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"On ne va pas faire nos courses la peur au ventre" : dix mois après l'attentat, la vie reprend à l'Hyper Cacher

Article rédigé par Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des policiers surveillent l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, en octobre 2015. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Le 9 janvier 2015, Amedy Coulibaly abattait quatre clients de cette supérette de la porte de Vincennes. 

Avec deux bouteilles d'eau à la main, l'agent de police patiente dans la file des clients qui font leurs courses en ce vendredi, quelques heures avant le shabbat. Le directeur du supermarché le croise en remontant de la réserve. "C'est bon, monsieur l'agent ! Vous pouvez y aller, ce n'est pas la peine !" lance Marc, 48 ans. Le policier tente de négocier : "Laissez-moi en payer au moins une. Au moins une, ça me gêne..." Peine perdue. Le policier finit par doubler la file pour regagner son poste, devant le supermarché, sans avoir réglé ses achats.

A l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris, les applaudissements du 11 janvier pour les forces de l'ordre ne sont pas un lointain souvenir. Dix mois plus tard, le magasin endeuillé par les attentats est toujours surveillé en permanence par deux ou trois policiers, dont l'un est armé d'un pistolet-mitrailleur Beretta. "On a de très bonnes relations avec eux, raconte le directeur de l'Hyper Cacher. Mais leur présence est à double tranchant : c'est rassurant, mais cela veut aussi dire qu'il y a un risque."

Epicerie réaménagée, équipe renouvelée

Avec les barrières qui empêchent de se garer, les gerbes de fleurs qui continuent d'être déposées par des passants et les pancartes à la mémoire des quatre victimes d'Amedy Coulibaly, ces policiers en faction devant la supérette sont l'un des nombreux rappels de cette tragique journée du 9 janvier.

L'épicerie, elle, a été entièrement réaménagée. La disposition de ses rayons a été repensée. La façade gris anthracite a été repeinte en blanc, le logo redessiné et l'habillage bleu des vitres retiré. Une manière d'essayer de tourner une page. "Il faut continuer, avancer, construire…" soufflait le propriétaire, Laurent Mimoun, lors de la réouverture, le 15 mars.

Un employé de l'Hyper Cacher, en octobre 2015 à Paris. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

"Toute l'équipe a été renouvelée", ajoute Marc, qui a pris son poste il y a un mois. Dans le rayon frais, Abraham, un jeune Noir de 22 ans, a remplacé son ami Lassana Bathily, le héros de la prise d'otages. "Il ne fallait pas rester avec l'esprit de peur", justifie le nouvel employé, des barquettes de pastrami de dinde rôti au miel à la main. Il conçoit son job comme un message pour "les Français qui ont peur" et "la génération qui vient". "Je ne veux pas que mon fils parte en Syrie, poursuit-il. Je veux lui montrer le chemin."

Les fantômes du 9 janvier ne sont jamais bien loin

Malgré tous les efforts de la nouvelle équipe, pourtant, les fantômes du 9 janvier ne sont pas bien loin. Dans le Val-de-Marne, où il habite, Abraham ne dit pas à tout le monde qu'il travaille à l'Hyper Cacher, par peur d'éventuelles représailles. "Entre les juifs et les musulmans, il y a toujours des tensions", justifie-t-il.

Le magasin ressemble à n'importe quelle épicerie de quartier, avec ses rayons blanc néon, ses cartons qui traînent et ses bouteilles d'alcools forts dans une armoire près de la caisse. Mais le moindre incident y prend des proportions inattendues. "Une fois, il y a eu une valise abandonnée devant le magasin, se rappelle le jeune homme. C'était un client qui l'avait laissée là pour faire ses courses. Fallait voir, c'était la panique." 

Georges, 30 ans, un employé du groupe Hyper Cacher (qui compte plusieurs supermarchés en Ile-de-France) est venu travailler dans le magasin où son ami Yohan Cohen est mort. Il raconte une autre anecdote. "Pas plus tard qu'il y a dix jours, une femme a failli pleurer parce que je ressemblais à Yohan, dans les mimiques, les gestes", raconte-t-il. Les deux manutentionnaires se souviennent aussi de ce drôle de type, venu déposer en juin une lettre de menace à la caisse.

"On a du mal, on est toujours angoissés"

Parmi les clients, certains ont mis du temps à revenir dans les rayons, comme Sabrina.

La première semaine, je n'ai pas pu y mettre les pieds

Sabrina, 57 ans

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Valérie, 45 ans, a attendu encore plus longtemps avant de passer la porte de l'Hyper Cacher. "La réorganisation du magasin ne change rien, confie celle qui est revenue pour la première fois il y a seulement un mois. C'est le magasin lui-même qui fait qu'on a du mal, on est toujours angoissés." Désormais, cette mère évite de faire ses courses avec ses quatre enfants.

Un client dans les rayons de l'Hyper Cacher, en octobre 2015 à Paris. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Céline, une jeune trentenaire, est venue en famille. David, 6 ans, Yosef, 4 ans, et Avraham, 3 ans, galopent dans les rayons. Mendel, 1 an, patiente dans sa poussette. "Je n'ai pas vraiment le choix de venir ou pas avec eux", explique-t-elle, en confiant qu'elle a toujours "un peu d'appréhension le vendredi". Nouvelle venue dans le quartier, elle doit en outre répondre aux questions de sa progéniture. "Ils me demandent toujours pourquoi il y a la police", rapporte-t-elle.

Je leur dis que c’est pour que les méchants ne s’approchent pas, qu’il y en a un qui est venu et qui a tapé tout le monde

Céline, 33 ans

francetv info

Le chiffre d'affaires a chuté

Les angoisses et les peurs, Marc, le directeur, tente lui aussi de les combattre. "Je suis là pour rassurer. Quand j'entends des clients dire 'C'est la première fois que je reviens, j'ai une appréhension', j'interviens. Je leur explique qu'il ne faut pas avoir peur." Le groupe Hyper Cacher refuse d'entrer dans les détails, mais le chiffre d'affaires du magasin de la porte de Vincennes a chuté après l'attentat. "Il faut regagner la confiance du client", résume Marc, conscient que certains n'ont toujours pas réussi à revenir, et ne reviendront peut-être jamais.

Il peut en revanche compter sur tous ceux qui sont revenus dès la réouverture du magasin, le 15 mars. Au rayon frais, Yves, un rabbin de 39 ans, est plus préoccupé par la liste de courses qu'il peine à déchiffrer que par une éventuelle attaque. "C'était une nécessité de revenir. Je n'ai pas changé mes habitudes, je viens ici après ma prière", témoigne-t-il, lui qui, le 9 janvier, est sorti du magasin "dix minutes avant l'attentat". "On ne va pas aller faire nos courses la peur au ventre."

"La foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit"

Kippa sur la tête, Henri trace entre les rayons. "C'est la vie du juif. Mon grand-père est sorti d’Auschwitz, ce que nous vivons est de la rigolade à côté de ça", euphémise ce quinquagénaire. "The show must go on [le spectacle doit continuer], ironise, sous sa barbe, Isaac, 63 ans. Il n'y a pas plus de risques ici qu'au BHV [un grand magasin parisien] pendant les fêtes de Noël." Et puis "la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit", pense Mickaël, 35 ans.

Certains clients étrangers au quartier viennent même faire leurs emplettes à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes pour soutenir le magasin. Quand le commerce casher dans lequel il avait ses habitudes, rue des Rosiers, a fermé, Jonathan, 38ans, n'a pas hésité. "Je me suis dit, quitte à prendre la voiture pour faire mes courses, autant aller ici", argumente-t-il, avant de glisser :

Je pense que c’est une mentalité juive : là où on veut nous imposer la mort, on met de la vie

Jonathan, 38 ans

francetv info

Il ne se formalise pas de la présence des policiers dehors. "Mes enfants sont dans une école juive, il y a des militaires devant. Aujourd'hui, cela devient une habitude", constate-t-il. Pour lui, cette présence policière devant un commerce est avant tout "une interrogation pour les gens dehors". "Est-il normal que ce magasin doive être gardé ?" s'interroge-t-il. "Un service de protection pour un supermarché, c'est aberrant, abonde un peu plus loin Mickaël. Je suis content qu'ils soient là, mais je préférerais ne pas en avoir besoin."

Devant le supermarché, des policiers "un peu usés"

A l'extérieur, les policiers préféreraient aussi ne pas être là. En discutant quelques minutes avec eux, on perçoit un brin de lassitude. "Nous sommes un peu usés, reconnaît l'un d'eux. Avec le poids du gilet pare-balles et de l'arme, ce n'est pas rien de rester statique pendant des heures." "Avec Vigipirate, le manque d'effectifs est de pire en pire, ajoute son collègue. Et cela ne va pas s'arrêter. On en a pour au moins jusqu'à 2017, à mon avis."

Des policiers devant l'Hyper Cacher, en octobre 2015 à Paris. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Depuis la réouverture, ils ont surtout affaire à des curieux. "C'est un lieu particulier, qui interpelle les gens", explique un agent. Des Néerlandais sont venus offrir des livres de prières à Marc. "Des gens veulent visiter les chambres froides [où des clients se sont réfugiés pendant l'assaut], mais je refuse. Il y a même un car de 30 Israéliens qui est venu pour ça il y a trois semaines. Il faut passer à autre chose, ce n'est pas un musée ici."

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