sexuelles avec lui dès qu'il le demandait. Fragilisée par des années de harcèlement scolaire, la jeune femme de 26 ans a vécu dans la terreur de ce jeune homme, qui la violentait aussi physiquement.

Son traumatisme est encore à vif : la simple lecture des comptes rendus d'audience lui est parfois insoutenable. Anaïs était pourtant "optimiste" à l'ouverture du procès, ne voyant pas "ce qui pourrait être dit à l'encontre de Gisèle Pelicot, qui apparaît comme la victime parfaite", de par les très nombreuses preuves vidéos en sa possession. Cette diplômée en psychologie a été "effarée" de découvrir les questions qui lui ont parfois été posées par la défense.

Emilie partage sa sidération face à "la violence" du parcours judiciaire de la retraitée : elle ne comprend pas "comment fait Gisèle Pelicot pour être présente tous les jours à l'audience". Sa décision d'accepter de rendre le procès public constitue "un geste sacrificiel envers toutes les victimes", estime cette musicienne de 44 ans.

"Elle est devenue un symbole, alors que la réalité de ce qu'elle vit est prosaïque et extrêmement brutal."

Emilie, victime de viols

à franceinfo

Qui n'est pas sans lui rappeler le sien, puisqu'Emilie a déposé plainte pour viol en novembre 2022 contre le programmateur d'un festival qui l'avait invitée à se produire. Au commissariat, on lui a demandé comment elle était habillée ce jour-là. "Les policiers ont mis deux ans à interroger trois témoins, dont un ex-copain, à qui je ne parlais plus depuis neuf ans", relate-t-elle. "Chez moi, c'est la colère qui domine", lâche-t-elle, s'identifiant elle aussi à Caroline Darian. 

"Ce procès fera bouger les lignes"

Pour Marie-Hélène, ce sentiment "a décanté". Du haut de ses 63 ans, cette "accro à l'actualité" suit assidûment le procès. Et apparaît assez désabusée. "On réalise que le viol est un problème généralisé dans notre société, ça me fait doucement rigoler", lance cette cadre dans l'informatique, agressée sexuellement par son grand-père à 7 ans, par son frère à 10 ans et violée par un inconnu à 18 ans. "Sans compter les exhibitionnistes dans leur bagnole, quand je faisais du stop", ajoute-t-elle. La sexagénaire a longtemps cru qu'elle était "une exception" à une époque où "on parlait moins"

"Je pensais être tombée sur les mauvaises personnes. Ce procès vient matérialiser le fait que le viol est un phénomène de masse." 

Marie-Hélène

à franceinfo

Elle ne parvient pas à éprouver la moindre "empathie" à l'égard des accusés, après avoir suivi de près leurs interrogatoires. "Ça ne les a pas effleurés de se dire que cette chose dans le lit était un humain", tance-t-elle, encore sidérée de la déclaration de Christian L., qui a affirmé à l'audience : "Ce n'est pas moi sur les vidéos, c'est mon corps, mais pas mon cerveau." 

Marie-Hélène estime que la médiatisation de cette affaire "fera bouger les lignes, mais chez certaines personnes seulement". Elle regrette en effet que beaucoup d'hommes dans son entourage, "qui s'affichent pourtant comme féministes", perçoivent les 51 accusés comme "des malades". "Ça veut dire qu'ils n'ont rien compris !" déplore-t-elle. Léa trouve elle aussi "très dangereux" de considérer que ces actes sont le fait "de gens isolés".

"Ce n'est pas un problème d'individus, mais de masculinité : c'est la manière dont on éduque les hommes qui pose problème, le fait qu'ils se voient comme dominant dans la société."

Léa, victime d'inceste

à franceinfo

Cette monteuse vidéo de 24 ans se désole que la culture populaire représente les violences sexuelles comme étant forcément associées "à de la contrainte, avec des femmes qui se font tabasser pour que l'agresseur puisse obtenir ce qu'il veut". Gisèle Pelicot, violée des dizaines et des dizaines de fois inconsciente, "n'a pas été frappée, mais ça n'enlève en rien à la violence inouïe de ce qu'elle a vécu", souligne Léa, victime d'inceste par un membre de sa famille, de 4 à 8 ans. Elle espère que les accusés écoperont "de la plus grosse peine possible" pour "les actes inhumains qu'ils ont infligé Gisèle Pelicot".

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