Répression, militarisation, immigration... Comment Moscou a russifié la Crimée, dix ans après son annexion
Des "traîtres". En Crimée, toute personne se risquant à partager en ligne une chanson ou un slogan pro-Ukraine peut désormais être dénoncée sur le réseau social Telegram et s'exposer à une descente de police, révèle le quotidien britannique The Guardian. Un signe supplémentaire de la russification de ce territoire ukrainien qui commémore, samedi 16 mars, les dix ans du référendum ayant recouvert d'un vernis démocratique son annexion par Moscou. Hasard du calendrier, cet anniversaire coïncide avec l'élection présidentielle russe, que Vladimir Poutine est assuré de remporter.
L'annexion de la Crimée, en 2014, s'est faite "facilement", rappelle Tanya Lokshina, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale de l'ONG Human Rights Watch. Cinq jours après la destitution du président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovitch, dans le sillage des manifestations pro-européennes de la place Maïdan, des hommes armés prennent le contrôle des institutions criméennes. Et deux semaines plus tard, un référendum sur la "réunification" de la péninsule et de la Russie est organisé, qui se solde par un vote écrasant en faveur du oui (96,8%).
La base arrière de l'armée russe
Dix ans après, Moscou a renforcé sa mainmise sur la Crimée. En 2014, la Russie avait justifié cette annexion – que presque toute la communauté internationale refuse de reconnaître – par ses "liens historiques" avec la péninsule, explique Carole Grimaud, chercheuse en sciences de l'information et de la communication à l'université d'Aix-Marseille. Une manière pour Vladimir Poutine de faire grimper sa cote de popularité, passée de 65% à 86% d'opinions favorables en quelques mois, relaie l'agence de presse AP.
Mais l'occupation de cette province ukrainienne a surtout permis au Kremlin d'y renforcer sa présence militaire. "Même avant 2014, la Russie avait une importante base navale en Crimée pour sa flotte en mer Noire, dans le cadre d'un accord avec Kiev", rappelle Carole Grimaud. En dix ans, Moscou a engagé "une remilitarisation grandissante" de la péninsule, devenue en 2022 la base arrière de son offensive en Ukraine. "C'est dans le Sud que l'armée russe a gagné le plus de terrain" face à son adversaire, en prenant le contrôle de territoires dans les régions de Kherson et Zaporijjia, souligne ainsi la chercheuse.
"La Crimée est l'arrière-théâtre des combats en Ukraine, il est primordial pour les Russes d'y garder leur présence militaire."
Carole Grimaud, chercheuse spécialiste de la Russieà franceinfo
Mais la russification de la péninsule ukrainienne ne s'est pas seulement faite par les armes. Moscou y a aussi réalisé d'importants investissements pour développer des infrastructures, à commencer par l'immense pont de Kertch : 19 kilomètres de route reliant la Russie à la Crimée, permettant l'acheminement de marchandises... et de vacanciers. Avant le début de la guerre en Ukraine, "l'économie criméenne fonctionnait essentiellement grâce au tourisme russe", relève Carole Grimaud. Une autre manière pour le Kremlin d'asseoir son influence dans ce territoire.
"Faire de la Crimée un territoire peuplé de Russes"
D'autres Russes sont venus s'installer plus durablement en Crimée. Quelque 500 000 ressortissants y ont immigré entre 2014 et 2022, rapporte La Croix. Une immigration encouragée par le Kremlin, alors que des dizaines de milliers d'Ukrainiens quittaient la péninsule. Durant cette période, de nombreux habitants ont aussi été expropriés, dénonçait l'ONU dans un rapport publié fin février. "L'objectif est de faire de la Crimée un territoire russe, peuplé de Russes", résume Carole Grimaud.
La péninsule est désormais principalement habitée par des citoyens russes, constate la chercheuse. Mais ce n'est pas uniquement du fait de l'immigration. "Depuis 2014, les Ukrainiens [de Crimée] ont été forcés à prendre la citoyenneté russe : sans cela, ils sont considérés comme des étrangers sans papiers sur leurs propres terres, souligne Tanya Lokshina, de Human Rights Watch. La citoyenneté conditionne l'accès aux soins et aux prestations sociales, la scolarisation des enfants, le montant des taxes sur l'achat de propriétés… C'est obligatoire si vous voulez mener une vie normale."
En parallèle, Moscou a profondément transformé les institutions locales. "Une des premières choses que les Russes ont faites, c'est couper la population de toute information venant d'Ukraine", détaille Carole Grimaud. Ils se sont aussi efforcés d'"imposer la langue, la culture et les infrastructures russes en Crimée, tout en effaçant le riche héritage culturel, linguistique et religieux de la péninsule", déplorait l'ONU fin février.
"La Russie a imposé ses lois, sa monnaie et son système judiciaire à la Crimée. A l'école, les manuels russes ont remplacé les anciens livres. Tout a été russifié."
Tanya Lokshina, directrice adjointe chez Human Rights Watchà franceinfo
Ceux qui ont tenté de résister au processus ont été réprimés. "Dès les premiers jours de l'occupation, on a assisté à de nombreuses atteintes aux droits humains", dénonce Tanya Lokshina. La liste des cibles de Moscou est longue. "Des journalistes, des activistes, des opposants politiques, des avocats, des Tatars [une minorité musulmane largement pro-ukrainienne]... Tous ceux qui résistaient ont été visés de manière systématique", poursuit la responsable de Human Rights Watch.
Le ruban jaune, symbole d'une résistance silencieuse
Dans son rapport, l'ONU dit avoir documenté "104 disparitions forcées et 55 cas de torture contre des militants pro-ukrainiens, des journalistes et des Tatars" en dix ans d'occupation de la Crimée. Human Rights Watch dénombre aussi de nombreuses arrestations et détentions arbitraires. "Entre 2014 et février 2023, 98 Tatars ont été jugés et 73 ont été condamnés à de lourdes peines, allant de 10 à 20 ans de prison", précise Tanya Lokshina.
Ces dix années de répression ont "considérablement affaibli la résistance des Ukrainiens de Crimée", juge Carole Grimaud. "Beaucoup ont rejoint l'Ukraine, et ceux qui restent évitent de s'exprimer", par peur de représailles. "C'est une population silencieuse, mais on sait qu'elle subsiste, relate l'experte. Ce mouvement souterrain est symbolisé par des rubans jaunes représentant l'attachement à l'Ukraine, qu'on retrouve dispersés dans les villes, accrochés à des poteaux."
"Il reste une poche de Criméens qui ont encore l'espoir de faire à nouveau partie de l'Ukraine."
Carole Grimaud, chercheuse spécialiste de la Russieà franceinfo
Même accrocher un ruban est devenu un acte risqué, tant la répression s'est accrue depuis le début de l'offensive russe en Ukraine. En mars, une nouvelle vague de perquisitions et d'arrestations a visé des responsables religieux tatars, interrogés par les services de renseignement russes, selon RFI. "Les autorités craignent des sabotages par des résistants criméens pro-ukrainiens, et ont donc accru le contrôle exercé sur la population", décrypte Carole Grimaud.
Car le Kremlin sait que Kiev n'a pas renoncé à la Crimée. Parmi ses objectifs de guerre, Volodymyr Zelensky a réaffirmé à plusieurs reprises son intention de reprendre la péninsule à la Russie. Le territoire a aussi été visé par 184 attaques en 2023, relève le Guardian. "Ce sont des préparatifs avant une opération d'ampleur", a assuré le chef du renseignement militaire ukrainien au quotidien britannique.
En cas de victoire de Kiev, la russification laissera place à une "ré-ukrainisation" de la Crimée, prévient Carole Grimaud. "Il y aura un détricotage de tout ce qui a été fait" par Moscou. "Cela pose la question de ce qu'il adviendra des Criméens qui ont pris la nationalité russe et ont obtenu des postes en lien avec l'administration", avance la chercheuse. Elle estime toutefois qu'un retour de la Crimée dans le giron ukrainien "ne se passerait pas comme la russification". "Si Kiev remporte la guerre, le processus d'adhésion à l'UE s'accompagnera d'une obligation de garantir les droits humains, note Carole Grimaud. On peut espérer que cela limitera les pressions sur la population."
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