Nigeria : comment Boko Haram est devenu un acteur majeur du jihad global
Dans son livre "Démasquer Boko Haram : explorer le jihad mondial au Nigeria", publié en anglais chez Lynne Rienner Publishers Inc., l’universitaire américain Jacob Zenn décrypte les liens, longtemps sous-estimés, entre Boko Haram et le jihadisme international.
Longtemps présentée comme une secte locale, enracinée dans la longue histoire du royaume du Kanem-Bornou au nord du Nigeria, Boko Haram a en réalité été très tôt influencé par des acteurs extérieurs issus du jihadisme international. C’est en tout cas la thèse développée par Jacob Zenn dans son livre Démasquer Boko Haram : explorer le jihad mondial au Nigeria (Unmasking Boko Haram : Exploring Global Jihad in Nigeria), publié en avril 2020 chez Lynne Rienner Publishers Inc.
L’universitaire américain est remonté aux origines de la secte et des liens qu’elle a tissés successivement avec le GIA algérien, Al-Qaïda et plus récemment avec le groupe Etat islamique (EI). L’étude s’appuie sur de nombreuses sources et interviews, notamment les correspondances de Boko Haram avec des dirigeants d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) découvertes en 2011 à Abbottabad, dernière résidence d'Oussama Ben Laden au Pakistan.
Des actions de plus en plus violentes
Analysant la montée des violences du groupe et de ses différentes factions, comme Ansaru où l'Etat islamique de la province ouest-africaine (ISWAP), l’universitaire Jacob Zenn, spécialiste du jihad ouest-africain à l’université de Georgetown, aux Etats-Unis, montre comment le groupe nigérian a été influencé par Ben Laden lorsque ce dernier était réfugié à Khartoum, puis par le GIA algérien et enfin par EI, transformant peu à peu le Sahel en un fief du jihad global.
Si Boko Haram est devenu si violent en si peu de temps, c’est qu’il a été très vite été influencé par Al-Qaïda, puis par EI
Jacob ZennUnmasking Boko Haram : Exploring Global Jihad in Nigeria
L'enlèvement de 219 écolières du village de Chibok, au Nigeria en 2014, a frappé les esprits et attiré l'attention du monde sur ce groupe extrémiste jusqu'alors peu connu.
Boko Haram n'a pas cessé de monter l'échelle de la violence : attentats suicides et à la voiture piégée, églises et villages brûlés, enlèvements contre rançon, camps militaires attaqués... Boko Haram et ses factions ont montré leur capacité à combattre les différentes armées de la région et à mettre à feu et à sang le nord du Nigeria, mais aussi le Niger, le Mali, le Tchad et le Cameroun.
Comment une petite secte locale basée à Maiduguri dans le nord du Nigeria a-t-elle pu atteindre une telle capacité militaire ? Pour Jacob Zenn, "entre 1994 et 2002, un grand nombre de musulmans arabophones nigérians ont fréquenté des universités islamiques internationales au Soudan, en Arabie saoudite, au Pakistan et en Malaisie." Dans son livre, l'universitaire montre comment les théologies islamiques inconnues au Nigeria ont été "importées" dans le pays par des Nigérians de la diaspora, en particulier d'Arabie saoudite et du Soudan, qui ont contribué à la genèse de Boko Haram.
Contacts avec Ben Laden au Soudan
Mohamed Yusuf et les autres fondateurs du groupe jihadiste nigérian ont développé leur mouvement grâce à des interactions avec les jihadistes algériens et les premiers représentants d’Al-Qaïda au Soudan, dont Oussama Ben Laden dans les années 1990. Ce sont ces influences extérieures et ces combattants qu’ils ont ensuite rapportés au Nigeria.
Mohamed Yusuf, qui a officiellement créé en 2002 le groupe qu’on appellera par la suite Boko Haram, a été influencé par deux prédicateurs nigérians très tournés vers le Moyen-Orient : Ibrahim al-Zakzaky, chiite pro-iranien, et Jaafar Mahmud Adam, partisan du salafisme saoudien. Yusuf a pioché des éléments dans ces deux visions, bien qu’il ait toujours cherché à adapter son idéologie au contexte local nigérian. Jacob Zenn montre notamment comment la concurrence géopolitique saoudienne, iranienne et libyenne a contribué à la formation d'organisations chiites et salafistes nigérianes, dont Mohamed Yusuf a émergé et qui a défié les autorités religieuses des ordres soufis séculaires.
Les jihadistes algériens sont arrivés au Nigeria à partir de 1994 pour y acheter des armes. Ils ont été accueillis par des salafistes locaux et ont recruté des étudiants, qui sont devenus leurs militants. De la même façon, on sait aujourd’hui que Yusuf a rencontré des lieutenants d’Oussama Ben Laden au Soudan. Ses combattants nigérians ont ensuite reçu de l’argent des réseaux religieux et financiers saoudiens d’Al-Qaïda pour établir le mouvement jihadiste au Nigeria. Oussama Ben Laden lui-même ne voyait en l’Afrique de l’Ouest qu’une base arrière pour le grand théâtre du jihad en Afrique : l’Algérie.
Le Nigeria et le Sahel ont longtemps été considérés comme des bases arrière du jihad en Algérie. Ce n’est qu’après le 11-Septembre 2001 que les jihadistes nigérians ont eu pour but de faire de leur pays un champ de bataille à part entière, et ils n’y parviendront en réalité qu’après 2010
Jacob ZennUnmasking Boko Haram : Exploring Global Jihad in Nigeria
Aux côtés de Mohamed Yusuf, on retrouve deux autres personnages centraux : "Oncle Hassan" et "Muhammad Ali". Le vrai nom d'"Oncle Hassan" était Hassan Allane. Il était membre du GIA algérien et aurait combattu en Afghanistan dans les années 1980. Il s’est retiré au Niger en 1994 pour fournir le GIA en armes et a travaillé avec une organisation caritative islamique sur ordre d'Oussama Ben Laden. Mais il a dû quitter le Niger pour ne pas être arrêté et il a finalement trouvé refuge auprès des salafistes nigérians. C’est ainsi qu’il a commencé à y recruter des combattants, tout comme "Muhammad Ali", lui aussi proche d’Al-Qaïda. Ce sont eux qui ont opéré le recrutement de Boko Haram.
L’Afrique de l’Ouest, un champ de bataille jihadiste majeur
A la mort de Yusuf, en 2009, les dirigeants d’Al-Qaïda ont permis à nombre de ses partisans de fuir le Nigeria et de se réfugier au Sahel. Abubakar Shekau, le successeur de Yusuf, a envoyé des "vagues" de jihadistes nigérians au Sahel pour qu’ils puissent s’entraîner avec AQMI en 2009 et se réfugier quelques temps hors du Nigeria. Ce sont en partie ces combattants qui sont revenus et ont contribué au lancement du jihad, qui se poursuit jusqu’à présent.
Shekau a, par la suite, lâché les réseaux d’Al-Qaïda pour rejoindre ceux de l’Etat islamique… Et depuis, les méthodes des anciens de Boko Haram et d’Al-Qaïda rejoignent celles de l’Etat islamique, à qui beaucoup ont prêté allégeance.
Les menaces envers les étrangers sont principalement venues des Nigérians formés par AQMI et des membres d'Ansaru qui sont experts en fabrication de bombes et en enlèvements.
Lorsque l'EI a perdu son "califat territorial" en Irak et en Syrie, l'Etat Islamique de la province ouest-africaine (ISWAP) est devenu de plus en plus important pour soutenir le projet mondial de l'EI. Le Sahel en est devenu la plaque tournante, avec ses effets catastrophiques pour le Nigeria et l’Afrique de l’Ouest. "Le nord du Nigeria et l’ensemble du Sahel sont même en train de devenir, le principal foyer du jihad mondial", conclut Jacob Zenn.
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