"La nature de la menace a évolué" : dix ans après les attentats de janvier 2015, comment le terrorisme jihadiste a changé

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Dix ans après les attentats de 2015, le spectre du terrorisme islamiste plane toujours sur la France. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
La menace sur le pays reste "très élevée". Les tensions internationales pèsent, mais les apprentis jihadistes, de plus en plus jeunes, puisent surtout leur propagande au cœur des réseaux sociaux ou en échangeant par messagerie.

Trois journées de terreur qui ont marqué la France au fer rouge. Le 7 janvier 2015, à 11h30, les frères Chérif et Saïd Kouachi pénètrent dans les locaux de Charlie Hebdo et tuent onze personnes, dont huit membres de la rédaction de l'hebdomadaire satirique. Ils s'enfuient en criant "On a vengé le prophète !" et tuent le policier Ahmed Merabet. Ils seront finalement abattus deux jours plus tard, le 9 janvier, par le GIGN.

Ce jour-là, Amedy Coulibaly est tué au magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris, où il retenait 30 otages, dont quatre sont morts. La veille, il avait assassiné à Montrouge la policière municipale Clarissa Jean-Philippe. Ces trente-six heures meurtrières ont scellé l'alliance inédite de deux branches du terrorisme jihadiste. Car au cours de sa prise d'otage, Amedy Coulibaly a dit agir au nom du groupe Etat islamique (EI) et a affirmé être en lien avec les frères Kouachi, qui, eux, se réclamaient d'Al-Qaïda au Yémen.

Dix ans plus tard, le spectre du terrorisme islamiste plane toujours sur la France. Le pays "pourrait être frappé de nouveau" car "la bataille contre le totalitarisme islamique est loin d'être gagnée", a estimé lundi dans Le Parisien le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, souhaitant que la "lutte contre l'islamisme des Frères musulmans" soit "une des grandes priorités de ces prochains mois".

Au 1er décembre, la part des procédures jihadistes, en hausse en 2024 par rapport aux deux années précédentes, représentait 87% des procédures suivies par le Parquet national antiterroriste (Pnat), d'après les informations communiquées par le ministère public à franceinfo. Néanmoins, comme le procureur du Pnat, Olivier Christen, l'expliquait dès le 11 septembre, "la menace dite projetée, c'est-à-dire la capacité d'envoyer un groupe qui passerait à l'attaque sur le territoire, sur le modèle de ce qui avait pu être connu en 2015, ne paraît pas la plus prégnante aujourd'hui, même si elle n'est pas impossible". Les services engagés dans la lutte contre le terrorisme, en France et à l'étranger, ont appris, peu à peu, à la contenir.

La menace préoccupante de l'Etat islamique du Khorasan

La chute de Bachar al-Assad en Syrie, survenue le 8 décembre, peut-elle changer la donne ? Des interrogations surgissent sur les Français partis faire le jihad. Certains sont emprisonnés, quand d'autres ont rejoint les rangs de la rébellion. "Tous font l'objet aujourd'hui d'enquêtes judiciaires, tous sont sous le coup de mandats d'arrêt ou de recherche. S'ils venaient à sortir de la Syrie aujourd'hui, ces dispositifs permettraient de les appréhender", a assuré, deux jours après l'entrée des rebelles à Damas, le procureur antiterroriste sur France 2.

En réalité, souligne le Pnat, "il est prématuré de se prononcer sur un éventuel regain de la menace projetée à la suite de la prise de pouvoir en Syrie" par le groupe islamiste radical Hayat Tahrir al-Sham. "Le risque est sur les mois et les semaines qui viennent, en fonction du scénario qui va se produire", soulignait Hugo Micheron, docteur en science politique, le 10 décembre sur RTL. "Ce bouleversement régional pourrait permettre à l'organisation Etat islamique de reconstituer ses troupes et ses moyens, ainsi qu'à des groupes jihadistes concurrents de s'affirmer", analyse Le Monde, qui a révélé, le 16 décembre, des notes faisant état de "craintes" de la part des services de renseignement français.

En fin d'année, le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau avait jugé, dans une note principalement adressée aux préfets, que "le niveau très élevé de la menace terroriste" continuait "de peser sur notre pays". Dans un télégramme que franceinfo a pu consulter lundi 6 janvier, le ministre a renouvelé son message et leur a demandé de renforcer les mesures de vigilance à l'occasion des grands rassemblements, après les attentats à la voiture bélier perpétrés en Allemagne et aux États-Unis. La France a relevé le plan Vigipirate à son niveau maximal le 24 mars et l'a prolongé jusqu'à l'automne, notamment en raison des Jeux de Paris 2024. Une décision qui faisait suite à l'attaque meurtrière et inédite dans une salle de concert en banlieue de Moscou, revendiquée par l'Etat islamique du Khorasan, nom médiéval de l'Afghanistan qui englobait le nord de l'Iran. Cette branche de l'EI en Asie centrale, qui a mené plusieurs tentatives d'attentats en France, représente à ce jour la menace la plus préoccupante pour le Pnat.

Une menace "inspirée", ou "selon les cas, commandée"

De fait, l'EI subsiste sous d'autres formes depuis l'année 2019, qui marque la chute de son "califat" en Syrie et en Irak. Un tournant qui a entraîné une reconfiguration de la menace terroriste jihadiste, avec, selon le Pnat, une "féminisation et un rajeunissement de la mouvance", "un essor du salafisme et une banalisation du jihadisme", ainsi qu'une "irruption des réseaux sociaux comme accélérateur de la diffusion de la propagande".

"La nature de la menace a évolué : elle est plus diffuse, car les individus susceptibles de passer à l'acte se radicalisent sur les réseaux sociaux, avec une propagande menée depuis l'étranger", résume pour franceinfo Jenny Raflik, professeure d'histoire contemporaine à l'université de Nantes et autrice de Terrorismes en France, une histoire, XIXe-XXIe siècle. Selon elle, il n'y a donc plus de menace "exogène", c'est-à-dire qui vient de l'extérieur, comme c'était le cas pour les attentats de 2015, ni "endogène", qui provient d'individus qui vivent en France et ont baigné dans la propagande jihadiste, mais bien "un cumul des deux".

"Il n'y a plus de commanditaires à proprement parler, mais ceux qui produisent la propagande le font avec un passage à l'acte en arrière-pensée."

Jenny Raflik, professeure d'histoire contemporaine

à franceinfo

Ainsi, les débats, pendant les procès d'attentats terroristes, ont battu en brèche la thèse du "loup solitaire", qui avait émergé en 2012 lors des attaques perpétrées par Mohamed Merah. "Avec internet, on a des liens virtuels dans les groupes et plusieurs 'loups solitaires' sont en contact", analyse Jenny Raflik.

"Si l'année 2015 était marquée par une logique de commando, projeté depuis la zone irako-syrienne, l'Etat islamique s'illustre aujourd'hui davantage par sa capacité à inspirer chez nos ressortissants des projets d'action violente", confirme auprès de l'AFP la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Désormais, le Parquet national antiterroriste parle "de menace inspirée ou, selon les cas, de menace commandée".

"Des mineurs prêts à commettre des actions terroristes"

Le dernier projet d'attentat en France de 2024 –le neuvième– reflète cette nouvelle forme de menace : trois étudiants en informatique, en psychologie et en chimie, soupçonnés d'avoir projeté une action violente en France avec des engins explosifs, ont été mis en examen et placés en détention provisoire le 7 décembre. En contact via une messagerie chiffrée, ils ont été interpellés à Nantes puis à Nîmes (Gard). Ils n'avaient pas de cible définitive, mais évoquaient dans leurs échanges le siège de la DGSI à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) ou encore la mairie de Poitiers (Vienne), en raison de la symbolique bataille de 732. Ils sont âgés de 19 à 20 ans.

Quelques mois plus tôt, c'est un jeune de 18 ans originaire de Tchétchénie qui voulait mener une attaque à Saint-Etienne (Loire), près du stade Geoffroy-Guichard, pendant les épreuves olympiques. Sur son téléphone, les enquêteurs ont retrouvé des échanges avec des individus connus des services de renseignement, qui surveillent les filières tchétchènes. Depuis 2018, des terroristes d'origine nord-caucasienne ont commis trois attentats en France, dont les assassinats des professeurs Dominique Bernard et Samuel Paty. Ce dernier a été tué par Abdoullakh Anzorov, un islamiste radical tchétchène âgé, lui aussi, de 18 ans seulement.

La justice antiterroriste souligne cette tendance au rajeunissement des mis en cause dans des projets d'action violente. "Alors que ces dernières années encore, les mineurs mis en examen en matière terroriste se comptaient sur les doigts d'une main, 15 mineurs l'ont été en 2023 et 18 en 2024", note le Pnat, qui reconnaît toutefois manquer "de recul" actuellement "pour catégoriser avec précision le profil type des mineurs prêts à commettre des actions terroristes". Néanmoins, observe-t-il, "une constante se dessine" : la plupart de ces mineurs radicalisés sont "amateurs de contenus ultra violents, de nature guerrière ou pornographique", estime le parquet antiterroriste.

Une menace "diverse et protéiforme"

"Il n'y a plus d'ancrage dans les mosquées salafistes, car elles sont très surveillées. Dans les salles de sport, c'est de moins en moins le cas. Clairement, les espaces virtuels sont devenus le lieu de la radicalisation", expose à franceinfo Xavier Crettiez, professeur de science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Coauteur du rapport d'audit Sociologie du jihadisme français (document PDF), réalisé pour l'administration pénitentiaire, il a analysé en 2023 les profils "de plus de 350 terroristes jihadistes incarcérés", puis, en novembre 2024, ceux de 174 personnes incarcérées pour des faits de droit commun, mais suspectées de radicalisation.

"On a massivement affaire à des Français, éparpillés sur le territoire, issus de grandes villes mais aussi moyennes, sans que cela ne recoupe la carte de la délinquance urbaine ou celle des flux migratoires", développe Xavier Crettiez, qui explique cette "capillarité du jihadisme" par la facilité à accéder à internet partout. Une grande partie a "une pratique religieuse forte". Cependant, le professeur de science politique s'oppose à l'idée selon laquelle "la prison serait l'ENA du jihad", "plus vraie du tout" selon lui. "La prison n'est pas un élément de production de jihadistes", assure-t-il.

Ce spécialiste est toutefois bien conscient que les personnes condamnées aux peines les plus longues sont encore incarcérées et seront libérables d'ici deux ou trois ans. "Le taux de récidive des terroristes existe, mais il est faible car des moyens colossaux sont déployés pour leur suivi à leur sortie de prison", estime Xavier Crettiez.

Pour autant, ces profils restent "un sujet de préoccupation prioritaire" pour le parquet antiterroriste. Le Pnat rappelle qu'Armand Rajabpour-Miyandoab, l'auteur de l'attaque du pont de Bir-Hakeim à Paris, le 2 décembre 2023, avait déjà été condamné à cinq ans de prison pour un projet d'attaque en 2016 à la Défense. Tandis que Derek R., qui a pris en otage un chauffeur de taxi dans la nuit du 16 au 17 juillet 2024, à La Ferté-Bernard (Sarthe), venait de sortir de prison pour des faits de vol et violences. Connu, en outre, pour ses penchants jihadistes, il était suivi par les services de renseignement depuis son incarcération. Durant le trajet, Derek R. aurait tenu des propos pro-Hamas.

"Le terrorisme évolue par vague et il est poreux au contexte géopolitique."

Le Parquet national antiterroriste

à franceinfo

Le Pnat considère que "la recrudescence des tensions au Proche-Orient est un facteur d'aggravation" de la situation. Depuis l'attaque inédite du Hamas en Israël le 7 octobre 2023, un seul passage à l'acte violent à caractère antisémite a été recensé sur le territoire français : l'attaque d'une synagogue à la Grande-Motte (Hérault), fin août. "Nous assistons en permanence à un renouvellement de la menace terroriste", souligne le parquet national antiterroriste, qui conclut qu'aujourd'hui, elle est "diverse et protéiforme."

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