Présidentielle en Tunisie : le chef de l’Etat Béji Caïd Essebsi dit jeter l’éponge
Le président tunisien, 92 ans, a laissé entendre, le 6 avril 2019, qu’il ne se représenterait pas au prochain scrutin présidentiel, prévu le 17 novembre. Dans le même temps, il est mis en cause pour des atteintes aux droits de l’Homme sous Bourguiba.
"En toute honnêteté, je ne pense pas que je vais me représenter", a lancé le chef de l’Etat tunisien devant des partisans rassemblés pour le congrès de Nidaa Tounès à Monastir (est). En précisant qu’il souhaite "ouvrir la porte aux jeunes". L’âge canonique de Béji Caïd Essebsi (alias BCE) faisait planer un sérieux doute sur la perspective d'un second mandat. Dans le même temps, son pouvoir a eu des difficultés à répondre aux attentes économiques et sociales de ses concitoyens touchés par une inflation et un chômage persistants. La Tunisie est le seul pays à continuer sur la voie de la démocratisation, après les soulèvements de 2011 dans plusieurs pays arabes.
Certains analystes pensent que la situation en Algérie a pu jouer un rôle dans la réflexion du chef de l’Etat. Cela "montre qu'il veut sortir par la grande porte et ne pas avoir à subir le sort de Bouteflika", avance la journaliste politique Assia Atrous. Mais le président a aussi "fait le constat qu’il n’avait quasiment aucune chance d’être réélu", observe Chokri Bahria, du think tank tunisien Joussour. Une nouvelle candidature de sa part aurait constitué un pari risqué au regard de l'émiettement de Nidaa Tounès, parti miné par le choc des ambitions.
Pour autant, certains pensent que le vieux président, entré en politique il y a plus de 50 ans, pourrait encore créer la surprise… Lors du congrès, il "a donné en 40 minutes toute la mesure de ses talents d’orateur", relève ainsi Jeune Afrique. En faisant son annonce, il a affirmé que "les décisions étaient entre les mains de Dieu" et que la Constitution lui "permettait de briguer un second mandat", note l’hebdomadaire…
Quelle succession ?
Reste maintenant à savoir qui va succéder à BCE… Dans son discours, il a appelé à un rassemblement de "toutes les forces centristes". Et ce, par opposition au parti d'inspiration islamiste Ennahdha, sur la droite, et aux petites formations de gauche.
Après plusieurs mois de passes d'armes, il a tendu la main à son Premier ministre Youssef Chahed, dont il a plaidé la réintégration au sein de Nidaa Tounès. Jusqu'à son éviction en septembre dernier, le plus jeune chef de gouvernement (43 ans) de l'histoire moderne du pays était au centre d'âpres luttes de pouvoir l'opposant notamment à... Hafedh Caïd Essebsi, fils du chef de l'Etat. A Monastir, Hafedh Caïd Essebsi est resté stoïquement assis, en silence, durant le meeting d'ouverture du congrès, puis a assuré à des médias locaux qu'il était prêt à soutenir un retour de Youssef Chahed au sein du parti.
Face aux difficultés créées par les partisans du fils Essebsi, ceux de Youssef Chahed ont lancé fin janvier leur propre formation, Tahia Tounès. Celle-ci est d'ores et déjà devenue la deuxième force au Parlement derrière le parti islamiste.
Vers un rapprochement Essebsi-Chahed ?
Face à Ennahdha, plus structuré et qui a montré sa résilience lors des municipales de 2018, "la nécessité de mettre de côté les querelles d'égo s'impose", argue Chokri Bahria. Un rapprochement avec Nidaa Tounès permettrait au Premier ministre de récupérer la machine électorale de BCE. Et "aussi de se positionner plus clairement en s'affranchissant de la tutelle d'Ennahdha", fait valoir Chokri Bahria. Le soutien des islamistes est actuellement crucial pour son gouvernement, mais il va devenir un paradoxe de plus en plus difficile à gérer à l'approche du scrutin présidentiel, ajoute l’observateur.
Signe qu’un rapprochement séduit les anciens amis du clan "séculaire" : des photos de Béji Caïd Essebsi et de Youssef Chahed ensemble ont été partagées sur la page Facebook des services du chef du gouvernement, que les Tunisiens appellent joliment le premier ministère.
Pour l’instant, ce dernier n’a pas officiellement réagi à l’annonce du chef de l’Etat.
Essebsi mis en cause dans des atteintes aux droits de l’Homme
Hasard du calendrier ? L’annonce du président Essebsi a eu lieu quelques jours après que l'Instance Vérité et Dignité (IVD) a publié un rapport de plusieurs milliers de pages sur les violations des droits de l’Homme en Tunisie entre 1955 et 2011, en dépit de critiques et pressions. Franceinfo Afrique avait interviewé sa présidente, Sihem Ben Sedrine, à Tunis en juin 2018.
L’IVD met en cause des personnes toujours actives dans le monde de la politique et des médias. A commencer par BCE, pour son rôle lorsqu'il était directeur de la sûreté nationale (1962), puis ministre de l'Intérieur (1965) sous Bourguiba. "Les investigations effectuées par l'instance ont prouvé que la torture était systématique et planifiée par les hauts responsables des affaires sécuritaires qui ont ordonné, incité, accepté et se sont tus sur la torture des victimes durant l'exercice de leurs fonctions", souligne le rapport.
Selon la même source, les ministres de l'Intérieur de Habib Bourguiba, le "père" de l’indépendance tunisienne, dont Béji Caïd Essebsi, "étaient au courant que leur dirigeant avait commis des violations graves". Pour l'IVD, "ils n'ont pas rempli le devoir qui leur incombe, en vertu des traités et conventions internationales, de protéger les détenus, ce qui les rend responsables pénalement au regard de la loi internationale."
La présidence tunisienne, contactée, n'a pas réagi. Il est de notoriété publique que BCE a une relation tendue avec Sihem Ben Sedrine et reproche à l'instance d'attiser l'envie de vengeance. Le rapport final a été rendu public "dans une petite salle d’un restaurant traditionnel à Tunis", observe Le Monde. Donc loin des lieux de pouvoir... Pour autant, comme prévu par la loi, le président tunisien a accepté de recevoir officiellement le rapport de l'IVD. Une loi qui "oblige l’Etat à mettre en œuvre les recommandations du rapport dans un délai d’un an après sa publication", souligne le quotidien français. Un dossier qu’aura à assumer le prochain président, quel qu’il soit.
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