Les Tunisiens aux urnes pour des législatives aux résultats très incertains
Sept millions de Tunisiens votent le 6 octobre 2019 pour élire leurs députés dans un contexte très morose.
Plus de 15 000 candidats, venant de plus de 220 partis politiques, ou indépendants inscrits sur plus de 1500 listes, se présentent pour 217 postes de députés à pourvoir à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), le Parlement tunisien. "La probabilité d'être élu est de seulement 1,4%", a calculé le site kapitalis.com.
Deuxième scrutin législatif depuis l'adoption d'une nouvelle Constitution en 2014, troisième depuis la révolution de 2011 qui a chassé Zine El-Abidine Ben Ali du pouvoir, ce vote se déroule en un seul tour le 6 octobre. Il intervient trois semaines après le premier tour de la présidentielle qui a débouché sur un duel surprise : le magnat des médias Nabil Karoui, emprisonné dans le cadre d'une enquête pour blanchiment et fraude fiscale, face à l'universitaire Kaïs Saïed. Lequel a rassemblé un électorat hétéroclite, allant de la gauche aux plus conservateurs.
Les résultats préliminaires des législatives sont attendus le 9 octobre.
Listes indépendantes et visages nouveaux
Au moins un tiers des listes en lice sont indépendantes. Ce qui brouille un paysage politique déjà éclaté en une multitude de partis peu différenciés sur le fond.
Principale formation au Parlement, le parti d'inspiration islamiste Ennahdha, en perte de vitesse, joue gros. Son chef Rached Ghannouchi, pourtant âgé de 78 ans, est candidat pour la première fois. On lui prête l'ambition de présider l'Assemblée des représentants du peuple. Victorieux en 2014, le parti Nidaa Tounes, mouvement hétéroclite rassemblé sur une plateforme anti-islamiste avant de s'allier à Ennahdha, a depuis volé en éclats.
Plusieurs partis ont été créés ces derniers mois par d'ex-membres de Nidaa Tounes. Parmi eux : Tahya Tounes, lancé par le Premier ministre Youssef Chahed, candidat malheureux à la présidentielle ou Qalb Tounes, créé par Nabil Karoui. D'autres formations présentent des visages nouveaux, comme le mouvement Aïch Tounsi, démarré sous forme de mécénat culturel financé par une entrepreneuse, Olfa Terras, candidate à Bizerte (nord). Le mari de celle-ci, Guillaume Rambourg, ex-cadre de la finance, a appuyé la campagne d'Emmanuel Macron.
La publication des sondages est interdite. Mais selon des études officieuses, les listes indépendantes pourraient arriver en tête, devant le parti de Nabil Karoui et Ennahdha, suivis de mouvements comme Aïch Tounsi ou encore Karama, mené par l'avocat islamiste populiste Seifeddine Makhlouf. Le Parti destourien libre, emmené par l'avocate anti-islamiste Abir Moussi, pourrait faire un meilleur score que les 4% de sa chef de file à la présidentielle.
Ambiance, ambiance...
"La pente est dure à remonter pour les candidats", analyse kapitalis.com. Les électeurs "sont déçus, voire dépités par la classe politique ayant enfanté les parlementaires élus en 2014". Le site accuse ces derniers de s'être "distingués par un absentéisme effarant (7 jours sur 10 payés et non travaillés par les députés)". Il les accuse d'avoir "versé dans l'affairisme malsain". Il affirme même qu'ils "n'ont pas les minima éducatifs requis" pour exercer leurs fonctions. Selon kapitalis.com, les parlementaires sortants auraient "trahi la confiance de leurs électeurs en changeant de partis et de clans, de valeurs... comme s'ils changeaient de chemises".
Le site internet évoque aussi "l'adoption de lois et des politiques budgétaires qui ont miné l'économie, ruiné le pouvoir d'achat et endetté le pays, comme jamais dans les 60 dernières années". La sévérité de ce jugement numérique en dit long sur l'ambiance qui règne en Tunisie...
Comme l'expliquait franceinfo Afrique au moment de la présidentielle le 15 septembre 2019, "l’instabilité liée à la transition démocratique, suite de la révolution de 2011, a aggravé la situation socio-économique (de la Tunisie) et la déliquescence des services publics. Suivi de près par le FMI, le pays s’est considérablement endetté pour assurer le fonctionnement de l’Etat. Les régions de l’intérieur défavorisées sont particulièrement touchées. Notamment celle de Gafsa… qui possède pourtant l’une des principales richesses naturelles de la Tunisie, le phosphate, dont la production a presque doublé entre le premier trimestre 2018 et la période équivalente de 2019".
"Officiellement, le taux de chômage en Tunisie tourne autour de 15%. Mais celui des jeunes, notamment des jeunes diplômés, est encore plus élevé : il serait de 34,4%. Des éléments qui ne tiennent pas forcément compte du poids considérable de l’économie informelle (et de ses emplois précaires), qui représenterait 54% du PIB tunisien !", écrivait franceinfo Afrique.
Vers un "Parlement ingouvernable"
Contrairement à 2014, quand Ennahdha et Nidaa Tounes, les deux partis dominants, s'étaient partagé le pouvoir, l'issue de ces législatives est donc très incertaine. Certains vont jusqu'à évoquer "le spectre d'un Parlement ingouvernable", sans majorité, ni coalition. Ce risque est largement provoqué par le rejet des formations politiques traditionnelles, comme l'a montré le résultat du premier tour de la présidentielle. Il est également renforcé par la présence de nombreuses listes indépendantes, lesquelles soulignent le poids de la société civile.
Signe du désenchantement vis-à-vis de la politique et de la précarité profondément installée : nombre de partis peinent à trouver des habitants pour les accompagner sur le terrain. Résultat : ils en rémunèrent certains....
Pour Ahmed, 23 ans, qui habite une banlieue très défavorisée de Tunis, les élections sont une aubaine : il a travaillé une semaine pour un parti, qui l'a payé 50 dinars par jour. "Vu notre situation, cet argent est bienvenu, je ne vais pas le cacher", lance-t-il, mi-goguenard mi-amer, attablé avec quelques amis et "un café pour deux" dans une salle aux murs lépreux et aux chaises éventrées.
"Plus je travaille avec ces gens-là, plus je les déteste : ils me voient comme un gars qu'on peut acheter pour 50 dinars, pas comme une personne qui a des problèmes à résoudre", renchérit Belhacène, lui aussi lycéen en déroute. "Dès que ces élections seront finies, c'est le retour à la case départ, au désespoir", soupire Ridah, le cafetier du lieu, un trentenaire payé 18 dinars (3 euros) par jour, sans aucune protection sociale, alors que la viande atteint 25 dinars le kilo. "Ma vie est noire, je n'ai ni maison, ni mariage, je vieillis, regarde je perds mes dents. Quand est-ce qu'on va me donner un vrai travail ?"
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