Comment couvrir la guerre en Ukraine après trois mois de conflit ? Retrouvez les réponses de Maryse Burgot, grand reporter à France Télévisions
Au 89e jour du conflit, les combats se concentrent désormais dans la région du Donbass. La journaliste est revenue pour franceinfo, lundi, sur ses trois missions effectuées sur ce terrain.
Trois mois après le début de la guerre en Ukraine, comment continuer à traiter un conflit qui s'installe dans la durée ? C'est la question qui se pose à tous les médias, 89 jours après le début de l'offensive russe. Les combats, qui se concentrent désormais dans la région du Donbass, ont fait plus de huit millions de déplacés à l'intérieur du pays. Et plus de six millions d'habitants ont été contraints de fuir à l'étranger, dont moins de deux millions ont pu rentrer chez eux.
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Le nombre global de victimes est impossible à établir avec exactitude. Les autorités ukrainiennes évoquent le chiffre de 20 000 morts pour la seule ville de Marioupol, port stratégique du Sud, assiégé par les Russes depuis plusieurs mois. Le nombre de militaires tués est lui aussi incertain. Le Kremlin a seulement admis des "pertes importantes" et Kiev a déploré à la mi-avril la mort d'environ 2 500 à 3 000 soldats. Mais ces chiffres n'ont pas pu être vérifiés de manière indépendante.
Maryse Burgot, grand reporter pour France Télévisions, couvre ce conflit depuis l'entrée des forces russes sur le territoire ukrainien fin février. La journaliste a répondu à vos questions sur la situation sur place dans le live de franceinfo, lundi 23 mai.
@Louis : Est-il difficile de trouver des nouvelles choses à raconter au bout de trois mois de guerre ? Craignez-vous que le public se lasse de ce sujet ?
Maryse Burgot : Oui, il y a un risque que le public se lasse. J'ai déjà vécu ça en Syrie, où je voyais que les gens n'en pouvaient plus de cette guerre contre [le groupe Etat islamique]. Même aujourd'hui, la guerre en Ukraine ne fait plus l'ouverture de nos journaux télévisés.
Mais je suis convaincue qu'il faut continuer à y aller. Je vais partir en Ukraine pour la quatrième fois, durant trois semaines, et on trouve toujours de nouveaux sujets. La situation est tellement dure qu'on trouve toujours des histoires.
@Thibault : Comment fait-on pour trouver toujours de nouvelles infos dans un conflit qui se ralentit, voire s'immobilise ?
On cherche à couvrir le mieux possible le conflit, à raconter des histoires. On travaille beaucoup avec les civils mais aussi avec l'armée. Pour trouver des histoires, il faut prendre sa voiture, aller vers le front, aller vers les zones sensibles. Ce n'est pas ça qui est difficile.
"Ce qui est compliqué, c'est l'appréhension du danger. Quand est-ce qu'on avance ? Quand est-ce qu'on s'arrête ?"
Maryse Burgot, grand reporter
Il y a des dizaines d'histoires, mais comme on a déjà fait beaucoup de choses, il faut aller chercher les suivantes sur des zones très tendues. C'est un savant dosage : est-ce que ça vaut le coup de prendre des risques pour faire tel ou tel sujet ?
@Lo : Voyez-vous des spécificités au conflit actuel, par rapport à ceux que vous avez été amenée à couvrir dans le passé ? Comment cela affecte-t-il votre travail ?
Le conflit ukrainien est particulièrement dangereux à couvrir. On est maintenant dans une guerre d'artillerie, avec des tirs d'obus quasi permanents sur les zones où nous allons. Il y a très peu d'accalmie et donc pour faire un sujet, il faut aller dans ces zones. C'est dangereux, plus que ce que j'ai fait auparavant.
@Stéphane 74 : Peut-on comparer la guerre dans le Donbass au conflit entre Israël et la Palestine, qui dure depuis des décennies ?
La nature de ces conflits est très différente. En Ukraine, on est dans une guerre avec des tranchées, une ligne de contact qui est figée à certains endroits et pas à d'autres. Mais, comme entre Israël et la Palestine, on pensait que le rapport de force était disproportionné entre Kiev et Moscou. Il ne l'est peut-être pas tant que ça, même si la situation est compliquée dans le Donbass.
@Kyiv : Pouvez-vous nous raconter un moment particulièrement fort pour vous en tant que journaliste depuis le début de ce conflit en Ukraine ?
Je pense au bombardement de la gare de Kramatorsk, car il était incroyable de réaliser qu'un missile pouvait tomber sur une gare pleine de civils en train de fuir. Ces scènes étaient très difficiles.
Juste avant le début de la guerre, j'étais là quand le ministre de l'Intérieur ukrainien a été visé par des obus de mortier à la sortie d'une tranchée. Ce jour-là j'ai réalisé que ce serait une guerre dure.
"Si certains étaient capables d'essayer de tuer le ministre de l'Intérieur, c'est que tout serait permis."
Maryse Burgot, grand reporter
Je pense aussi à une rencontre avec une femme qui s'abritait des bombes dans le métro de Karkhiv. Elle a réussi à faire en sorte que sa petite fille n'entende jamais les bombardements, en la gardant toujours très en profondeur, dans les rames du métro.
@Thibault : Avez-vous eu peur pendant vos missions ? Comment faire pour rester neutre dans de telles situations ?
Je n'ai pas peur mais je suis sous pression, je suis tendue. Si on a peur, on n'y va pas. Il m'arrive d'avoir des moments de "peur", quand un obus ne tombe pas très loin. Mais c'est quelque chose d'instinctif.
Je crois que nous sommes neutres. [France Télévisions] a des équipes avec des séparatistes prorusses, de l'autre côté du front. Notre métier, c'est de rester le plus neutre possible. Au début, quand vous voyez le bombardement de la gare de Kramatorsk, vous avez un peu de mal à vous dire "je vais rester neutre". Mais il faut le rester.
@Laurence : Comment faites-vous pour assurer votre sécurité et celle de votre équipe ? Avez-vous dû parfois renoncer et comment gérez-vous ça ?
Le reportage sur une zone de guerre, c'est toute une série de renoncements. On renonce souvent car on se rend compte que c'est trop dangereux. On a des casques et des gilets pare-balles qu'on porte quasiment tout le temps. On décide ensemble d'où on va, surtout avec nos fixeurs [les personnes qui servent d'interprètes et de guides aux journalistes].
L'expression "travail d'équipe" prend tout son sens car il n'est pas possible d'emmener des gens sur un terrain de guerre où ils n'ont pas envie d'aller, même si ça se décide parfois très vite. Avoir de l'expérience ne suffit pas : vous pouvez avoir pris toutes les mesures de sécurité de la Terre et avoir trente ans d'expérience, quand le missile tombe sur vous, il tombe sur vous.
@Han : Quels sont vos rapports avec les fixeurs ? Est ce qu'un bon fixeur est obligatoire pour une bonne mission ?
Un bon fixeur c'est le nerf de la guerre : sans les fixeurs, on n'y arrive pas. Cette guerre est très [documentée] sur les réseaux sociaux, en ukrainien, donc on a besoin d'eux. Le matin, ils appellent leurs contacts, ils regardent les réseaux sociaux, ils traduisent, je dis ce que j'aimerais faire et ils me disent s'ils pensent que c'est possible...
Au tout début de la guerre, c'était très difficile pour eux et on les comprend. Nous sommes des Occidentaux, eux sont Ukrainiens. Ils avaient à gérer les problèmes de leurs familles : fallait-il les évacuer ou non ? Mais ça fait partie du métier de gérer leur stress aussi.
@Zola : L'ambiance avec les autres journalistes sur place vous permet-elle parfois de décompresser ?
Sur mes dernières missions, j'ai souvent été un peu seule dans mon couloir. Je ne suis pas allée à Kiev donc je n'ai pas été dans de grandes bandes de journalistes. On décompresse une fois qu'on a envoyé notre sujet [pour le journal télévisé] car on peut manger, ce qui nous arrive rarement dans la journée. Mais l'ambiance n'est pas trop à la fête.
"Lorsque j'étais à Kramatorsk, les gens de l'hôtel se demandaient s'ils allaient fermer ou pas... Vous n'avez pas tellement envie de vous marrer. On décompresse en rentrant en France."
Maryse Burgot, grand reporter
@Titine : Que diriez-vous à un étudiant en journalisme qui se destine au métier de grand reporter ? Quelles sont les qualités à avoir ? Les étapes à franchir ?
Je lui dirais qu'il a raison, car c'est le plus beau métier du monde, donc il ne faut pas qu'il renonce. On ne devient pas grand reporter comme ça. En général, c'est un cheminement. On commence par faire des choses en France, même si ça ne s'applique pas à tout le monde. Les qualités sont les mêmes que pour devenir journaliste : de la curiosité, de l'empathie et une sorte d'optimisme chevillé au corps qui permet de se dire "de toute façon, je vais revenir et ça va très bien se passer".
@Fred : Quel est l'état d'esprit de la population, en particulier dans le Donbass où les habitants sont souvent présentés comme prorusses ?
Il y a une minorité qui reste prorusse dans le Donbass, ceux qui sont restés et qui sont dans des abris. Mais la situation est très différente de 2014 [lors de l'annexion de la Crimée par la Russie], et beaucoup sont devenus pro-Occidentaux. Les gens ont le goût de l'Europe, de l'Occident. Kharkiv est par exemple une ville branchée, plus tournée vers nous que vers la Russie. La plupart des prorusses que j'ai croisés sont des personnes âgées, défavorisées, qui sont nostalgiques de la Russie communiste.
@Anne : Pourriez-vous être amenée à témoigner dans les procès en cours contre les soldats de l'armée russe, en fonction de la couverture des événements effectuée ?
Je ne crois pas, car je n'étais pas à Boutcha [où l'armée russe est accusée d'avoir commis des viols et tué des civils]. Ce que j'ai vu à Kramatorsk, beaucoup d'autres l'ont vu, donc pourquoi moi ? Pour l'attaque contre le ministre ukrainien de l'Intérieur, je pensais à un moment qu'on allait me réclamer mes vidéos mais ça n'a pas été le cas. Et il y a déjà tant à faire avec les civils...
@Steve : Certains groupes armés essaient-ils d'orienter vos sujets ou d'émettre des avis sur ce que vous y racontez ?
Non, pas vraiment. On voit bien, quand on tourne avec les soldats ukrainiens, qu'ils ne nous laissent aller que là où ils souhaitent que nous allions. J'ai voulu faire un sujet sur le très grand nombre de blessés et de morts côté ukrainien et je n'ai pas réussi. Mais la journaliste qui a pris mon relais a pu le faire, ce qui peut vouloir dire que nous n'avions pas le bon contact. Parfois on tombe sur quelqu'un qui dit "oui, je t'emmène".
@Celine : Comment faites-vous pour vérifier les informations au milieu de cette bataille de la désinformation ?
Pour les journalistes sur le terrain, c'est facile : je relate ce que je vois, donc j'y crois. C'est ça la force du reportage, c'est pour ça qu'il faut continuer à y aller, même quand tous les médias du monde sont sur place.
"On est tellement récompensé en étant en reportage : on est sûr de ce qu'on dit car on l'a vu."
Maryse Burgot, grand reporter
Quand je fais des sujets sur la guerre en Ukraine depuis Paris, c'est plus compliqué. Dans ce cas-là, on se fie aux organes de presse sérieux (AFP, Reuters), à nos sources habituelles, aux Révélateurs de France Télévisions [la cellule chargée de vérifier les images]...
@Sylvie : Combien de temps restez-vous lors des missions en Ukraine et quelles sont vos conditions de vie là-bas ?
Nous faisons des rotations de trois semaines. Pour les conditions de vie sur place, ça dépend des missions et des moments. Lors de ma première mission, j'ai beaucoup dormi dans des abris, des sous-sols, à Kharkiv notamment. Pour ma troisième mission, on s'est trouvé un petit hôtel non loin de Kramatorsk, qui n'était pas trop exposé. C'était un grand luxe de dormir chaque soir dans notre chambre.
@Fred : N'est-ce pas trop étrange de revenir à une vie "normale" après avoir vu tant d'horreur ? Faites-vous des débriefs avec des psychologues ?
France Télévisions nous propose de faire des débriefs avec des psychologues. L'un d'entre eux m'a appelée pour savoir si ça allait, mais je n'y ai pas eu recours. Je gère bien mes retours : je suis tellement contente et reconnaissante d'être là, entière. Au début, quand je suis dans la rue, je me demande parfois pendant une fraction de seconde quel est le bruit que j'entends. Mais je n'ai pas de traumatisme, sinon je ne repartirais pas.
@Isa : Votre famille comprend-elle votre envie de retourner là-bas pour la quatrième fois, alors que c'est une guerre de plus en plus dangereuse ? Etes-vous en relation constante avec France Télévisions ?
France Télévisions sait toujours où je suis, c'est une obligation. Le téléphone marche, le wifi marche, il n'y a pas de décalage horaire, donc je peux appeler mes enfants tous les jours. Mais je ne serai pas là lorsque mon fils va passer son bac [dans quelques jours]. Ça, je n'aime pas.
J'ai la faiblesse de penser que je ne transmets pas de stress à mes enfants : ils pensent que ça va bien se passer car je leur dis que ça va bien se passer. Ils sont grands, ils comprennent. Et en même temps la vie continue pour eux. Je ne leur prends pas trop la tête avec ça, ils ne regardent pas ce que je fais et ça me va très bien. Il faut faire du retour un non-évenement pour ses proches : ce n'est pas un héros qui rentre, c'est maman.
@Hugo : Faites-vous des cauchemars quand vous assistez ou voyez des scènes similaires aux exactions de Boutcha ou au bombardement du théâtre de Marioupol ?
Fort heureusement, je ne fais pas de cauchemars. Et si un jour je commençais à en faire, il faudrait que je me pose la question de continuer à faire ces reportages. Quand bien même je serais triste [face aux situations que je couvre], je ne me permettrais même pas de le dire : je suis dans le confort de ma maison, tandis que les Ukrainiens sont toujours sous les bombes.
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