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Guerre en Ukraine : "Je filmais sans savoir ce qui allait se passer une heure après", confie le cinéaste Romain Goupil, auteur d'un documentaire sur le cirque de Kiev

Article rédigé par Isabelle Malin - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Le réalisateur Romain Goupil au Festival de Cannes (Alpes-Maritimes), le 16 mai 2018. (LOIC VENANCE / AFP)
A l'occasion de l'anniversaire du déclenchement de la guerre en Ukraine, France 2 diffuse mercredi soir "2 place de la victoire, Kyiv", un documentaire réalisé par Romain Goupil.

Le 24 février 2022, l'armée russe envahit l'Ukraine. Dans l'urgence, Romain Goupil part seul pour Kiev, début mars. Le réalisateur arrive dans la capitale ukrainienne sans savoir précisément ce qui l'attend. Il se met d'abord en quête d'une famille "afin de suivre avec elle les événements jour après jour", sauf "qu'elles sont disloquées", "les hommes sont restés, certains pour se battre, mais la plupart des femmes et des enfants étaient partis", explique-t-il. Finalement, le cirque de Kiev accepte de l'accueillir. Il passera un mois avec les circassiens et leurs animaux, qu'il filmera avec son iPhone, lui "qui n'est pas du tout numérique". Il tire de cette expérience un documentaire* à voir mercredi 22 février sur France 2 et dans quelques salles de cinéma en mars.

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Franceinfo : Pourquoi votre désir de partir en Ukraine a-t-il été si impérieux dès le commencement de la guerre ? 

Romain Goupil : Ce qui va rapidement déclencher mon désir de rejoindre Kiev, c'est le souvenir très prégnant de ce qu'a été l'Ukraine après la chute de l'Union soviétique, en 1991. J'ai en mémoire la bataille que ce pays a menée pour reconquérir son indépendance et retrouver sa souveraineté. Un combat qui a été particulièrement long et dur. En 2014, il y a eu les énormes manifestations de Maïdan, durant lesquelles les Ukrainiens, drapeaux européens au poing, ont manifesté leur désir de rejoindre l'Europe, en criant haut et fort : "C'est là que nous voulons aller, dans cette direction." Donc lorsque les Russes envahissent l'Ukraine, le 24 février 2022, je me dis que c'est l'Europe que l'on attaque et qu'il faut absolument les aider à résister face à cette agression hors la loi qui remet en cause absolument tous les traités internationaux. Maïdan et Kiev sont, à mes yeux, essentiels pour le rêve que j'ai de voir vraiment exister les Etats-Unis d'Europe. Et en plus, il y a cette magnifique phrase du président Zelensky, "Je ne veux pas de taxi, je veux des munitions." Il ne veut pas être exfiltré ni par le GIGN, ni par les Marines, il veut rester et se battre. S'il veut se battre alors on le rejoint ; enfin, en l'occurrence, je rejoins le pays.

A quel moment partez-vous pour Kiev ?   

Je prends la décision de partir très vite, avant que cela ne devienne trop difficile de rejoindre Kiev, et surtout parce que je me dis que des choses terribles peuvent se passer. C'était important pour moi d'être aux côtés des Ukrainiens afin de pouvoir témoigner. Car après avoir vu, au début du conflit, les 60 km de chars russes tout autour de la capitale ukrainienne, je me disais : "Mais c'est quoi leur plan ? C'est quoi leur but de guerre ? Occuper ? Assiéger comme Sarajevo ou écraser comme Grozny ?" J'arrive donc à Kiev le 11 mars 2022, après deux jours d'un voyage très compliqué.  

Vous partez donc seul avec votre iPhone pour filmer

Oui, je pars avec un iPhone 13, ce qui était tout à fait nouveau pour moi car je n'avais jamais tourné avec un téléphone. Mon univers n'est pas du tout numérique, j'ai appris à filmer avec des caméras argentiques, avec des objectifs différents. Je filmais chaque jour sans savoir ce qui allait se passer une heure après, tout comme j'ai apprivoisé l'iPhone au fur et à mesure. Il s'est avéré finalement l'outil idéal pour mon film. D'ailleurs dans le générique de fin, je ne dis pas "film réalisé par Romain Goupil" mais "filmé par Romain Goupil". Car je filme sans mettre en scène, sans organiser, mais en revanche en choisissant des cadres, des silences. J'essaie de traduire cette atmosphère d'état de guerre, qui n'est faite que d'attente et d'angoisse. On ne sait pas du tout où l'on va et si un drame va se produire.

"Il y a un climat très particulier entre les sirènes, les bruits sourds au loin, le fait que je ne sois pas dans mon pays… Tout me plonge dans une inquiétude permanente." 

Romain Goupil

à franceinfo

Vous avez pu tourner dans la ville ? 

Un tournage dans une ville en état d'urgence et de menace permanente est impossible. Toutes les patrouilles et les postes de contrôle pensent que si l'on filme, c'est pour enregistrer leurs positions et peut-être leur nuire. Donc ils regardent systématiquement les téléphones et effacent ce qui a été tourné dans la ville. On pouvait se promener, mais filmer, c'était trop compliqué. En dehors de la ville, en étant du côté de l'armée, c'était possible. Ils comprenaient que les journalistes avaient même intérêt à filmer. Je pouvais donc tourner et montrer les ruines, la façon dont tout a été dévasté, ravagé après l'occupation par les Russes. 

Avez-vous eu peur ? 

En fait, j'étais sans cesse en état de veille, sur le qui-vive jour après jour, heure après heure, nuit après nuit. Je me disais : "Qu'est-ce qui va se passer militairement ? Poutine veut-il conquérir l'intégralité de l'Ukraine en s'emparant d'abord de Kiev ? Puis organiser un coup d'Etat comme en Biélorussie et sortir un nouveau dirigeant de l'armée ou de la société et le mettre en place comme une marionnette ? Est-ce que c'est cela, leur but ? Est-ce qu'ils vont occuper, bombarder ? Comment ça va se passer ?" Je suis avec des gens qui résistent en restant à Kiev mais qui ne savent pas ce qui va arriver. C'est l'incertitude totale. 

Que souhaitiez-vous faire en arrivant en Ukraine ?

Je ne savais pas précisément ce que j'allais pouvoir faire, je n'avais pas de plans. Ce que je souhaitais, c'était être au plus près d'une famille ukrainienne afin de suivre avec elle les événements jour après jour. J'ai donc cherché une famille, mais la menace était telle que les familles étaient parties en Europe et notamment en Pologne. Toutes les familles étaient disloquées : les hommes étaient restés, certains pour se battre, mais la plupart des femmes et des enfants étaient partis. Donc suivre une famille était illusoire. Je n'avais pas pris la mesure de ce qui était en train de se passer.

Comment vous retrouvez-vous dans un cirque ?

En fait Rémy Ourdan, grand reporter au Monde, qui était sur place à mon arrivée, avait fait un petit sujet sur le cirque de Kiev qu'il n'avait pas utilisé. Il me dit : "Alors tu vas avoir une famille au sens plus large : la famille du cirque. Et leur résistance peut t'intéresser." Je découvre alors cette grande famille et également une véritable arche de Noé avec des tas d'animaux. Car si les 30 personnes, sur les 300 que comptait ce cirque avant la guerre, restent à Kiev, c'est pour s'occuper des animaux. 

Cela ne vous semble pas dérisoire, ce soin porté aux animaux, pendant que des milliers d'Ukrainiens perdent la vie ?

Cela peut paraître dérisoire effectivement, mais en fait ça ne l'est pas. Victoria, par exemple, qui s'occupe des petits animaux, avait la possibilité de partir rejoindre sa famille qui s'est réfugiée en Pologne, mais elle décide de rester et d'entrer en résistance. Car résister, c'est rester et espérer. Nous sommes à ce moment-là au tout début du conflit, et tous les membres de ce cirque, le directeur en tête, veulent croire que la guerre ne va pas durer, que le public et la vie vont revenir dans ce cirque. Mais surtout Victoria, comme ses camarades, ne veut pas abandonner les plus faibles, à savoir les animaux. "Si je pars, mes collègues n'auront pas le temps de s'occuper de ces bêtes. Tant que je peux rester, je veux défendre les plus faibles d'entre nous. Ceux qui ne peuvent pas choisir", me disait-elle. Si on ne donne pas à manger aux animaux, ils meurent ! Edouard, l'un des soigneurs, me confiait : "On a un devoir par rapport à des animaux que l'on a apprivoisés." C'est une phrase de Saint-Exupéry qu'il transforme en dicton ukrainien. Ces animaux, avec lesquels ils travaillent, sont nés dans le cirque et donc ils considèrent qu'ils ont un devoir de les protéger et de les soigner. Ils ne peuvent pas les abandonner. 

S'occuper des plus faibles agit finalement comme une thérapie sur ces circassiens

D'une certaine manière, oui. Les animaux sentent tout, donc ces hommes et ces femmes que j'ai rencontrés me disaient : "On s'oblige à faire bonne figure, car ils sentent quand on est nerveux, quand on élève la voix." Ils jouaient tous la comédie devant les chevaux et les poneys par exemple, et faisaient comme si tout était normal alors qu'il y avait sans cesse des alertes et des explosions. Ils se protégeaient mutuellement finalement. Mais rester et continuer à travailler comme ils le font est une forme de résistance très forte à mes yeux.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué ? 

C'était leur façon de tenir face à une situation imprévisible et leur très forte espérance. Et surtout leur manière de recommencer inlassablement, jour après jour, leur travail en s'appuyant sur les animaux, en se racontant que demain, ils pourront peut-être ouvrir à nouveau le cirque au public. Cela m'a remarquablement marqué, cette manière de donner le change dans une situation effroyable par rapport à leur existence personnelle, et cela, à travers leurs tâches quotidiennes, qu'ils répétaient comme si de rien n'était, si l'on peut dire… 

Vous avez pu leur montrer le film ? 

Oui, car je suis retourné à Kiev en novembre pour leur montrer. C'était une période très compliquée pendant laquelle des tas de missiles tombaient un peu partout, mais la projection s'est bien passée. Tout le cirque a pu voir tout le travail qui avait été fait avec eux et découvrir comment j'avais monté le film, ce que j'avais décidé de raconter. Le film existe toujours à Kiev puisqu'il est encore projeté dans le cirque ou dans les écoles de cinéma de la ville. Et de mon côté, je les tiens au courant de la vie du film en France. Il sera d'ailleurs diffusé également au cinéma à Paris début mars. 

*Le documentaire 2 place de la victoire, Kyiv, réalisé par Romain Goupil, est diffusé dans "25 nuances de doc", mercredi 22 février à 23 heures sur France 2. 

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