Guerre en Ukraine : en un an de conflit, la Russie "est devenue un autre pays"
Un an après le début de son invasion de l'Ukraine, le 24 février 2022, la Russie, par la voix de son président, s'affiche encore triomphante. Malgré les pertes sur le terrain, elle intensifie ses efforts et pourrait lancer prochainement une nouvelle offensive. Vladimir Poutine a même juré, mardi 21 février, lors de son discours sur l'état de la nation, de poursuivre "pas à pas, soigneusement et méthodiquement" ce que les Russes appellent une "opération spéciale" en Ukraine.
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Le discours, grandiloquent et belliqueux, masque pourtant la réalité : douze mois après le début de ce qui devait être une invasion éclair, le conflit a eu un impact négatif sur l'économie russe. Dans le même temps, la propagande et la censure se sont intensifiées dans le pays, les derniers espaces de liberté se réduisant comme peau de chagrin.
Une économie ralentie par les sanctions
Lors de son discours de mardi, Vladimir Poutine a affirmé avoir "assuré la stabilité économique" de son pays malgré la série de sanctions infligées par les pays occidentaux à partir du 24 février 2022. Censées provoquer "l'effondrement économique de la Russie" selon les propos tenus en mars 2022 par le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, elles n'ont pas mis le pays à genoux. Mais son PIB s'est contracté de 2,1% en 2022, selon l'agence de statistiques russe Rosstat*. "La Russie a pu trouver les moyens de se financer, affirme auprès de franceinfo Julien Vercueil, économiste à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). La hausse des prix de l'énergie lui a permis de continuer à percevoir une rente pétro-gazière considérable en provenance du reste du monde".
Cependant, l'inflation est montée à 12% sur un an en janvier 2023, selon la Banque centrale russe*, et avait même atteint un pic à 17,8% en avril 2022. Une hausse record provoquée par "les sanctions, qui ont créé un choc de défiance sur la monnaie russe, qui s'est traduit par un pic inflationniste les premières semaines après le 24 février", explique Julien Vercueil.
"L'Etat a, bien sûr, soutenu certaines catégories de la population pour limiter les effets de l'inflation. Mais celle-ci mord tout de même sur le pouvoir d'achat des plus faibles."
Julien Vercueil, économiste à l'Inalcoà franceinfo
La réduction des exportations de biens et technologies décrétée par l'Union européenne pèse aussi sur les Russes. "Le prix des voitures a presque doublé et les gens ne trouvent plus de pièces détachées pour les réparer", rapporte Vera Grantseva, spécialiste de la Russie et enseignante à Sciences Po Paris. Les ventes de voitures neuves se sont d'ailleurs écroulées en 2022 (-59% sur un an), selon l'Association of European Businesses, qui regroupe les industriels du secteur.
Car outre les sanctions prises par les Etats, plus de 1 000 entreprises ont suspendu, au moins temporairement, leurs activités en Russie depuis février 2022, d'après un décompte de l'université de Yale*. Des milliers d'emplois ont donc été supprimés, même si officiellement le taux de chômage était historiquement bas en novembre 2022 (3,4%). "Il ne doit pas être interprété en Russie comme on le fait en Europe. La population active se contracte, ce qui maintient l'économie en situation de quasi-plein emploi, même lorsque la conjoncture détruit des emplois", détaille Julien Vercueil. Autrement dit, le chiffre est un trompe-l'œil : le pays étant confronté à une crise démographique, le nombre d'actifs sur le marché du travail est à la baisse depuis plusieurs décennies.
La population "dans une bulle", loin du conflit
Malgré la crise économique, la population russe continue officiellement de soutenir l'invasion de l'Ukraine, en dépit de l'enlisement du conflit. Selon un sondage réalisé par l'institut indépendant russe Levada*, publié le 2 février, 75% des Russes étaient en faveur de "l'opération spéciale". Les nombreuses morts de soldats, ainsi que les crimes de guerre dénoncés par Kiev et les ONG, n'ont pas fait changer d'avis l'opinion. Logique, puisqu'"une propagande très démagogique et agressive" ainsi qu'une "censure presque totale" ont été mises en œuvre par le pouvoir, note le sociologue russe Lev Goudkov auprès de franceinfo.
Les rares médias indépendants ont ainsi été interdits dans les mois qui ont suivi le début du conflit. Il est même désormais impossible de parler de "guerre" en public, sous peine de finir en prison. C'est simple, "la Russie est devenue un autre pays à partir de mars 2022, explique à franceinfo Vera Grantseva. Elle est devenue un Etat totalitaire, où n'importe quelle expression de liberté mène à la prison".
Ce durcissement de la censure d'Etat a eu pour effet d'étouffer toute volonté publique de résistance. Il y a bien eu quelques manifestations à l'annonce du conflit, mais sporadiques et vite arrêtées. Depuis mars 2022, plus de 19 000 personnes, selon l'ONG OVD-info*, ont été arrêtées pour leur opposition à la guerre. Le chiffre peut paraître faible mais "il est énorme au vu des risques encourus" selon l'experte, qui explique qu'"environ 15% de la population est activement contre la guerre".
La plupart des Russes tiennent cependant la guerre à distance, "même s'ils la regardent avec fatalisme", ajoute la chercheuse. La faute à des années de politique restrictive qui ont fini de démobiliser les citoyens, explique à franceinfo Carole Grimaud, enseignante en géopolitique de la Russie : "Les Russes ont la conviction (...) que leur voix ne sert à rien. Il y a en Russie une société civile qui ne s'est pas complètement formée." Bercée à la propagande et à la désinformation, une majorité des Russes vit dans une bulle, loin du conflit.
"Les Russes essaient de vivre normalement en choisissant une position confortable psychologiquement, sans parler de politique et sans s'informer outre mesure sur ce qui se passe en Ukraine."
Vera Grantseva, spécialiste de la Russieà franceinfo
Quelques soubresauts, comme le mécontentement public de mères de soldats ou la fuite de plusieurs milliers de Russes à l'étranger, auraient pu laisser penser à un retournement de la situation contre le président russe. "Les mères de soldats demandent un meilleur équipement, de meilleures conditions, on n'est pas dans une opposition à la guerre", expliquait ainsi Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence en science politique à Paris Nanterre, dans l'émission "L'Evènement" sur France 2, le 16 février.
Les conséquences des sanctions économiques pourraient-elles pousser les Russes dans la rue ? Pas vraiment, selon Vera Grantseva : "La population était déjà assez pauvre avant la guerre, en dehors de Moscou et de Saint-Pétersbourg, donc ce n'est pas un grand changement." Une conclusion nuancée auprès de franceinfo par Mathieu Boulègue, chercheur pour le think tank Chatham House, qui juge que le contrat qui "dissuadait les Russes de s'intéresser à la politique" en échange "d'un meilleur cadre de vie ne fonctionne plus, car la population ne vit pas mieux".
Une politique ultra-conservatrice accentuée
Face à cette rupture du contrat social, Vladimir Poutine a appliqué une stratégie dont il a l'habitude : dépeindre une Russie assiégée devant défendre ses intérêts. "Il décrit la guerre comme un conflit contre l'Occident en général", explique ainsi Vera Grantseva. A cela s'ajoute une défense des valeurs conservatrices, avec des attaques régulières du chef du Kremlin contre l'homosexualité et les personnes trans, associées de façon outrancière à la pédophilie.
En octobre 2022, le Parlement du pays a d'ailleurs décidé de durcir la loi contre "la propagande LGBT" en vigueur depuis 2013. Une manière de mobiliser la population russe autour d'un projet de société à rebours des pays occidentaux. Et si cette stratégie n'est pas nouvelle, elle s'est accélérée depuis le début de l'invasion. Résultat : si, "dans les années 1990, les Russes voulaient vivre comme en Occident, aujourd'hui ce n'est plus du tout le cas", résumait mardi Tatiana Jean, la directrice du centre Russie de l'Ifri (Institut français des relations internationales), invitée par "C dans l'air" sur France 5.
Ce raidissement du discours s'est accompagné de changements en coulisses. "Avant, pour l'élite, il y avait un peu plus de liberté d'opinion autour de Poutine, il était surtout important d'être loyal. Désormais, il est impensable de ne pas être pro-guerre, résume Vera Grantseva. Et si quelqu'un remet en question la politique menée par Poutine, il devient un traître". Une situation qui favorise "les conseillers les plus radicaux" dans l'entourage du chef de l'Etat et a des conséquences sur la politique étrangère du pays.
Un pays isolé sur la scène internationale
Le fossé séparant Moscou, les Européens et les Etats-Unis, qui a commencé à se creuser en 2014 avec l'invasion de la Crimée, est devenu plus profond au fur et à mesure de l'année écoulée. Le 21 février, le Parlement russe est allé jusqu'à voter la suspension du traité New Start, le dernier accord bilatéral de désarmement nucléaire liant Moscou à Washington.
Coupé de l'Ouest, le Kremlin a le regard tourné vers l'Est. Il peut toujours compter sur son allié chinois, qui s'est abstenu de condamner directement la guerre car "ils partagent la même vision critique du monde occidental et libéral", rappelle Mathieu Boulègue. Cette proximité s'explique avant tout par des intérêts économiques mutuels.
"La Russie a besoin de la Chine pour sauver son économie, et la Chine en profite pour racheter des pans de l'économie russe à bas coûts".
Mathieu Boulègue, chercheur associé au think tank Chatham Houseà franceinfo
Iran, Biélorussie, Kazakhstan... Le Kremlin conserve plusieurs alliés face à l'Occident. Mais comme toujours, "Vladimir Poutine continue dans sa logique isolationniste, insiste Mathieu Boulègue. L'intérêt national d'abord, l'international après". Comme disait le tsar Alexandre III, "la Russie n'a que deux alliés : son armée et sa flotte".
Pour l'instant, l'armée de Moscou tient. Jusqu'à quand ? Sur le terrain, 180 000 soldats russes sont morts ou ont été blessés depuis le début de la guerre, avait estimé la Norvège fin janvier. "Poutine compte, paradoxalement, sur le fait que les démocraties européennes vont se lasser de la guerre parce qu'elle coûte cher, car il ne peut pas gagner par des moyens militaires", souligne Vera Grantseva. Les preuves de soutiens répétées à l'Ukraine de l'Union européenne et des Etats-Unis semblent, pour l'instant, lui donner tort.
* Les liens suivis d'un astérisque sont en russes ou en anglais.
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