Reportage "On reçoit beaucoup de haine" : en Roumanie, des réfugiés ukrainiens se retrouvent confrontés à la montée de l'extrême droite

Article rédigé par Clément Parrot - envoyé spécial en Roumanie
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Publié Mis à jour
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Un drapeau ukrainien, le 18 septembre 2022, à Paris. (STEPHANE MOUCHMOUCHE / HANS LUCAS)
Dans la petite ville de Suceava, dans le nord de la Roumanie, de nombreux Ukrainiens ont fui la guerre. Mais la qualification pour le second tour de l'élection présidentielle du prorusse Calin Georgescu, ainsi que la poussée de l'extrême droite aux législatives, installent un climat de défiance.

Dans son bocal, le poisson "Krymnash" tourne en rond. Au local de cette association ukrainienne, ce combattant aux nageoires turquoise a été baptisé du nom d'une expression russe signifiant "La Crimée est à nous". "Personne ne peut nous dire de lâcher notre territoire, c'est comme si on vous demandait de donner votre maison", explique lundi 2 décembre Oleksandr*, un membre de la structure originaire de Marioupol. Sur le mur derrière lui, une carte de l'Ukraine, comprenant le territoire de Crimée, est parsemée de petites punaises de couleur pour montrer la provenance des réfugiés.

L'association, qui ne souhaite pas être identifiée, propose de l'aide aux nombreux Ukrainiens de Suceava. Cette ville du nord de la Roumanie, située à seulement 50 kilomètres de la frontière avec l'Ukraine, est un lieu de transit pour de nombreuses personnes fuyant la guerre. Mais la localité n'est pas épargnée par la fièvre populiste qui embrase le pays. Le département de Suceava a voté à plus de 40% pour des partis d'extrême droite aux législatives et a placé le prorusse Calin Georgescu largement en tête (28,47%) du premier tour de l'élection présidentielle, le 25 novembre. De quoi inquiéter une partie de la communauté ukrainienne sur place. 

Angel, 17 ans, étudiant ukrainien à l'université de Suceava, se dit "affecté" par ces résultats. "Je ne connaissais pas Georgescu avant le premier tour, mais j'ai googlé son nom, admet-il. Il n'est pas bon pour les Ukrainiens, notamment à cause de ses propos sur la Russie." Le candidat indépendant de 62 ans a prôné pendant sa campagne l'arrêt de l'aide à l'Ukraine, en affirmant choisir le camp de "la paix". Il a également déclaré par le passé que l'invasion de la Russie était manipulée par des sociétés militaires américaines. "Dans ses livres, dès 2014, il embrasse la rhétorique du Kremlin, il dit que l'Ukraine n'existe pas, que c'est un Etat fictif", rappelle Cristian Preda, professeur de sciences politiques à l'université de Bucarest et ancien député européen du PPE. 

Crachats et harcèlement 

Le candidat n'a pas non plus hésité à s'en prendre aux réfugiés ukrainiens, enchaînant les contre-vérités et les préjugés, comme dans cette interview rapportée par G4media, où il assure "que l'allocation pour un enfant [ukrainien] est plus haute que celle d'un enfant roumain" et évoque "des voitures qui coûtent cher avec des plaques ukrainiennes" pour pointer du doigt l'aisance de certains migrants ukrainiens. "Les hommes ne devraient pas être sur le front ? Plutôt que dans un hôtel cinq étoiles ?", interroge-t-il. 

Les membres de l'association de Suceava se crispent en entendant de tels discours. "Georgescu a beaucoup menti pendant la campagne, notamment sur le montant des allocations", explique Kateryna, la présidente de l'association, elle-même venue d'Ukraine avec ses trois enfants, au moment de l'invasion par la Russie. Autour de la table, ils sont six à échanger sur leur parcours, leurs espoirs, mais aussi leurs galères. "Dans l'esprit de certains Roumains, un réfugié ne devrait pas nous ressembler", souffle Klara, 20 ans, originaire de Tchernivtsi, de l'autre côté de la frontière, à seulement 80 kilomètres de là.

"Selon eux, un réfugié devrait être sale, il ne devrait pas avoir de voiture…"

Klara, membre de l'association

à franceinfo

Ils sont plusieurs membres à raconter des expériences traumatisantes vécues depuis leur arrivée à Suceava. Kateryna a ainsi retrouvé des crachats sur sa voiture. Khrystyna, originaire du port d'Odessa, raconte le harcèlement scolaire vécu par son fils : "Il lui est arrivé de parler ukrainien avec une camarade et les autres élèves se sont montrés agressifs en lui disant 'Tu es en Roumanie ici, tu parles roumain'."

Natalka, éducatrice qui aide certains enfants à s'intégrer à l'école, a également entendu des remarques désobligeantes de la part d'institutrices concernant les enfants ukrainiens. "On reçoit beaucoup de haine, mais on en veut surtout aux réseaux sociaux qui manipulent les gens avec de la désinformation, confie Kateryna. On travaille aussi au sein de l'association pour être moins sensibles à ce rejet."

"Il n'y a pas de problème général"

La présence des réfugiés ukrainiens n'est pas l'une des motivations premières du vote Georgescu. "J'ai même aidé des réfugiés", se vante Petrica, 42 ans, après avoir glissé un bulletin AUR (Alliance pour l'unité des Roumains, parti d'extrême droite qui soutient Georgescu) dans son bureau de vote de Mitocu Dragomirnei, petite localité située au nord de Suceava. Les sujets économiques, la défense de la famille traditionnelle, le rejet de la classe politique au pouvoir sont bien plus souvent évoqués que la guerre en Ukraine par les électeurs de Calin Georgescu. 

Sur la place centrale de Suceava, au milieu des chalets du marché de Noël, Stefan, électeur de Georgescu, reproche malgré tout aux Ukrainiens de se comporter parfois "plus comme des consommateurs que des producteurs". Théodore, 78 ans et électeur du PSD (le parti social-démocrate, classé à gauche), va même plus loin : "Les Ukrainiens en demandent beaucoup. Ils se réfugient dans le luxe ici", affirme-t-il, en reprenant certains arguments hostiles de Georgescu. "Ce sont des opinions subjectives, mais il n'y a pas de problème général", se rassure Sanda-Maria Ardeleanu, professeure de linguistique et fondatrice de l'Alliance française de Suceava, qui a participé à l'accueil des réfugiés au sein de l'université. 

"La solidarité, l'empathie sont dans les gênes de notre peuple. Et si une nouvelle vague de réfugiés arrivait, je pense que les Roumains les aideraient à nouveau."

Sanda-Maria Ardeleanu, professeure de linguistique

à franceinfo

Les membres de l'association souhaitent rendre hommage à la solidarité de certains Roumains. "Un jour, une mère de famille a proposé de payer mes courses, raconte Kateryna. Je connais aussi des familles qui sont encore logées gratuitement." Mais la structure alerte sur le manque de financement qui se fait sentir depuis plusieurs mois. A intervalles réguliers, des réfugiés poussent la porte d'entrée du local pour un appel à l'aide. "Ce ne sont que des nouveaux, soupire Kateryna. Mais on manque d'argent pour leur porter secours."

"On se sent bien à Suceava"

La structure propose quand même un soutien psychologique et un accompagnement pour les diverses démarches administratives. Elle organise aussi divers événements et activités, comme des entraînements de football pour les enfants, animés par Oleksandr, ancien coach d'une équipe de jeunes du FC Marioupol. Chacun tente d'aider à sa façon. En tant que psychologue, Khrystyna accompagne les déracinés dans leur reconstruction. Kateryna est très fière d'avoir formé "une famille" pour permettre aux réfugiés de traverser l'épreuve de la guerre. "On aimerait bien sûr retourner chez nous, mais généralement on n'y pense pas, explique la présidente de l'association. On se sent bien ici à Suceava, c'est comme une deuxième maison."

Oleksandr n'a pas le choix pour le moment. Sa maison de Marioupol a été détruite. Il s'avoue "très, très fatigué par toute cette période" mais ne baisse pas les bras. Loin de la vague populiste ayant porté Donald Trump au pouvoir, loin de la poussée de l'extrême droite aux élections en Roumanie, il garde espoir : "J'ai confiance en notre armée, on va gagner la guerre."

*Les prénoms des membres de l'association ont été modifiés à leur demande.

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